jeudi 16 septembre 2010

La plasticité du numérique au service de la poésie

Nous sommes loin de pouvoir cerner, fin 2010, les conséquences qu’auront les nouveaux outils d’écriture assistée par ordinateurs, sur la littérature et ses expressions diverses et variées, notamment le roman et la fiction au sens large, le théâtre et l’écriture scénaristique (avec les machinima, et aussi les scénarios de jeux vidéos qui renouvelleraient en partie les schémas narratifs), la poésie aussi, par essence expérience d’écriture en appelant à la polysensorialité, comme en écho souvent au vers de Baudelaire : "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent." (Les Fleurs du Mal, 1857, Correspondances), un décloisonnement de l'écriture et de la lecture, tant souhaité par Marc-André Fournier.
Même si l’iPad ne rentre pas dans le cadre d’un dispositif de lecture, tel que nous pouvons le concevoir à la lumière des siècles précédents, de premières adaptations, de contes pour enfants par exemple, laissent entrevoir certaines promesses. Mais seront-elles tenues ?
Le fait est que nous prenons encore le plus souvent (trop souvent, mais aussi, logiquement, il faut l’admettre également) le livre imprimé, comme modèle référentiel.
Essayons donc ici un nouveau pas de côté (après celui, récent, ouessantin, mal ou sur interprété, volontairement ou involontairement, par certains).

Un système fini face à une demande infinie

Ce détournement que je propose, d’une réflexion de Michel Foucault (Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, NRF, Gallimard) : Que peut « un système fini [le codex], face à une demande infinie [les internautes] » ? pose assez bien je trouve le contexte dans lequel, nous et le texte, nous nous retrouvons en 2010.
Evoquer la plasticité du numérique c’est, à mon sens, évoquer (invoquer) cette polysensorialité (vers des possibilités de lecture immersive ?), la liberté que peuvent apporter les outils informatiques aux créateurs, par rapport aux voies qui leurs sont tracées, par les styles et les canons, l’époque et les modes, les contingences économiques et cetera, avec les atouts qu’apporte une telle liberté, mais aussi le prix à payer, les risques, mais, aussi, les droits également, de se perdre, de s’égarer, de faire fausse route, mais y-a-t-il de fausses routes ?
C’est, en partie, aller au-delà, dans une phase créatrice, par rapport à ce qui est défini plus sobrement ainsi : « Le concept de plasticité désigne, en informatique et particulièrement dans le domaine des interfaces homme-machines, "la capacité d'une interface à s'adapter aux contraintes matérielles et environnementales dans le respect de son utilisabilité"… » (Source).

De l’aube à l’aube

Empruntée aux paroles d’une chanson d’Alain Bashung, l’expression “de l’aube à l’aube” pourrait-elle symboliser l’écriture poétique au seuil d’un nouveau millénaire ?
L'aube aussi, rappelons-le, est une forme littéraire du moyen âge, poésie lyrique sur la séparation amoureuse au point du jour.
Deux vidéos pourraient, peut-être, contribuer à illustrer, et, cette plasticité du numérique au service de la poésie, et, ces aubes, dont il est question ici.


La première vidéo, ci-dessus, reprend quelques éléments d’une conférence et de deux performances de Jacques Donguy, auxquelles j’avais eu le plaisir d’assister le 14 juin 2009, au Cube (Centre de création numérique d’Issy-les-Moulinaux et sur Second Life).
Une « rétroprojection de fragments verbi-visuels fonctionnant sémantiquement comme des mots ». Un aspect expérimental, sans doute, dans l’approche, mais nonobstant une forte référence aux mots et à l’écrit.
Cette poésie numérique se concevrait comme le chant du cygne de la poésie visuelle dont la première note aurait été jetée par le coup de dé mallarméen.

La seconde vidéo, ci-dessous, présente le travail de Laure Morali, en résidence d'écriture au sémaphore de Créac'h sur l'île d'Ouessant. Il s’agit d'un carnet de bord sonore et visuel, réalisé en partenariat avec la société bookBeo.
Une approche apparemment plus traditionnelle du langage poétique, mais nonobstant un apparent effacement des mots et de l’écrit derrière les images. Il serait intéressant de voir ce que cette expérience d’écriture pourrait donner, si un accès au texte, aux mots écrits était donné aux lecteurs, par exemple, par le truchement d’une édition imprimée enrichie des codes 2D bookBeo.


