vendredi 3 février 2012

jeudi 2 février 2012

Mlle X, une étudiante bizarre (ou l'ebook comme levier de croissance)

Je suis régulièrement sollicité par des étudiant(e)s. Je leur réponds toujours, même si cela me prend du temps, que leurs questions (malgré mes recommandations préalables) sont souvent très générales, et que leurs travaux, qu'ils m'envoient toujours ensuite, ne m'apportent le plus souvent pas vraiment de nouvelles idées originales, ni de nouvelles pistes de réflexion. Mais je le fais pour aider, parce que j'ai moi aussi (jadis) été étudiant.
Mais ce coup-ci je suis tombé sur une drôle d'étudiante.
Mlle X, appelons-la ainsi puisque c'est une adepte de la confidentialité, préparerait, d'après ce qu'elle me déclare dans son premier mail, un "Mastère en marketing management à l'Essec" et rédigerait dans ce cadre un mémoire sur le livre numérique. Elle a commencé par me demander de lui envoyer carrément copie du cours que j'ai donné le 09 novembre dernier à l'Université Paris 13 auprès des étudiants de deuxième année du Master Commercialisation du Livre. J'ai gentiment refusé. Elle m'a alors demandé si je voulais bien répondre à quelques questions pour enrichir son mémoire. Comme toujours j'ai accepté. Le hic, c'est qu'elle me répond ensuite qu'elle ne m'enverra pas copie de son mémoire, car elle s'est, je cite : "engagée auprès des personnes [qu'elle a] interrogées à ce qu'il reste confidentiel" ! Je lui fais gentiment remarqué que, moi aussi, je figure au rang des personnes qu'elle a interrogées (et que je m'engage à ne pas diffuser son mémoire et à n'en faire qu'une lecture personnelle). Ce à quoi voilà qu'elle me répond qu'elle préfère alors ne pas utiliser mes réponses dans son mémoire pour : "éviter des problèmes avec d'autres personnes interrogées. Aucune personne n'aura d'exemplaires et une mention CONFIDENTIEL apparaîtra sur mon mémoire".
Une conduite que je trouve étrange et qui ne m'incite guère à consacrer du temps aux demandes des étudiant(e)s. 
Cela dit, pour que mon temps n'ait pas été véritablement perdu, voici ci-après mes réponses à Mlle X. 
     
10 réponses à Mademoiselle X ;-)
 
" 1.      D’après certaines études, le livre numérique représenterait 1% du marché, voire plus en 2011. Êtes-vous en phase avec cette analyse ?
  
Il s’agit davantage d’une estimation que d’une analyse. Le chiffre exact était pour 2011, 1,6% du chiffre d’affaire de l’édition. C’est possible, mais il faut ajouter à cela les livres numériques du domaine public et quelques-uns piratés, sans compter ceux téléchargés sur des plateformes étrangères, francophones ou pas, je pense notamment au Québec. Ces ebooks n’augmentent certes aucunement le chiffre d’affaire de l’édition, mais ils participent malgré tout des téléchargements croissants de livres sous la forme de fichiers.
 
2.      Selon vous, quelle va être la croissance de ce marché dans les prochains mois ou prochaines années ?
 
Difficile à évaluer précisément, mais ce qui est certain c’est qu’il va continuer à progresser et que cette progression va être de plus en plus accélérée, au fur et à mesure que les prix des nouveaux dispositifs de lecture vont baisser, que les lecteurs vont s’équiper, et que l’offre en livres numérisés et numériques va s’étoffer et être de plus en plus attrayante. C’est depuis au moins deux ans le phénomène que nous observons aux États-Unis.
 
3.      Par conséquent, peut-on imaginer qu’à terme, le livre numérique remplacera le livre papier ?
  
Il ne fait pratiquement aucun doute, en effet, que durant ce 21e siècle de nouveaux dispositifs de lecture connectés et adaptés pour la lecture de livres numériques remplaceront progressivement les livres imprimés, tout comme, jadis, les rouleaux de papyrus ont remplacé les tablettes d’argile, avant d’être remplacés à leur tour par le codex (l’interface de lecture que nous connaissons encore majoritairement aujourd’hui, de cahiers de pages reliés entre eux et protégés par une couverture).
  
