dimanche 17 juin 2012

Semaine 24/52 : Ma bibliothèque m’appartient-elle ?

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 24/52.
 
Une nouvelle fois le trop-plein d’informations m’incite à prendre du recul.
Avec les (ex-nouvelles) technologies de la communication communiquons-nous encore ? Ou bien assénons-nous aux autres des informations, soit relayées, en provenance d’employeurs donneurs d’ordres ou de centres d’influence (lobbies, médias, marques…), soit directement issues du besoin d’affirmation, de reconnaissance et d’intégration sociales de nos propres égos ?
Une véritable réflexion sur un humanisme numérique ne pourrait je pense éviter cette question et se contenter de reprendre la tapisserie du passé, de tisser des liens avec la pensée humaniste. L’éclosion d’un humanisme numérique ne peut se fonder je crois que sur une critique radicale du monde dans lequel nous sommes contraints de vivre.
 
La voilà la génération perdue !
 
La fameuse génération perdue n’est au fond que l’expression légère d’un jeune mécanicien (relire Paris est une fête, d’Ernest Hemingway), à une époque où les mécaniciens avaient encore accès aux moteurs des automobiles et n’étaient pas comme aujourd’hui forcés d’entrer des codes informatiques dans des logiciels soumis à l’agrément chèrement acquis d’un constructeur. (Le numérique ferme autant qu’il ouvre.)
Car de fait ses représentants, à cette génération prétendument perdue : Ernest Hemingway, John Steinbeck, Dos Passos, F. Scott Fitzgerald, Ezra Pound, Sherwood Anderson, Waldo Peirce, Sylvia Beach, T.S. Eliot et Gertrude Stein, ont accédé à la reconnaissance et même à la notoriété post mortem.
 
La véritable génération perdue n’est-elle pas en train de se perdre en se fracassant contre les chasses gardées de la diffusion/distribution du livre, l’accès au marché, aux lecteurs ?
Quelle réelle audience, en effet, pour un auteur autoédité francophone en 2012 ?
Je veux entendre par “réelle audience” : un lectorat suffisant pour que l’auteur s’estime dignement et suffisamment payé en retour de son travail d’écriture (et de mise en forme, de promotion, etc., puisqu’il s’agit d’autoédition), et pas seulement payé en argent, mais aussi en reconnaissance et en notoriété, en accès aux médias, etc.
Combien d'auteurs restent inconnus, rejetés des éditeurs traditionnels, ou mal publiés et mal diffusés par des éditeurs indépendants (qui eux-mêmes se fracassent contre les chasses gardées de la diffusion/distribution du livre, l’accès au marché et aux médias), ou numériques (pure-players dont certains peuvent confondre promotion et spam, ou penser qu’être présent sur les sacro-saints réseaux sociaux solutionnerait tout comme par miracle), mais combien d'auteurs autoédités sont en vérité exploités par des prestataires de services malhonnêtes, ou tout simplement perdus dans le flux de leurs compagnons de mauvaise fortune, et où celui qui fait le plus de buzz n’est pas forcément le meilleur. Combien ?
 
Moi-même, face à cette situation déplorable, et bien que lisant généralement plusieurs livres par semaines : -1- je ne prends pratiquement jamais le risque de lire un auteur autoédité (même si je sais courir du coup le risque de passer à côté de véritables talents et de me limiter à une littérature de classiques ou formatée par la pensée dominante) ; -2- je ne conçois pas pour l’instant de m’autoéditer pour publier les textes que l’édition traditionnelle me refuse.
 