En quoi, le rapprochement de ces deux aubes, la “donguyenne” et la “moralienne”, pourrait-il porter témoignage de la plasticité du numérique au service de la poésie, du besoin de dépassement du cadre limité de la page imprimée, face à la demande fantasmatique des voyeurs ? Car peut-on parler encore de lecteurs dans ces conditions ?
En quoi, la tentation déjà bien ancienne et l’effort soutenu, pour : “Arracher le poème de la page”, notamment exprimés par le poète sonore français, Bernard Heidsieck, pourraient-ils ouvrir des portes à la littérature numérique, voire participer d’une architecture novatrice pour l’édition numérique ?

mardi 14 septembre 2010

Lectures sur les livres et la lecture

La lecture, en l’espèce de livres imprimés, reste essentielle pour comprendre le monde et ses évolutions. En cette rentrée littéraire, faisant en partie fi de l’actualité, je me penche avec attention sur deux ouvrages qui m’avaient précédemment échappé, et qui se révèlent cependant essentiels pour mieux appréhender et pour moins redouter les mutations du livre et de son marché, de l’écriture et de la lecture, durant ce 21e siècle.

Histoire et pouvoirs de l’écrit

D’abord, Histoire et pouvoirs de l’écrit, par Henri-Jean Martin, aux éditions Albin Michel (Collection Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité). Pour mémoire, Henri-Jean Martin fut, dans cette même collection, avec Lucien Febvre, l’auteur de l’ouvrage de référence : L’apparition du livre.
Dans Histoire et pouvoirs de l’écrit (1988), il pose ces questions essentielles : « Qu’en sera-t-il demain de l’écrit ? Quel est l’avenir du livre et de la lecture ? ».
« Au lieu de prophétiser la fin de la galaxie Gutenberg, [Henri-Jean Martin] a préféré se faire l’historien du règne de la “raison graphique”. […] il analyse ici la lente maturation de la civilisation de l’écrit ainsi que les révolutions mentales et techniques qui l’ont rendue possible. Si la mise en perspective historique permet de comprendre l’interaction entre les avancées du savoir et les multiples pouvoirs de l’écriture, de même, elle éclaire la mutation de la circulation de l’information qui, s’accélère aujourd’hui, avec l’informatique et les nouveaux médias [des éclairages de 1996 de Bruno Delmas sur ces derniers aspects]… » (Extraits quatrième de couverture, c’est nous qui soulignons ;-)
Ma lecture est en cours, mais il m’apparaît déjà clairement que l’approche d’Henri-Jean Martin permet de relativiser les connaissances et les certitudes avec lesquelles nous pourrions facilement nous illusionner à bon compte. L’auteur n’occulte pas les problèmes qui se posent souvent aux historiens, quant à l’absence de sources fiables, ou bien aux incertitudes et aux influences des interprétations, forcément soumises à l’état des lieux des connaissances à un moment donné, d’une part, d’autre part, au point de vue forcément subjectif de l’époque et de la société de l’historien observateur du passé.

Petits traités

Ensuite, les Petits traités I, par Pascal Quignard (en Folio, 1997). Mon attention sur ce livre, qui au simple survol m’apparaît essentiel, a été heureusement retenue par quelques propos discrets de François Bon.
Je trouverai certainement à sa lecture des lumières sur les notions de pages (Ve traité : Pagina), sur “Le Livre des lumières”, “La bibliothèque”, “Les premiers codex”, le “Liber”, etc., et enfin, “Sur les rapports que le texte et l’image n’entretiennent pas” (intéressant à l’heure des premières œuvres portées sur iPad ;-)
L’actualité cependant s’impose à la lecture, lorsque Pascal Quignard s’étonne avec justesse dans son XXIe traité : “Jésus baissé pour écrire”, que : « les Chrétiens n’ont pas cru qu’il serait judicieux de conserver ce que leur dieu avait écrit. »
Citons l’auteur : « Cette scène étrange, nous précise-t-il, est dans Jean, VIII (The Greek New Testament, London, 1966, page 414). Jésus est assis dans le Temple. Scribes et Pharisiens mènent auprès de lui une femme qui a été surprise en flagrant délit d’adultère. Les sages hébreux rappellent que la loi prescrit qu’elle soit lapidée. Ils lui demandent quelle est sa loi : “Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Et comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. » Puis, s’étant baissé de nouveau, il écrivait sur la terre.”… »
Qu’écrivait-il ?