4.      Les auteurs, dont vous faîtes partie, accueillent-il sereinement cette révolution numérique ? Qu’ont-ils à y gagner et/ou à y perdre ?
       
Les auteurs sont avant tout des femmes et des hommes, des lectrices et des lecteurs. Tout dépend de chacun au fond, de sa personnalité, de son histoire. Certains sont ouverts à ce qui apparaît comme une évolution naturelle et inévitable, comme Jean d’Ormesson par exemple. D’autres, comme Umberto Eco, entre autres, sont bien plus réservés et critiques. Beaucoup cherchent à récupérer ou à mieux faire valoir les droits d’exploitation numérique de leurs œuvres. Certains peuvent se lancer dans l’autoédition, au moins pour la réédition de leurs anciens titres imprimés en versions numériques. C’est le cas récent d’Alina Reyes, par exemple.
De plus en plus il va apparaître évident que le CPI (Code de la propriété intellectuelle) et les différents textes qui peuvent réglementer le droit d’auteur, ne sont plus adaptés à un marché du numérique, fondé sur une diffusion multicanal multisupport, et qui n’est plus limité par les frontières comme les flux physiques de livres imprimés. Il faudra inévitablement que la législation s’adapte au nouveau contexte du marché du livre.
  

5.      Longtemps les éditeurs ont trainé des pieds pour se lancer dans le numérique mais depuis 2010, ils s’y lancent à fond, voire s’affolent. Seraient-ils menacés de disparition ?
  
Il faudrait relativiser en prenant en compte les spécificités du paysage éditorial français : une situation "duopolistique" déséquilibrée, avec un très grand groupe français (Hachette Livre, c’est-à-dire Lagardère Publishing), un deuxième grand mais bien moindre (Editis Planeta, avec des capitaux espagnols), peu de groupes moyens, souvent d’origine familiale (Gallimard, Albin Michel, etc.), et, une multitude d’éditeurs plus ou moins indépendants, mais en tous cas de petite taille. Nous ne pouvons pas vraiment parler « des éditeurs » en général, ou « de l’édition française ».
Cela dit, il est certain que des multinationales du numérique, telles Amazon, Google et Apple, impactent fortement le marché émergent du livre numérique, et qu’au fond, en France, seul un groupe comme Lagardère est de taille à négocier avec de tels partenaires. Aujourd’hui, une entreprise américaine de commerce en ligne comme Amazon, a la puissance financière de verser de fortes avances sur droits à des auteurs de best-sellers pour les détourner de l’édition imprimée. Cela commence à être le cas aux États-Unis où Amazon s’affirme de plus en plus comme pouvant aussi être une structure éditoriale.
Mais le plus important je pense est de signaler et d’être très attentif à l’émergence d’une nouvelle génération de maisons d’édition : à savoir des éditeurs pure-players. Un éditeur pure-player est un entrepreneur qui publie des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. J’en ai dénombré en janvier 2012, 75 de francophones. Il y en aurait bien plus en comptant les anglo-saxons !

6.      Le réseau des librairies « traditionnelles » que nous connaissons a-t-il encore un avenir ? Demain, où achèterons-nous nos livres ?
   
Nombre de librairies risquent en effet de disparaître malheureusement. On commence à observer le phénomène aux États-Unis. Il faut espérer que certains s’adaptent à la nouvelle donne et parviennent à maintenir des boutiques en ville en les doublant de sites web performants et attractifs avec des services associés, et en s’inscrivant dans la perspective du commerce connecté qui va de plus en plus se développer. Il est vital pour elles que les librairies ne se déconnectent pas de l’évolution du commerce de détail en général. Il semble sinon évident que, comme nombre d’autres biens culturels (musiques, films, jeux vidéos…) les livres vont de plus en plus être téléchargés, achetés en ligne, voire consultés en streaming sur abonnement.

7.      Quant aux lecteurs, pensez-vous que le livre numérique s’adresse à une catégorie particulière d’entre eux ?
   
A priori non. Potentiellement toutes les catégories de lecteurs sont concernées. La majorité d’entre eux est, plus ou moins, régulièrement en contact avec des dispositifs numériques et beaucoup ont déjà acquis de nouvelles habitudes de lecture et de recherche d’information sur le web.