Et puis il y a la nature humaine…
 
L’intrusion d’outils numériques dans la chaîne de fabrication, de diffusion et de commercialisation des livres n’a pas que des avantages, loin de là ! Une face obscure se précise, de sa bouche ces mots sortent au grand jour : désappropriation, contrôle, profilage, restriction d’accès...
Il est incontestable, pour quiconque observe avec un peu d’attention et de suivi ces fameux “réseaux sociaux” qui feraient la pluie et le beau temps, que les tensions s’exacerbent entre les différents acteurs de l’interprofession du livre. Les auteurs notamment, exclus des accords commerciaux qui se partagent les revenus de leurs travaux, relégués, méprisés, commencent à gronder. Certains relancent le SELF (Syndicat des Ecrivains de Langue Française). (Mais bien sûr les agents de l’ancien monde sont à l’œuvre et œuvrent assez efficacement pour maintenir l’expression des revendications sur le tapis de jeu et faire en sorte que la partie continue à se jouer avec les règles écrites par ceux qui au final gagneront.)
Cela dit, nous assistons à une désolidarisation que, pour ma part, je déplore.
 
Cependant que cet outillage invisible travaille à réguler notre liberté d’esprit de plus en plus hypothétique, la culture numérique rencontre elle une opposition féroce des empires économico-industriels du siècle passé et des nouveaux pouvoirs qui se structurent en cherchant à structurer le monde de demain. Mais elle inocule aussi dans la société de puissants antidotes.
Des notions essentielles à la vie en sociétés reviennent à la surface. Le rapport entre des droits légitimes de propriété et le libre accès aux biens communs. (Alors que ce 12 juin 2012 nous a quitté Elinor Ostrom, première femme à obtenir un Nobel d’économie en 2009 précisément pour ses travaux sur les biens communs. Lire le texte d’hommage de ce 14 juin d’Hervé Le Crosnier). La question aussi, particulièrement épineuse, de la juste rétribution du travail se pose, avec une acuité accrue et particulièrement dans les domaines artistiques et dans le cercle élargi des auteurs de l’écrit. 
 
Et puis il y a la nature humaine, lente à se dégrossir, à s’extirper de ses réflexes archaïques. Que voulons-nous en 2012 pour le livre ? Le beurre et l’argent du beurre et le sourire, voire plus si affinités, de la crémière !
Bien évidemment que nous sommes tous des gentils et que nous voulons que les auteurs soient dignement rémunérés et ce d’autant plus que nous avons certainement nous-mêmes plus ou moins la certitude d’en être, ou que nous devrions en être, de ces auteurs, mais quel prix sommes-nous prêts à payer un livre, quel différentiel nous semble juste entre sa version imprimée et sa version numérique, ne serait-il pas juste que les classiques de la littérature mondiale soient traduits dans toutes les langues et librement accessibles à tous au titre de patrimoine culturel universel de l’humanité ?

Je veux que ma bibliothèque m’appartienne, je refuse qu’un opérateur désincarné dans des algorithmes puisse me profiler à partir de mes lectures, m’en recommander certaines et me cacher l’existence de combien de livres qui m’apporteraient, dont la lecture seule m’enrichirait, tant pour me parfaire, que pour explorer et découvrir la variété des sentiments humains, m’exercer à développer et à fortifier ma liberté d’esprit, je ne veux pas que ces opérateurs non-humains aient accès à ma bibliothèque pour en effacer du contenu, mes livres ne sont pas que des contenus, des données, du data, pour plusieurs d’entre eux leur lecture et leurs relectures parfois ont fait dates pour le lecteur que je suis, je refuse d’être le pantin passif d’opérateurs numériques.
 
Mais je veux cependant que l’outil informatique me donne en permanence et pour presque rien accès à tous, j’écris bien tous, les livres que je souhaite lire ou seulement consulter, et ce dans l’instant, et avec des fonctionnalités fiables de recherches plein texte et de traductions notamment, et généralement je désire que tout cela soit gratuit, oui gratuit, tout en voulant, comme auteur, que mon travail me soit dignement rémunéré ! Faible nature humaine ! Pauvre de moi ! Dans un monde idéal cela serait peut-être possible. Je précise “peut-être” car rien ne prouve qu’un monde où cela serait effectivement possible, serait effectivement un monde idéal. La question se pose justement.
 