Je recommande quelques autres lectures, sur les livres et la lecture, dans la colonne de droite du présent blog. Des sources de réflexion et d’inspiration, à mon humble avis, plus pertinentes que la seule consultation des blogs américains, pour comprendre les enjeux universels de l’écriture et de la lecture.

jeudi 9 septembre 2010

Papier et numérique : laissons la porte ouverte aux complémentarités

J’ai le plaisir de participer modestement, via une interview, au premier numéro de la lettre (papier ;-) d’information, baptisée La Lettre, et lancée par l’association Culture Papier, présidée par Laurent de Gaulle qui en signe l’éditorial.
Cette première Lettre comprend également une présentation de l’association et de sa « volonté de projeter le papier dans un autre avenir plurimédia », avec une interview de Jean-Philippe Zappa, délégué général de l’association.

Extraits de mon interview :
« Comment vont évoluer, selon vous, le livre et l’édition dans les années qui viennent ?
Lorenzo Soccavo : Les principales tendances que nous observons depuis 2000 vont certainement aller en s’amplifiant. Nous allons vers une diffusion multicanal multisupport de livres numériques qui ne seront plus soumis aux mêmes contraintes que les livres papier. Le livre devient un média à part entière, et, comme nous avons tous aujourd’hui un téléphone portable, d’ici quelques années, nous aurons tous un dispositif nomade de lecture.
Nous assistons aussi à une véritable reconfiguration de la traditionnelle “chaîne du livre”, naguère linéaire et aujourd’hui, de plus en plus réticulaire, avec de nouveaux entrants issus d’autres cultures, en particulier celle du Web.
Quels sont les grands défis qui vont devoir être relevés ?
L.S. : Pour la première fois de son histoire, le livre est confronté à au moins trois mutations simultanées. D’abord, au niveau des pratiques de lecture et d’écriture, avec de nouveaux usages, de nouvelles générations de lecteurs natifs du numérique. Puis, au niveau des dispositifs de lecture, avec par exemple, parmi de nombreux autres, la tablette Kindle d’Amazon, l’iPhone et l’iPad d’Apple… Enfin, au niveau du marché du livre, avec l’émergence d’un marché du livre numérique. A court terme, les trois principaux défis à relever sont : l’évolution du droit d’auteur, l’adaptation du Code de la propriété intellectuelle aux nouveaux usages, et puis, l’invention de nouveaux modèles économiques adaptés à la nature immatérielle et duplicable des biens culturels numériques… »
Cette contribution va dans le sens de mes efforts pour rapprocher les professionnels de la filière papier et ceux du numérique et de la filière papiel émergente.

La Lettre Culture Papier (“Pour le développement durable du papier et de l’imprimé”) est disponible auprès de Culture Papier, 68 Boulevard Saint Marcel 75005 Paris – contact@culture-papier.org