8.      Y a-t-il un risque à laisser Google numériser nos bibliothèques ? Si oui, de quelle nature ?
      

La question est beaucoup trop vaste pour pouvoir y répondre exhaustivement ! Plusieurs livres entiers y ont été consacrés. Tout dépend des droits que s’arroge Google en contrepartie. Cela relève de la négociation contractuelle entre Google, les bibliothèques, et les ayants-droits sur les livres (éditeurs et auteurs). Ce qui est certain c’est que, comme tous les textes n’ont pas pu être imprimés quand nous sommes passés au 16e siècle de l’édition manuscrite à l’édition imprimée typographique, aujourd’hui, tous les livres imprimés ne pourront pas être numérisés.
      
9.      Selon vous, faut-il travailler dès à présent sur des contenus enrichis ou est-il plus pertinent, compte-tenu du niveau de maturité du marché, de proposer des livres numériques « de base » qui semblent plus accessibles aux lecteurs ?
    
Il faut en fait, dans la période de transition où nous sommes, distinguer trois marchés : celui des livres imprimés, celui des livres numérisés (dits homothétiques, c’est-à-dire qui sont de simples numérisations de contenus imprimés), et, celui des livres numériques (livres applications nativement numériques, avec des enrichissements multimédia). Ce sont ces derniers qui sont développés par les éditeurs pure-players et qui peuvent donner une idée de ce que sera à terme l’édition du 21e siècle.
Ce qui serait capital je pense c’est que l’édition imprimée expérimente et innove davantage, d’une part, pour proposer elle aussi des contenus nativement numériques (Gallimard, Albin Michel, Flammarion, entre autres ont commencé, Nathan et Hatier également pour les manuels scolaires), d’autre part, pour proposer aux lecteurs des livres hybrides, proposant des passerelles, des complémentarités, entre livres imprimés et dispositifs de lecture numérique (je pense par exemple aux QR Codes, ou à des solutions innovantes qui permettraient d’enrichir des ouvrages imprimés non numérisés…).
  
10.  L’État a-t-il un rôle à jouer dans la révolution numérique que connaît le secteur de l’édition ?
  
Oui et non. En France le rôle de l’État dans les affaires culturelles est très marqué. Cela peut être protecteur, vis-à-vis des libraires par exemple, avec la loi sur le prix unique du livre, puis celle récente sur le prix unique du livre numérisé. Mais cela peut aussi être disqualifiant et contraignant par rapport à l’étranger ou à des entreprises localisées en dehors des frontières françaises. Il faut de plus prendre en compte les réglementations européennes. Nous ne pouvons plus au 21e siècle concevoir le marché du livre uniquement sur un périmètre hexagonal, ni même exclusivement francophone.

Il faudrait davantage d’adaptabilité et de souplesse par rapport à la nouvelle donne provoquée par le numérique, notamment pour que des agents littéraires puissent coacher et défendre les intérêts contractuels et économiques des auteurs, pour que des business angels investissent massivement dans le secteur de l’édition numérique, pour que les nouveaux métiers de l’édition numérique et que les techniques narratives d’écriture multimédia soient enseignés, notamment aux auteurs, à l’université par exemple, sur le modèle des cours de creative writing aux États-Unis."

lundi 30 janvier 2012

Prochaines interventions sur la Prospective du Livre et de l'Edition

En ce début 2012, au nombre de mes prochaines interventions sur la Prospective du Livre et de l'Edition j'aurai, entre autres, le plaisir de délivrer, pour le compte de la Bibliothèque départementale de l'Aisne : une formation d'une journée sur le thème du livre électronique, et, pour le compte du CDDP d'Indre et Loire (Centre départemental de documentation pédagogique) : une conférence sur la mutation du livre et ses impacts sur l'économie de la connaissance et la transmission des savoirs, dans le cadre des Rencontres Bibdoc 2012...






dimanche 29 janvier 2012

Semaine 04/52 : édition numérique, attention danger !

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 04/52.
  
Durant cette quatrième semaine l’actualité, éphémère et foisonnante, a laissé affleurer les ombres massives qui planent, tant sur les droits des auteurs que sur ceux des lecteurs.
  