Un vrai humanisme numérique devrait je pense ré-enchanter notre monde désacralisé par la fausse communication et la consommation de masse. Il devrait refuser l’asservissement de l’homme par de nouvelles chaines (smartphones, iPad, Kindle, etc.).
Le livre, en tant que véhicule (sous sa forme actuelle) des valeurs humanistes depuis le premier siècle de notre ère, en tant qu’outil symbolique au service de l’élévation de l’homme, est aujourd’hui au cœur des enjeux.
Le livre est le lieu où se livre une bataille terrible, dont la rumeur commence à s’entendre à qui y prête l’oreille.
 
Selon comment se réalisera le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, le monde évoluera vers plus de liberté, d’égalité et de fraternité, ou bien il repartira dans un cycle de tourments et de tourmentes.
 

samedi 16 juin 2012

Autres voies de lectures au CentQuatre

Poursuivant mes déambulations avec en tête toujours le devenir de la lecture (et plus accessoirement je l'avoue, des livres et de leur marché) alors que la culture numérique pourrait nous permettre d'accéder à un autre palier civilisationnel (et peut-être, souhaitons-le ardemment, éviter de justesse le mur et/ou le gouffre vers lequel la crise économico-financière nous jette), donc cela dit mes pas et ma curiosité m'ont mené aujourd'hui au Centquatre.
Qu'est-ce ? "Espace de programmation et de création, d’expériences et d’innovations, perméable aux vibrations du monde contemporain, le CENTQUATRE se doit d’être un véritable lieu de vie et de convivialité pour les artistes et les publics. Ouvert aux foisonnantes pratiques artistiques et culturelles d’aujourd’hui, ainsi qu’aux expressions spontanées, l'établissement accueille l’ensemble de ces propositions dans un vaste bâtiment composé de places publiques, d’ateliers de recherche et d’espaces de représentation."
Mon objectif premier était d'y suivre ce matin le Carrefour des Possibles "Création Innovation" organisé par la FING (association Fondation Internet Nouvelle Génération) et d'y participer cet après-midi à la performance de Lucile Haute [Conduit d'aération - Real Time Poetry Game] à laquelle a collaboré Karen Guillorel, qui est récemment intervenue sur mon incubateur MétaLectures (voir ici...).  
["Conduit d’Aération" est une implémentation du dispositif 'Real Time Poetry Game', réalisé dans le cadre d’un partenariat de l’EnsadLab/EN-ER (programme de recherche de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs coordonné par François Garnier) avec la société Ubisoft. Le projet est soutenu par le Labex Art H2H et sera présenté le 16 juin au Centquatre, dans le cadre du Festival Futur en Seine 2012"].

Du public aux lecteurs ?


J'en suis ressorti plein d'idées et d'interrogations, titubant presque sans avoir bu d'alcool ;o)
De nombreuses réalisations en cours questionnent en effet, souvent sans le savoir, ce qu'est la lecture. C'est évident et volontaire pour un travail d'écriture, tel "Conduit d'aération", mais que penser de ce "dispositif transmédia responsable et citoyen" : La Koloc des productions Le vent  tourne, de La Borne, de "Les neuf cubes - logiciel d'écriture créative" proposé par les éditions Aux forges de Vulcain, le Collectif MxM (qui propose un dialogue entre les objets et les acteurs), ou bien de l'oeuvre "Bâtiment (re-création)" de Leandro Erlich, qui propose en fait une relecture des perspectives... ["Les créations de Leandro Erlich, quasi architecturales, jouent avec les miroirs, les doubles fonds et les effets de trompe-l’œil pour modifier les perceptions de la réalité et créer des espaces insolites. L’artiste argentin détourne ainsi les éléments banals du cadre urbain pour happer les passants et agir sur l’inconscient du public. La fascination pour l’infini qui naît de ses œuvres donne à celles-ci une dimension spectaculaire, tandis que les multiples possibilités de participation du spectateur les rendent ludiques. Il s’agit alors de véritables expériences collectives."].
Souvent le lien avec l'écriture et la lecture ne semble pas évident, mais je le ressens bien cependant, sous-jacent à ce qui couve dans la révolution numérique du livre et, au fond, qu'exprimera peut-être assez bien, voire plus, ou partiellement en tout cas, "l'Oeuf du savoir", création en cours d'installation de Bertrand Bossard et Damien Villiere. (cf. illustration).
 