mercredi 8 septembre 2010

Une rentrée optimiste : le potentiel éducatif des livres numériques augmentés

J’ai eu le plaisir pour cette rentrée de septembre 2010 de collaborer au site Planète Plus Intelligente (supplément partenaire de Le Monde.fr) avec un « papier » (sic ;-) sur le thème : Le livre numérique augmenté : un formidable potentiel éducatif.
Optimiste, en effet, si on songe à cette récente dépêche de l’AFP : « En France, l'illettrisme touche, selon l'Insee, 3,1 millions de personnes, soit 9% de la population âgée de 18 à 65 ans, qui ont été scolarisées en France ou dans un pays francophone et rencontrent des difficultés dans la vie quotidienne pour écrire une liste de course, faire des démarches administratives, trouver son chemin sur une carte... » (Source AFP-06/09/10).
Le Web 2.0 a potentiellement élargi le périmètre et la diversité des lectorats. L’édition numérique pourrait être un atout, si elle permettait de consolider et de développer ces lectorats, natifs du numérique ; ou bien, séduits par les possibilités nouvelles et les nouveaux services.
Les principaux challenges à relever sont au niveau des manuels scolaires numériques, dans l’accompagnement vers la lecture des publics qui lisent mal, pas ou peu, et, également, dans l’accompagnement des pays en voie de développement, tant pour l’aide à l’alphabétisation, qu’au niveau de la bibliodiversité et de la pérennité des langues nationales.
Cela ne fait aucun doute : le plus enthousiasmant reste à venir :-)

vendredi 3 septembre 2010

Evolution spéculaire du livre vs un pavé dans le miroir

Je me demande parfois s’il n’est pas un peu ridicule de comparer la prétendue révolution du livre, que nous traverserions toutes voiles au vent, certains, à celle du passage des rouleaux aux codices, d’autres, à celle du passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée. Ne serait-ce pas plus complexe ?
Vivons-nous seulement une nouvelle révolution du livre ?
Ou bien n’assisterions-nous pas, inconscients et impuissants, au naufrage de la lecture et du roman européen dans le storytelling et l’entertainment ?

Nous savons qu’historiquement les précédentes mutations du livre et de la lecture, telles celles, justement, du passage du rouleau au codex, ou bien, du passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée, ont à leurs époques profondément modifié la société, et qu’elles ont eu des répercussions culturelles, mais aussi sociopolitiques, indéniables.
Mais nous savons également qu’aujourd’hui, il est courant et juste de constater que le numérique impacte le livre, après (je souligne) avoir reconfiguré les marchés du disque, de la photo et de la vidéo (pour ne parler que des biens culturels).

Aussi ne serait-il pas légitime de se poser également la question en ces termes : cette prétendue évolution du livre fait-elle aujourd’hui réellement révolution, ou bien, ne serait-elle qu’une infime partie d’une révolution plus globale ?
Les mutations que nous ressentons dans la chaine du livre ne seraient-elles pas que les effets des coups de butoirs des industries de l’électronique et du divertissement, et non des facteurs agissants sur la société et engendrant de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine ? (Ce sont les réseaux sociaux qui engendrent aujourd’hui de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine, et non plus, comme jadis, des réseaux épistolaires d’auteurs et de lecteurs.)
Si cependant nous optons pour l’optimisme (ou l’inconscience ?) la révolution du livre que nous traverserions pourrait peut-être, de façon moins simpliste que d’illusoires parallèles historiques, se concevoir de manière, c’est le cas de le dire ;-) plus réfléchie, sous la forme d’une évolution dans un miroir.

L’illustration (encore imparfaite certes) ci-dessous tente de l’illustrer. En haut, les grandes mutations du passé, en bas, les mutations que nous observons actuellement, au centre, la flèche bleue du temps qui s’écoule et ferait miroir, et les liens, comme inversés chronologiquement, entre mutations passées et évolutions actuelles. Je ne sais si cela est pertinent ?

Evolution spéculaire du livre
Dans cette réflexion, la notion d’imprédictibilité, fort discrètement mais fort judicieusement introduite par François Bon, dans le cadre des 3e Rencontres numér’ile d’Ouessant : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? » (Texte du 20 août 2010), la notion d’imprédictibilité trouverait peut-être son image.

Si, en fin de compte, cette prétendue évolution du livre n’était qu’une infime partie d’une révolution numérique globale, alors ce pavé, que serait cette révolution numérique globale, pourrait venir briser le miroir.
Que lirions-nous alors dans les bris et les éclats de verre ?
Qu’y ou qui, y-aura-t-il de l’autre côté ?
Passerions-nous, comme Alice, de l’autre côté du miroir ?
Quelques-uns parlent d’un ancien et d’un nouveau monde. Un nouveau monde dans lequel ces quelques-uns auraient déjà un pied.