Affaire de la fermeture de MegaUpload (avec ses débats houleux sur le piratage, les marchés parallèles, la contrefaçon…), Hadopi, ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon - Anti-Counterfeiting Trade Agreement), SOPA (Stop Online Piracy Act), PIPA (Protect IP Act), à quoi il faut ajouter le durcissement du copyright et les atteintes au domaine public, l’intrusion d’Apple sur le marché sensible du livre scolaire (sur ce dernier point je vous recommande la lecture de : "Les livres scolaires annexés par Apple ? Un modèle à refuser absolument !" de Fabrice Neuman, et, " L’édition scolaire n’est pas un marché comme les autres" de Clément Laberge).
Oui l’horizon est sombre. Très sombre. Brrrrrrr.
    
Les droits des lecteurs menacés
   
La publication marquante de la semaine, parce qu’elle résume je pense en grande partie les risques d’atteintes à la liberté des lecteurs avec le passage à l’édition numérique, aura été pour moi ce post du 22 janvier, publié sur Framasoft : "Les dangers du livre électronique, par Richard Stallman".
Si vous ne l’avez pas déjà lu, lisez-le.
  
Ceci par exemple : « Comme le note Stallman, vous pouvez vous rendre dans une librairie et acheter un livre physique de manière anonyme, le plus souvent juste avec des espèces. Tout au plus pourrait-on exiger de vous de prouver votre âge pour certains contenus, mais aucune trace des informations que vous donnez ne sera conservée. Contrairement à l’achat d’un e-book, qui requiert une identification, reliée à une carte de crédit, un compte bancaire, et d’autres informations difficiles à supprimer. ».
  
J’avais eu l’occasion de rencontrer Richard Stallman en juin 2011 à Paris. Comme ses détracteurs le répètent à loisir pour le discréditer sans discuter ses arguments, c’est, en effet, ce que l’on appelle familièrement "un personnage", un caractère marqué qui peut surprendre et être agressif. Mais cela n’enlève rien à la pertinence de ses propos sur le "livre électronique".
  
A titre personnel j’ai souvent ressenti ce qu’il souligne dans l’extrait que je viens de citer. Sans cet écueil de l’enregistrement en ligne de mon identité et de mon achat, je ferais certainement l’acquisition de bien plus de livres numériques je pense, par exemple, d’une maison comme celle de François Bon, Publie.net.
   
Voici ce qu’il ressort de la comparaison de Stallman entre livre imprimé et livre numérique :
« Le livre imprimé :
- On peut l’acheter en espèces, de façon anonyme.
- Après l’achat, il vous appartient.
- On ne vous oblige pas à signer une licence qui limite vos droits d’utilisation.
- Son format est connu, aucune technologie privatrice [DRM] n’est nécessaire pour le lire.
- On a le droit de donner, prêter ou revendre ce livre.
- Il est possible, concrètement, de le scanner et de le photocopier, pratiques parfois légales sous le régime du copyright.
- Nul n’a le pouvoir de détruire votre exemplaire.
Comparez ces éléments avec les livres électroniques d’Amazon (plus ou moins la norme) :
- Amazon exige de l’utilisateur qu’il s’identifie afin d’acquérir un e-book.
- Dans certains pays, et c’est le cas aux USA, Amazon déclare que l’utilisateur ne peut être propriétaire de son exemplaire.
- Amazon demande à l’utilisateur d’accepter une licence qui restreint l’utilisation du livre.
- Le format est secret, et seuls des logiciels privateurs restreignant les libertés de l’utilisateur permettent de le lire.
- Un succédané de "prêt" est autorisé pour certains titres, et ce pour une période limitée, mais à la condition de désigner nominalement un autre utilisateur du même système. Don et revente sont interdits.
- Un système de verrou numérique (DRM) empêche de copier l’ouvrage. La copie est en outre prohibée par la licence, pratique plus restrictive que le régime du copyright.
- Amazon a le pouvoir d’effacer le livre à distance en utilisant une porte dérobée (back-door). En 2009, Amazon a fait usage de cette porte dérobée pour effacer des milliers d’exemplaires du 1984 de George Orwell. » (Source).
  