En résumé donc :
- se trouvent remis en question les liens (et les possibles passerelles) entre théâtres, musées, et bibliothèques ;
- s'éclaire un chemin, un pont (une passerelle encore) entre auteurs et designers (forte présence des designers sur tous ces projets de... dispositifs narratifs en somme) ;
- se précisent des pistes pour faire de publics ou d'auditoires (voire de téléspectateurs) passifs, des lecteurs actifs...
Bien sûr tout cela demande à être approfondi, et ma réflexion plus claire et argumentée. Je sais...
 

vendredi 15 juin 2012

Introduction à la table ronde : Des entrepreneurs français écrivent l'édition du 21e siècle

Le 13 juin dernier j'ai eu le plaisir de co-organiser et animer une table ronde consacrée aux entrepreneurs français qui écrivent l'édition du 21e siècle, dans le cadre du Salon OnlIne 2012 (Parc des expositions, Paris).
Une réussite, avec une salle comble de 120 personnes intéressées et quatre intervenants (voir ci-après) intéressants et que nous remercions chaleureusement.
 

Ci-après ma présentation d'introduction
(N.B. je publierai ici même prochainement les présentations des intervenants)
  
"Le livre en 2012 c’est toujours des pages imprimées reliées entre elles.
Mais son avenir c’est bien ce point d’interrogation blanc sur fond noir."
"En prospective du livre il m’arrive de remonter le fil jusqu’à l’acquisition de la bipédie, qui rendit possible le langage articulé, qui se fixa un jour dans les écritures, qui fut lu, qui fut copié, imprimé, qui est aujourd’hui numérisé… Il est facile de remonter le fil dans le passé. Beaucoup moins facile de le suivre dans l’avenir.
Et il est difficile de démêler le sac à nœuds dans lequel est aujourd’hui prise l’interprofession du livre." 
"Cette image représente bien la situation actuelle : le marché dominant reste celui d’un média imprimé qui apparaît obsolète, tandis que de nouveaux dispositifs de lecture, de nouvelles interfaces proposent des offres forcément disruptives, qui remettent en cause l’écosystème et ses leaders." 
"De tous temps, cette image d’une invention de mon ancêtre Agostino Ramelli, mathématicien et ingénieur militaire italien du 16e siècle, le prouve, livres et technologies ont été liés. Cette “Roue à livres” est l’ancêtre de l’hypertexte.
Toujours l'innovation a été motrice dans l'humanité pour la mise au point des écritures et le perfectionnement des dispositifs de lecture."
"Aujourd’hui nous sommes dans la dernière ligne droite de la période des e-incunables, initiée par Michael Hart en juillet 1971 avec la numérisation d’un premier texte : l’e-Text #1.
Dans cette dernière ligne droite d’une dizaine d’années (à supposer que la période des e-incunables dure 51 ans comme celle des incunables, premiers ouvrages imprimés entre 1450 et 1501) nous faisons la course avec les quatre cavaliers de l’apocalypse : le Web, Google, Amazon et Apple, qui cherchent à prendre le contrôle du marché de l’édition numérique.
Mais l’apocalypse n’est pas une fin, c’est un dévoilement…"
"Alors que va révéler le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique ? L’utopie qui se dessine pour le livre au 21e siècle semble être celle d’un contenu multimédia découplé de tout support, disponible en permanence, quels que soient l’heure et le lieu et le dispositif d’affichage, dont l’aspect soit personnalisable, et sur lequel le lecteur puisse échanger avec sa communauté. Est-ce souhaitable ? Que se passe-t-il dans la tête des lecteurs ?" 
"Ce n’est pas le lieu ici ce matin pour répondre à ces questions.
Notre mission aujourd’hui est de prouver qu’il n’y a pas que des mastodontes américains pour bâtir l’édition du 21e siècle, mais qu’il existe aussi des entrepreneurs français qui innovent et que nous devrions davantage soutenir.
Il y aurait  plus de 200 millions de francophones. C’est un marché considérable.
Je vais laisser la parole à Sophie Deniel de BookBéo pour qu’elle nous présente son concept de livres hybrides. Puis à Jean-Yves Hepp de QOOQ, qui je l’espère explicitera pour nous son choix d’avoir relocalisé en France la production de sa tablette tactile multimédia. Jean-Charles Fitoussi de SmartNovel va lui nous présenter sa solution de lecture en streaming, lancée à l’occasion du récent Festival du premier roman. Et enfin, Stéphane Leduc des éditions Leduc S., développera son point de vue et sa stratégie d’éditeur de livres imprimés par rapport au numérique et à ses attentes vis-à-vis des nouveaux dispositifs de lecture lesquels, loin de là, n’ont pas que des avantages !"
 