Nous avons peine aujourd’hui à concevoir ce que sera l’édition à la fin du 21e siècle.
Raison de plus pour soutenir, accompagner et guider celles et ceux, équipages de l’édition imprimée et équipages de l’édition numérique, qui sont embarqués dans cette folle aventure.

lundi 30 août 2010

Retour d’Ouessant. Pandémie Apple. Démangeaisons de Tweets.

Dans le cadre des journées numér’ile 3, j’ai eu le plaisir de participer, modestement, comme simple animateur de deux échanges (d’abord, Ce qu’Internet change au récit du monde, le 20 août dernier, qui réunissait François Bon, Thierry Crouzet et Arash Derambarsh, puis, en off le 21, sur le thème : Edition numérique, mode d’emploi, avec diverses interventions spontanées) à la 12e édition du Salon international du livre insulaire à Ouessant.

Avant un petit débriefing tout personnel, je tiens à remercier tout particulièrement Isabelle Le Bal, présidente et organisatrice du Salon, et Jeanlou Bourgeon, organisateur et agitateur d’idées des 3e Rencontres numér’ile, nouveaux univers des médias et des éditions en réseaux.
Amicales pensées également pour : Lise Hascoët (dont un dessin illustre ce post), à Gwenn Cathala des éditions Numerik:)ivres, ainsi qu’à Sophie Le Douarin-Deniel de bookBéo, Clément Monjou et Alexis Jaillet du blog eBouquin.fr, et enfin, tout particulièrement, pour Isabelle et Thierry Crouzet, Sara MC Doke et Yal Ayerdhal, avec lesquels j’ai pu échanger plus longuement sur les problématiques de l’édition contemporaine et numérique.
Conclusion ? Je suis rentré satisfait, mais inquiet.
Inquiet pour le livre et pour la lecture.
François Bon (lequel à mon avis devrait donner en spectacles ses passionnantes et passionnées lectures de Rabelais), a, évidemment, apporté de bien intéressantes contributions (sur lesquelles je reviendrai dans quelques instants), mais nous pouvons regretter cependant qu’il ait été le seul représentant d’une maison d’édition numérique francophone (Publie.net), alors qu’avec la BD numérique nous pouvons en dénombrer une petite trentaine. Numerik:)ivres n’a pas été présent en tant qu’éditeur et les éditions Leezam, inscrites au programme, absentes.
Je regrette aussi les passages bien trop rapides de Michèle Drechsler et de Bruno Rives que j’ai à peine eu le temps de saluer ; ainsi que d’Arash Derambarsh des éditions du Cherche-Midi, et du digiborigène David Queffélec qui nous ont fait l’amitié de participer à ces deux débats, que je n’avais au fond pas besoin d’animer, tant ils l’étaient spontanément, avec « Des égos parfois surdimensionnés [qui] s’entrechoquent, se frottent, se télescopent » (dixit avec justesse Thierry Crouzet), et tant et si bien que je me suis ainsi réellement retrouvé au fond dans ce rôle énigmatique de “Grand Témoin” auquel m’avait assigné l’organisation.

De quoi peut témoigner un grand témoin ?
En exergue de mes propos je souhaiterais ici cette déclaration d’Albert Camus, et je profiterais de l’occasion pour signaler que ce gros livre imprimé (Albert Camus, une vie, par Olivier Todd, Folio, 1999, 1190 pages, et à ma connaissance inexistant en version numérique) que l’on voit à côté d’une tablette Kindle sur la photographie prise par Alexis Jaillet, est le livre que je lisais alors. J’ai dit.

Et voici donc ces mots de Camus, en écho à nos quelques échanges avec Thierry Crouzet notamment : « Si l’homme veut être reconnu, il lui faut dire simplement qui il est. S’il se tait ou s’il ment, il meurt seul, et tout autour de lui est voué au malheur. S’il dit vrai au contraire, il mourra sans doute, mais après avoir aidé les autres et lui-même à vivre. » (Page 484).
Alors qu’ai-je à dire de vrai ici ?