 
Les droits des auteurs toujours bafoués
 
Par ailleurs, les auteurs auraient tort de croire a priori que les conditions de l’édition numérique leurs seraient plus favorables que celles de l’édition imprimée.
Le marché du livre numérique étant émergeant, l’absence d’à-valoir y est encore plus de rigueur. Les pourcentages de droits d’auteur sont certes supérieurs aux 08-10% de moyenne de l’imprimé, mais ils atteignent très rarement les 50% que l’on entend claironner parfois. Entre 30 et 40% le plus souvent. Mais appliqués sur le hors taxes de prix de vente public de 02 à 04 euros en moyenne, par rapport à la vingtaine d’euros d’un titre imprimé, et avec des ventes de quelques dizaines à quelques centaines d’exemplaires payants téléchargés. Autant dire que l’auteur travaille pour rien, ou que pour la gloire, s’il a, paradoxe, la chance d’avoir été beaucoup piraté !
De plus la reddition des comptes n’est souvent pas forcément plus lisible ni crédible.
  
La partie immergée de l’iceberg
  
Le passage de l'édition imprimée à l'édition numérique est sans doute inscrit dans le code génétique du livre, mais ce passage est sans aucun doute dangereux et il serait inconscient de ne pas regarder en face ces dangers.
 
Comme pour les effets des nouveaux dispositifs non-imprimés, réinscriptibles voire connectés/communicants, sur la lecture, le tourbillon numérique qui nous emporte a des effets autres que purement économiques et qui relèveraient peut-être en partie des corrélats neuronaux de la conscience (la lecture, et la lecture sur supports numériques, joueraient au niveau de la neurogenèse localisée).
 
Bien au-dessus des soucis de la vie matérielle des professionnels du livre, s’ouvre le vaste domaine de la pensée et des actions qu’il nous faudrait accomplir pour accompagner l’émergence d’une nouvelle écriture et d’une nouvelle lecture au cours de ce troisième millénaire.
 
Je le redis pour la deuxième semaine consécutive : « Un grand mystère se dresse devant nous. Peut-être ineffable. Il est de l’ordre de l’élaboration des écritures alphabétiques, voire carrément de l’ampleur de la naissance de l’écriture, peut-être. ».
   
Je pense dans les mois qui viennent, ne plus seulement explorer le devenir (le destin) du livre et de la lecture dans le fil de ses perspectives historiques, mais, aussi, à partir de sa dimension purement humaine, ce qui est de l’ordre de l’apprentissage individuel (qui fut pour moi compliqué) de l’écriture et de la lecture.
   
Rien à ma connaissance ne peut aujourd’hui nous assurer que les artefacts textuels qui envahissent nos environnements physiques et numériques n’opèrent pas, par exemple, sur le mode des expériences de spatialisation virtuelle par procédé binaural.
   
Au cours de ce 21e siècle, nous pouvons peut-être accéder avec les outils numériques à une nouvelle lecture du monde et élargir le champ de notre conscience pour une meilleure connaissance de notre destin commun.
Mais il y a danger.
Ce que nous appelons "édition numérique", et qui n’est en réalité que la continuation du marché du livre, masque en fait les véritables enjeux et ne représente que la partie émergeante de l’iceberg.
     
J’ai repensé cette semaine, je repense parfois, au final de l’essai "Pourquoi lire ?" de Charles Dantzig (Grasset, 2010).
Je me rappelle avoir songé en le lisant au fameux roman d'anticipation d'Orwell : "1984". Ce roman ne s’appelle en fait "1984" que parce qu’Orwell l’a écrit en… 1948. Mais aujourd’hui, au regard des transformations que nous vivons, ou dont nous pouvons être les témoins directs ou indirects depuis les débuts en France de l'envahissement du numérique dans les années quatre-vingt justement, je me demande très sérieusement si cette contre-utopie (dystopie) d’Orwell, ne serait pas prémonitoire ? De l’à-venir. D’un avenir ? En 2984 ? J’ai toujours lu "1984" de Georges Orwell en pensant à "Fahrenheit 451" de Ray Bradbury.
    
Que lisons-nous dans ce "Pourquoi lire ?" : « Et quand l'objet en papier aura disparu, pour la satisfaction douloureuse des amers qui diront : je l'avais prédit, nous répondrons : et alors ? Nous ne lisons plus les rouleaux de Rome, seuls quelques érudits savent qu'ils ont existé, et la littérature romaine demeure, en partie. Plus noirs que ces amers, on dira que l'informatisation servira encore mieux les puissants, qui pourront ranger l'humanité dans des appartements toujours plus petits, puisque plus besoin de bibliothèques et tout dans iPad, et que, un jour, quand tout cela sera réduit à un tout petit point rouge, il clignotera fébrilement, puis, hoquetant de moins en moins, il s'éteindra. ».
Et Charles Dantzig de conclure : « Ne lisant plus, l'humanité sera ramenée à l'état naturel, parmi les animaux. Le tyran universel, inculte, sympathique, doux, sourira sur l'écran en couleurs qui surplombera la terre. ».
    