Contenus et complémentarité des supports
  
Cette table ronde, s'inscrivant dans le cadre des 5e Rencontres Presseedition.fr de la création de contenu et de la diffusion multicanal dans la presse, l'édition et la communication, était suivie de deux autres animées par Daniel Dussausaye :  "Presse et communication : 2012, année de tous les écrans, année de toutes les opportunités", et, "Les outils de la communication et du cross-média".
La conclusion de Pierre Barki (PDG de Barki Agency) à cette dernière table ronde aurait finalement pu conclure également les deux précédentes, dont celle consacrée à l'édition.
A savoir (je reformule et synthétise) : les contenus priment sur les supports, et, versant supports justement, l'avenir immédiat, voire à moyen terme, est dans la complémentarité des papiers et des écrans.
   

lundi 11 juin 2012

Prospective du livre de mai 2012 dans Numéritérature

Le numéro 3 du e-magazine Numéritérature qui vient juste de paraitre, publie les quatre opus du mois de mai de ma chronique hebdomadaire :

Semaine 18/52 :
Pas Occupy Saint-Germain-des-Prés
Semaine 19/52 : Le lecteur chimérique
Semaine 20/52 : Le livre devant soi
Semaine 21/52 : Le livre imprimé comme chrysalide,
... cela dans une version réécrite, qu'en pensez-vous ?
 

Le numéro est téléchargeable gratuitement en cliquant ici, et pour celles et ceux qui ne seraient pas équipés d'une tablette lisant le format epub (sans DRM), il suffit de télécharger préalablement le logiciel gratuit Calibre (par exemple) pour pouvoir lire facilement ce magazine sur votre ordinateur.
Une occasion à ne pas manquer donc, pour découvrir ce magazine consacré à l'édition numérique, versant techno, mais aussi littéraire. Une belle initiative à suivre de Willem Heremans.

dimanche 10 juin 2012

Semaine 23/52 : L’utopie qui se dessine pour le livre

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 23/52.
   
La disparition cette semaine de Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451, sonne pour moi comme un nouveau coup de glas après le départ de Michael Hart en septembre 2011. Ce titre célèbre : Fahrenheit 451, fait référence au point d'auto-inflammation en degrés Fahrenheit du papier. Quel est son point d’inutilité en degrés de numérisation ?
N’oublions pas cependant le merveilleux acte final de Fahrenheit 451, merveilleux car porteur d’espoir et d’un sentiment de survivance : la résurgence d’un idéal socratique où les hommes sont les vivants véhicules des livres (des textes, des mots, de la parole, du Verbe…), lesquels n’ont finalement aucun besoin réel d’être tracés, écrits ou imprimés, pour traverser le temps (mythes et légendes en témoignent au fil des siècles), ni pour exercer leurs effets sur les humains que nous sommes.
 