De ces journées ouessantines, il ressort pour moi, mais peut-être ne serait-ce qu’une impression engendrée par une insularité énigmatique, que l’édition numérique relèverait davantage, dans les esprits de beaucoup,  du fantasme futuriste et communautaire, que des réalités économiques qui nous sont imposées par le marché et par les industries de l’électronique et du divertissemement.
Les effets mirages induits par le design d’une certaine marque notamment, et par les facilités que semblent apporter certaines nouvelles technologies, ou certains services qui leurs sont associés, leurrent, je pense, trompent, et nous font oublier les réalités humaines et socioéconomiques du passage de l’édition imprimée à une édition… numérique ?
Pour ma part l’édition numérique ne m’intéresse pas.
Ce qui m’intéresse c’est l’édition du 21e siècle, celle que nous laisserons en héritage à nos descendants du 22e siècle.

Débriefing : explication de titre
Ainsi, j’observe que progressivement, mais assez paradoxalement à la fois lentement et rapidement, selon les repères que l’on se propose, dans le décor de tous les jours s’installent, davantage que des outils nouveaux, de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine.
Et alors que je me faisais une joie de passer déconnecté ces quelques journées ouessantines, fort éloigné de mon ordinateur et de tous types d’écrans, j’ai, pratiquement en permanence, été encerclé d’iPhone, d’iPad et de Mac, le tout dans un bourdonnement de tweets incessant.

Mon objectif n’est pas ici de revenir d’autorité et après coup sur les échanges publics qui ont pu avoir lieu durant ces cinq jours, intéressants et enrichissants (intellectuellement j’entends) à plus d’un titre.
Les contributions pertinentes de François Bon, à la discussion du 20 août : “Ce qu’Internet change au récit du monde” (avec cette question essentielle qu'il pose : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? »), et à celle du 22, “De l’auteur comme écosystème”, sont intégralement en ligne.
J’espère que sera mise également rapidement en ligne celle, toute aussi pertinente, du dimanche 22 août (sur le thème : Livre numérique et droits des auteurs), de Henry Le Bal.
Ces interventions ont pour moi le grand mérite de ne pas s’illusionner et de s’inscrire dans une transhistoricité qui, comme vous le savez peut-être, est une des perspectives essentielles de la prospective du livre et de l’édition (voir Le livre et la lecture au 21e siècle : des enjeux d’universalité).
N.B. : un site dédié à ces 3e Rencontres numér’ile et reprenant l’intégralité vidéo des échanges devrait être prochainement mis en ligne.

Dans quel état j’erre se dit le livre ;-)
L’empilement des versions (la troisième pour le Kindle d’Amazon) et des mises à jour informatiques, ne serait-il pas une version technolâtre des empilements de pierres, des empilements de tablettes, puis de pages, qui donnèrent naissance à l’interface des codices ?
Comme une auditrice des échanges d’Ouessant le rappelait, les réseaux épistolaires datent de plusieurs siècles.
Et à peine rentré de Bretagne je découvre que les SMS datent eux (au moins) du 19e siècle (Des SMS du XIXème siècle).