C’est cela qu’il nous faut éviter.

jeudi 26 janvier 2012

LA HONTE :-(

Pas un éditeur courageux pour lancer un livre imprimé qui sonne le tocsin, qui décrypte pour le grand public le passage de l'édition imprimée à l'édition numérique, qui pose les vraies questions, éclairent les véritables enjeux, alors qu'Amazon et Apple prennent progressivement le contrôle du marché du livre. C'est honteux :-(

P.L.E. Consulting partenaire de FrancoGrid en 2012

Pour son projet MétaLectures, P.L.E. Consulting [Prospective du Livre et de l'Edition - Lorenzo Soccavo] est partenaire en 2012 de FrancoGrid, association pour un "Métavers 3D francophone libre" sur l'opensimulator ("OpenSimulator, souvent appelé OpenSim, est un serveur open source utilisé pour héberger des mondes virtuels. Même s'il est surtout connu pour sa compatibilité avec le client de Second Life, il peut également héberger des mondes alternatifs ayant un ensemble de fonctionnalités variées et de multiples protocoles..." Voir infos à partir de Wikipédia).
  
MétaLectures est environnement web 3D immersif, pour présenter, expérimenter et développer des solutions innovantes dans l'univers du livre et de la lecture francophones.
Les partenaires de MétaLectures sont présentés à cette page...
La procédure d'inscription et de connexion est précisée à cette page...

mercredi 25 janvier 2012

L'important n'est pas l'édition numérique

L'édition récente du livre de Thierry Crouzet, "J'ai débranché", m'a rebranché sur le post que j'avais publié ici même en août 2010, suite aux journées numér’ile 3 sur l'ile d'Ouessant, et où nous n'étions pas vraiment sur la même longueur d'ondes ;-)

   
" je souhaiterais ici cette déclaration d’Albert Camus, [...] en écho à nos quelques échanges avec Thierry Crouzet notamment : « Si l’homme veut être reconnu, il lui faut dire simplement qui il est. S’il se tait ou s’il ment, il meurt seul, et tout autour de lui est voué au malheur. S’il dit vrai au contraire, il mourra sans doute, mais après avoir aidé les autres et lui-même à vivre. » (Albert Camus, une vie, par Olivier Todd, Folio, 1999, Page 484).
Alors qu’ai-je à dire de vrai ici ?
De ces journées ouessantines, il ressort pour moi, mais peut-être ne serait-ce qu’une impression engendrée par une insularité énigmatique, que l’édition numérique relèverait davantage, dans les esprits de beaucoup, du fantasme futuriste et communautaire, que des réalités économiques qui nous sont imposées par le marché et par les industries de l’électronique et du divertissemement.
  
Les effets mirages induits par le design d’une certaine marque notamment, et par les facilités que semblent apporter certaines nouvelles technologies, ou certains services qui leurs sont associés, leurrent, je pense, trompent, et nous font oublier les réalités humaines et socioéconomiques du passage de l’édition imprimée à une édition… numérique ?
Pour ma part l’édition numérique ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est l’édition du 21e siècle
, celle que nous laisserons en héritage à nos descendants du 22e siècle. [...]
  
Ainsi, j’observe que progressivement, mais assez paradoxalement à la fois lentement et rapidement, selon les repères que l’on se propose, dans le décor de tous les jours s’installent, davantage que des outils nouveaux, de nouvelles pratiques de communication entre membres de la communauté humaine.
Et alors que je me faisais une joie de passer déconnecté ces quelques journées ouessantines, fort éloigné de mon ordinateur et de tous types d’écrans, j’ai, pratiquement en permanence, été encerclé d’iPhone, d’iPad et de Mac, le tout dans un bourdonnement de tweets incessant.
 