Les pouvoirs de l’écrit, et de l’imprimé notamment, ne relèvent-ils pas davantage du conditionnement et de la propagande, du formatage des enseignements, que de l’entrainement de notre liberté d’esprit ? 
   
Utopie ou dystopie ?
J’ai relu cette semaine un autre grand classique des dystopies : Le meilleur des mondes, d’Aldous Huxley (1932). L’épigraphe en français en est cet avertissement du penseur russe Nicolas Berdiaeff : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?... Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre. ».
  
Alors la question qui se pose à moi est : quelle est en juin 2012 notre utopie collective pour le livre ?
Apparemment, un contenu multimédia découplé de tout support, disponible en permanence, quels que soient l’heure et le lieu et le dispositif d’affichage, dont l’aspect soit personnalisable, et sur lequel le lecteur puisse échanger avec sa communauté. (C’est là une première approche, n’hésitez pas à proposer des amendements en commentaires !)
   
La face obscure de cette utopie a pour moi plusieurs facettes : le possible contrôle de mes lectures par des personnes ou des instances dont je ne souhaite pas qu’elles contrôlent mes lectures ; l’intégrité des textes (notamment vis-à-vis de leur contamination publicitaire, mais pas seulement…) ; le risque de dépendance par rapport à un fournisseur de « contenus » et de dépendance économique (avec des abonnements, « bouquets », etc.), mais aussi la nécessité de devoir acheter et racheter régulièrement mon « terminal de lecture » (nous vivons déjà cela avec la téléphonie mobile !) ; enfin, le risque de perte subite (effacement volontaire ou action malveillante, panne technique, bug, aléa électrique…) ou d’impossibilité d’accès aux livres (le cas s’est déjà produit durant l’été 2009 où Amazon, pour des questions contractuelles de droits, a fait usage de la back door (porte dérobée) dont il dispose sur ses liseuses Kindle pour effacer d’autorité des milliers d’exemplaires légalement acquis d’une autre dystopie, 1984, de George Orwell ­ étrange hasard ! mais pensons également aux difficultés actuelles pour les utilisateurs de MegaUpload pour récupérer leurs contenus légaux la légalité du plus fort prime sur celle des plus faibles).
(Une nouvelle fois, n’hésitez pas à compléter ou réagir en commentaires !)
  
Pour moi la question reste donc posée avec une acuité, avec une insistance particulière : vers quelle utopie tendre pour le livre au 21e siècle ?
 

samedi 9 juin 2012

Journée d’étude trans-immersion : le post-lecteur ?

Je n’aurais pas ici la prétention d’essayer de refléter la richesse et la variété des interventions de la journée d’étude sur la trans-immersion du 07 juin 2012 à la Sorbonne, organisée par le CEAQ (Centre d’Etude sur l’Actuel et le Quotidien), seulement en esquisser, par associations d’idées, des points de contact avec la prospective du livre.
Il s’agissait « d’une journée d’étude consacrée à la tendance sociétale que l’on désigne par “immersion”, qu’elle soit sensorielle et/ou fictionnelle. Il apparaît qu’elle concentre de nombreux enjeux : corporels, imaginaires, environnementaux, technologiques, esthétiques, sociétaux… ».
 
Pour ma part je remarque d’entrée de jeu que les problématiques de l’immersion relèvent donc bien de l’actuel et du quotidien.
De fait, les lieux émergeants de l’immersion se multiplient (avec les jeux vidéo et leurs multiples déclinaisons, la 3D, l’amélioration des conditions et des vitesses de connexion…).
Et de fait, pour certains expérimentateurs ou explorateurs, un passage s’ouvrirait déjà de l’immersion à la trans-immersion, laquelle suppose une prise de conscience d’un certain changement d’identité au cours de l’expérience immersive. De ma propre expérience personnelle de Second Life depuis 2007, puis depuis 2011 sur Opensim et plus particulièrement Francogrid avec le lancement en janvier 2012 de l’incubateur MétaLectures, j’ai été récemment amené à évoquer spontanément pour parler de nous autres internautes : d’extensions biologiques des avatars ! « Je est un autre [dupliqué] » (ou « Je [dupliqué] est un autre ») ?
 