J’ai souvent souligné pour ma part que vers l’an 400, des moines avaient inventé… le Web 2.0, avec un système de “blogs” manuscrits qui permettaient à chacun d’écrire et de diffuser ses propres textes, commentés ensuite par des lecteurs, dont les commentaires pouvaient à leur tour être commentés.
Une pratique collaborative, à vocation universelle avec l’emploi du latin, qui permettait déjà d’amender, de modifier, de compléter, d’enrichir un texte tout en gardant traces des différentes versions et de l’exemplaire original (comme sur Wikipédia).
Ces moines ont été plus loin que les scribes fonctionnaires de l’Antiquité. Ils ont inauguré une gestion participative des textes, non plus dans la conversation ou le dialogue, mais, par écrit. Ils ont développé une gestion communautaire au fil de laquelle : l’auctor rédigeait ses propres idées, le compilator intervenait comme agrégateur (RSS), ajoutait au texte initial des compléments d’informations provenant d’autres sources, d’autres auteurs ; le commentator commentait, et certains commentaient les commentaires et commentaient les commentaires des commentaires et cetera, comme sur les blogs exactement ; tandis que le scriptor, jouait le rôle de Wikipédia en retranscrivant tout ceci : les différentes versions successives d’un texte original en perpétuelle construction. Le Web 2.0 sans informatique ni électricité ! En tous cas l’idée était là.
Comme l’idée de l’hypertexte était présente dans Le Diverse et artificiose machine, paru à Paris en 1588, ouvrage dans lequel l’ingénieur italien Agostino Ramelli représentait un astucieux système de deux grandes roues parallèles, reliées entre elles par une douzaine de lutrins, sur lesquels reposaient des livres ouverts : La Roue à Livres. Il suffisait qu’un lecteur s’asseye devant, lise et fasse tourner la roue, pour passer aisément d’un livre à l’autre.
Même ce sentiment d’infobésité (surinformation ou information overload) que nous ressentons parfois fut déjà décelé et explicité dès 1621 par le dénommé Robert Burton.

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont rien inventé d’essentiel.
Elles ont seulement facilité certaines choses (voir illustration).
Et la question doit se poser de ce que ces facilités apparentes et monnayables charrient en termes d’addiction et d’asservissement.
En quoi nous sont-elles réellement utiles et en quoi ne servent-elles que de cheval de Troie à des régies publicitaires ?

lundi 16 août 2010

Chronologies du livre et déclin des industries culturelles

En donnant une épaisseur chronologique à l’actualité du livre et de l’édition numériques, la prospective du livre et de l’édition interroge ce qui fait sens, justement, dans la logique du temps, des temps, évaluant les délais d’adaptation et d’assimilation, les rythmes d’aptitudes et d'acceptation aux changements, les éventuels cycles d’évolution.
Nos ancêtres ne sont pas passés en quelques années, ni même en quelques décennies, des rouleaux aux codices, d’une lecture orale à la lecture silencieuse, des manuscrits à l’imprimerie, etc. Et le livre numérisé date déjà de… 1971 (bientôt 40 ans, et songeons que l’époque des incunables s’écoule sur 50 ans, de 1450 à 1500, cinquante années dans lesquelles ne sont pas comprises les décennies de lente maturation qui rendirent possible “un jour”, entre guillemets, l’émergence de l’imprimerie).
Si l’histoire est un éternel recommencement, rien ne se répète exactement à l’identique. Nous l’observons tous au cours de nos propres vies. Aussi devrions-nous certainement être davantage vigilants, s’agissant d’une révolution culturelle qui serait encore, en grande partie, en gestation.
Nous devrions, alors que nous allons entrer dans la deuxième décennie du 21e siècle :
  • Savoir de quoi ces nouvelles pratiques émergentes, qui caractériseraient l’édition numérique du siècle, seraient, précisément, les héritières, et ce que sera leur descendance, de quoi ces filles, folles ou fofolles, pourraient, à leur tour, être un jour les porteuses…
  • Faire la part de ce qui s’invente de ce qui se redécouvre de ce qui se contrefait, de ce qui….
  • Différencier le numérique comme outil, comme support technique, comme service, comme standard de communication…
  • Penser (et anticiper) la fin des industries culturelles et des majors de l’entertainment…
  • Nous demander comment va évoluer la valeur que nous attribuons à l’expérience de la lecture…
  • Évaluer le temps que durera la lecture sur écrans… 
Conduire toutes ces interrogations, sur un chemin apparemment sans fin, sur un champ au périmètre incertain, cela pour penser le livre du 21e siècle dans toutes ses dimensions, n’est possible qu’en empruntant à la fois aux historiens et aux futurologues.
Plus que les contemporains, ce seront les générations qui viendront après le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, qui pourront juger de la pertinence des perspectives que nous aurons tracées.
Nonobstant, les contemporains de ce passage de l’imprimé au numérique, pourraient être davantage attentifs, s’orienter dans notre sillage, passer le gué… avec celles et ceux qui de toutes façons le passeront.