Mon objectif n’est pas ici de revenir d’autorité et après coup sur les échanges publics qui ont pu avoir lieu durant ces cinq jours, intéressants et enrichissants (intellectuellement j’entends) à plus d’un titre.
Les contributions pertinentes de François Bon, à la discussion du 20 août : “Ce qu’Internet change au récit du monde” (avec cette question essentielle qu'il pose : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? »), et à celle du 22, “De l’auteur comme écosystème”, sont intégralement en ligne.
[...] celle, toute aussi pertinente, du dimanche 22 août (sur le thème : Livre numérique et droits des auteurs), de Henry Le Bal.
Ces interventions ont pour moi le grand mérite de ne pas s’illusionner et de s’inscrire dans une transhistoricité qui, comme vous le savez peut-être, est une des perspectives essentielles de la prospective du livre et de l’édition [...]
  
L’empilement des versions (la troisième pour le Kindle d’Amazon) [en 2010] et des mises à jour informatiques, ne serait-il pas une version technolâtre des empilements de pierres, des empilements de tablettes, puis de pages, qui donnèrent naissance à l’interface des codices ?
Comme une auditrice des échanges d’Ouessant le rappelait, les réseaux épistolaires datent de plusieurs siècles.
Et à peine rentré de Bretagne je découvre que les SMS datent eux (au moins) du 19e siècle [...]
   
J’ai souvent souligné pour ma part que vers l’an 400, des moines avaient inventé… le Web 2.0, avec un système de “blogs” manuscrits qui permettaient à chacun d’écrire et de diffuser ses propres textes, commentés ensuite par des lecteurs, dont les commentaires pouvaient à leur tour être commentés.
Une pratique collaborative, à vocation universelle avec l’emploi du latin, qui permettait déjà d’amender, de modifier, de compléter, d’enrichir un texte tout en gardant traces des différentes versions et de l’exemplaire original (comme sur Wikipédia).
Ces moines ont été plus loin que les scribes fonctionnaires de l’Antiquité. Ils ont inauguré une gestion participative des textes, non plus dans la conversation ou le dialogue, mais, par écrit. Ils ont développé une gestion communautaire au fil de laquelle : l’auctor rédigeait ses propres idées, le compilator intervenait comme agrégateur (RSS), ajoutait au texte initial des compléments d’informations provenant d’autres sources, d’autres auteurs ; le commentator commentait, et certains commentaient les commentaires et commentaient les commentaires des commentaires et cetera, comme sur les blogs exactement ; tandis que le scriptor, jouait le rôle de Wikipédia en retranscrivant tout ceci : les différentes versions successives d’un texte original en perpétuelle construction. Le Web 2.0 sans informatique ni électricité ! En tous cas l’idée était là.
Comme l’idée de l’hypertexte était présente dans Le Diverse et artificiose machine, paru à Paris en 1588, ouvrage dans lequel l’ingénieur italien Agostino Ramelli représentait un astucieux système de deux grandes roues parallèles, reliées entre elles par une douzaine de lutrins, sur lesquels reposaient des livres ouverts :
La Roue à Livres. Il suffisait qu’un lecteur s’asseye devant, lise et fasse tourner la roue, pour passer aisément d’un livre à l’autre.
Même ce sentiment d’infobésité (surinformation ou information overload) que nous ressentons parfois fut déjà
décelé et explicité dès 1621 par le dénommé Robert Burton.
  
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont rien inventé d’essentiel. Elles ont seulement facilité certaines choses.
Et la question doit se poser de ce que ces facilités apparentes et monnayables charrient en termes d’addiction et d’asservissement.
En quoi nous sont-elles réellement utiles et en quoi ne servent-elles que de cheval de Troie à des régies publicitaires ?
 De quoi pourraient-elles nous déposséder ?
En quoi sont-elles chronophages ?
En quoi nous éloigneraient-elles des langues maternelles ?
Que penser de cette pandémie d’iPhone et de Tweets qui durant cinq jours s’est abattue sur Ouessant ?
Cette ivresse qui emporta certains et certaines, ivresse d’être à la fois sur une île et connecté en permanence au reste du monde.
Quelles répercussions sur nos facultés d’attention, de compréhension, de mémorisation ? D’échanges, de dialogue ?
Ces discussions qui se déroulaient à la fois IRL (in real life) et au même instant n’importe où sur la planète, mais avec du coup une brièveté allusive, et sur place des postures qui mettaient davantage en exergue les clivages que les points de jonctions, ne laissaient pas le temps à la réflexion, à la maturation des idées. [...]
  