Ce serait de l’immersion que la lecture émerge
  
Mais quels rapports avec la prospective de la lecture et du livre ?
L’expérience immersive narrative de la lecture et le récit expérientiel (récits de son immersion, autobiographies…) peuvent trouver selon moi de nouveaux chemins d’expression dans l’expérience des espaces et des temporalités spécifiques des nouveaux territoires digitaux (hypergrid) qui seraient en fait, considérant qu’il s’agit là d’inventions purement humaines, une dilatation de notre réalité.
 
L’immersion est notre condition naturelle. Aussi ne pourrait-on pas envisager l’immersion première dans la nature, comme le principal déclencheur de l’acquisition du langage articulé (d’une part, avec peut-être depuis une perte du degré d’implication originelle, que nous rechercherions justement avec des substances psychotropes ou l’adjonction de (nouvelles) technologies, d’autre part, mise en perspective avec le passage à la bipédie, toutes les espèces vivantes étant immergées dans la nature, et ayant d’ailleurs leurs propres langages…), un déclencheur de l’acquisition du langage articulé donc, et qui serait comme, sinon une simple remise en ordre du désarticulé (protolangue chantée), une ré-articulation, suite à l’acquisition de la bipédie et à la domestication de l’environnement en paysage familier, nommé en ses éléments, attestant sa présence au monde, la conscience de soi dans ce paysage, et sa propre lecture subjective du monde.
 
Il y a sans doute eu lecture avant qu’il y ait écriture.
Si nous sommes un jour devenus bipèdes et nous sommes mis en marche, alors c’est ce jour-là que la lecture aurait commencé.
Depuis l’aube des temps et la multiplication convergente des mythes de la création du monde (cosmogonies) nous sommes tous de fait immergés dans un véritable multivers romanesque.
 
Une nouvelle fois, beaucoup plus d’interrogations donc que de réponses dans ces réflexions spontanées à cette riche journée d’étude du CEAQ.
Le post-humain (si post-humain il y a un jour) sera un post-lecteur.
Face à cet horizon incertain encore, une redéfinition confiante des écrans pourrait-être la suivante : « Écran : extension de la page ».
Ce qui est certain je pense, c’est que le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique nous invite à une relecture de la lecture.

dimanche 3 juin 2012

Semaine 22/52 : Lire, de la symbiose à l’osmose

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 22/52.
  
Plusieurs événements récents m’incitent à essayer de revenir aux fondamentaux.
L’instabilité logicielle des technologies numériques place l’utilisateur que je suis en position de faiblesse. Face à un écran noir, notre sentiment de vulnérabilité augmente et nous rappelle à notre condition de mortels. Pire que devant la page blanche je trouve, car là d’un coup la maîtrise de l’outil nous manque.
C’est pourquoi il est urgentissime je pense d’enseigner dans les écoles, au plus tard dès le collège, les principaux codes informatiques, ces langages de programmation (et la formule en dit long : langage de programmation !). Nous courons sinon le risque de produire en masse des Bêta, voire des bataillons de Gamma tout droit sortis du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley.
   
Un humanisme numérique ?
    
J’ai commencé cette semaine la lecture de l’essai de Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique (version ebook chez Publie.net) dont, je ne sais pourquoi, je m’étais tenu éloigné jusqu’alors. Je reviendrais peut-être sur cette lecture en cours dans les semaines à venir. La perspective historique qu’adopte Milad Doueihi, les notions de spatialisation et d’hybridation qu’il développe, se retrouvent dans mes réflexions.
Mais il faut je pense en revenir carrément aux fondamentaux, et du codex, et du commencement de l’aventure de l’humanité pensante avec l’acquisition du langage articulé et la réflexion sur soi.
Je l’ai déjà dit : les anthropologues de l’écriture et de lecture devraient s’exprimer sur la crise de croissance que le livre traverse. Il s’agit, en quelque sorte si je puis dire, de poursuivre la phrase, la geste inachevée de Gutenberg et des premiers typographes. Car pour ne pas sombrer dans un asservissement de l’homme soumis à un unique média de masse, codant sa conduite dans une société panoptique, il faudrait qu’il y ait à la fois continuité et transcendance et que nous allions, en effet, vers un humanisme numérique.
Dans ce contexte revenir aux fondamentaux serait pour moi questionner à nouveau la (les) surface(s) sur laquelle nous écrivions. C’est la notion de page, historicisée depuis les tablettes mésopotamiennes jusqu’aux liseuses de cette année 2012. Reprendre sous un autre angle peut-être l’approche de Pascal Quignard dans Petits traités I. Ou bien embarquer sur cette caravelle des « solides de langues » qu’il évoque.
  
Un horizon sonore ?
 
De la page comme surface cultivable qu’un seul regard peut embrasser, au recto verso de feuilles reliées, en passant par la partie du rouleau avec ses deux colonnes de texte offertes à la lecture, qu’est-ce qui aujourd’hui remet la page en jeu ?
J’ai longtemps pensé que c’était sa réinscriptibilité. J’étais dans l’erreur. Les tablettes d’argile étaient réinscriptibles tant qu’elles n’avaient pas été séchées au soleil, el les tablettes de bois évidées et emplies de cire des Romains de l’Antiquité, lesquelles étaient reliées avec des lanières de cuir, l’étaient également. D’ailleurs les palimpsestes attestent de la poursuite sur parchemins de cette pratique tout au long du moyen-âge.
La perte du recto/verso ? La présentation d’une surface unique, et la tabularité — la composition du texte en plusieurs modules autonomes mais interdépendants les uns des autres, sont également d’anciennes pratiques attestées.
« L’écriture, écrit Pascal Quignard [XVIIe Traité : Liber], tout à la fois matérialise et rompt en morceaux la langue jusque-là continue, magique, venteuse, invisible, aérienne. L’écriture précipite la langue. Le livre est le seul précipitat de langue. « Liber » est le nom de cette cristallisation et de ce démembrement des parties de la phrase parlée. ».
   
Qu’est-ce qui aujourd’hui remettrait la page en jeu ?
La connexion peut-être. Les hommes et les textes ont toujours été connectés. Mais entre la roue à livres et l’hypertexte il y a incontestablement un progrès technologique.
De nouvelles pratiques d’écritures collectives et de lectures sociales se cristallisent.
Les auteurs et les lecteurs qui arrivent encore à se tenir à distance ne vont bientôt plus pouvoir nier la porosité de plus en plus importante entre l’univers physique du livre et ce méta-univers, qui prend forme par la magie d'une nouvelle écriture : le code informatique.
Un univers parallèle, avec ses galaxies de l’imaginaire et des fictions littéraires, se rapproche et va fusionner avec ce que nous appelons “notre réalité”.
L’écrit (re)devient continu, magique, venteux, invisible, aérien.
Émis depuis des satellites ou fusant dans des fibres optiques, le texte est aujourd’hui un flux continu de données véhiculé par l’électricité et la lumière.
Le sentiment d’immersion qui nous est apporté par certaines lectures va devoir se mesurer à l’aune de nouvelles expériences trans-immersives d’écoute du monde, de lectures moins intellectuelles et plus perceptives peut-être, sensibles, qui marqueraient le passage du lecteur vers une symbiose, puis une osmose, avec la respiration des codes (langues et nombres).