    
Le temps de l’abstraction est terminé et pour quelques-uns, peut-être, se sera-t-il échoué cet été [2010], à Ouessant.
L’édition numérique sera, pour un premier temps au moins, certainement et peut-être heureusement, davantage structurée, et nous ne pourrons faire l’impasse de nouveaux modèles économiques et de chaines de valeurs cohérentes.
  
[...]
Une édition alternative pourra exister et se propager certes, mais en marge.
Alors, maintenant, de quel enfantement s’agit-il ?
[...] 
L’édition du 21e siècle sera certainement bien plus innovante que nous l’imaginons aujourd’hui (rappelons-nous que les messieurs et mesdames tout le monde dans les années 1960, imaginaient pour l’An 2000 des autobus volants, alors que les avions existaient depuis un moment déjà, mais qu’ils ne pensaient pas à l’iPhone et à Facebook…).
  
L’édition du 21e siècle, si l’édition survit au divertissement, sera en prise directe avec la réalité augmentée, sera immersive, à la confluence des dispositifs mobiles, de la TV 3D, et autres joyeusetés dans un monde où les ordinateurs auront disparu, où l’activité que nous appelons en 2010 lecture, sera dissociée de tous supports, voire, avec les nanotechnologies, intégrée aux corps des lecteurs humains.
La question essentielle, s’il devait y en avoir une et une seule, serait celle-ci :
Cette évolution du livre fait-elle révolution, ou bien, ne serait-elle qu’une infime partie d’une révolution plus globale ?   
Historiquement les précédentes mutations du livre et de la lecture (par exemple, passage du rouleau au codex, ou bien, passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée) ont profondément modifié la société et ont eu des répercussions culturelles, mais aussi sociopolitiques, indéniables.
Aujourd’hui, il est courant de constater que le numérique impacte le livre, après avoir reconfiguré les marchés du disque, de la photo et de la vidéo.
Les mutations que nous ressentons ne seraient que des effets et non des facteurs agissants.
S’il y a un danger pour le livre et pour la lecture il est là.
L’évolution technique (pas seulement sur les secteurs du livre, mais en particulier par rapport à eux) va plus vite que nos facultés d’intégration et d’assimilation.
  
Aux effets générationnels que j’ai déjà abordés à plusieurs reprises
il faudrait donner un relief plus contrasté.
D’une part, l’âge joue également sur la perception et les illusions que nous pouvons avoir de l’avenir du livre et de la lecture.
D’autre part, comparés aux générations des pionniers du numérique (années 1970-1980), les natifs du numérique (digital native) d’aujourd’hui sont devenus de simples consommateurs. Pas forcément des passionnés de logiciels libres et des codeurs acharnés, la plupart d’entre eux, en-deçà des fantasmes du “digital immigrant” que je suis (espèce en voie de disparition), sont en fait de simples utilisateurs de services en ligne, accrocs aux marques et adeptes de la gratuité et du téléchargement [...]

(L’un des enjeux est d’ailleurs maintenant de former dès l’école les générations futures au codage et à la programmation informatiques. Les jeunes ne doivent pas seulement être formés à rechercher et vérifier l’information, à gérer leur identité numérique et à publier en ligne de manière responsable, mais aussi à coder. A la fin du siècle l’analphabète ne sera plus celui qui ne sait ni lire ni écrire, mais celui qui ne sait pas coder ! Nos écoles républicaines doivent engendrer des digiborigènes.)
  
Ce post est déjà bien long ;-) mais il faudrait également être attentif au fait que les consommateurs semblent maintenant prêts à payer sur mobiles, smartphones et autres (tablettes de lecture ?) des services qu’ils voudraient gratuits sur leurs ordinateurs de bureau.
Et également, être davantage attentif au rôle joué par les femmes et dont nous avons tous été les témoins à Ouessant.

L’on voit bien ici, comme nous l’avons vu à Ouessant, que la situation est complexe, les perspectives plurielles et l’horizon embrumé...
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(Post original en date du lundi 30 aout 2010)
     
Illustrations : photos numér’ile 3, dans le cadre de la 12e édition du Salon international du livre insulaire à Ouessant, aout 2010. Sur les photos : Thierry Crouzet, François Bon, Arash Derambarsh. Modérateur Lorenzo Soccavo).