mardi 21 août 2012

De la fonction sociale du livre à l'heure du numérique

Dans la foulée de l'enquête de Camille Poirier, mise aujourd'hui en ligne sur le site de L'Express : "Du papier au numérique, quand le livre crée des liens", je vous mets à tous ci-dessous l'intégralité de l'interview initiale, simplement pour que vous ayez plus d'informations sur ce que je pense de cette question ;-)
" - Quels sont, selon vous, les principaux bouleversements qu’implique le passage du livre papier au livre numérique ?

Ils sont nombreux je pense ! Comme lors du passage de l'édition manuscrite à l'édition imprimée à la fin du 15e siècle, nous assistons à une reconfiguration du marché et à l'arrivée de nouveaux entrants. Pas seulement des mastodontes anglo-saxons, comme Amazon, Apple ou Google, mais également une nouvelle génération d'éditeurs, que je qualifie de "pure-players". Il s'agit d'entrepreneurs qui publient des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. J'en ai déjà répertorié plus de quatre-vingt dix francophones.

Cette reconfiguration engendre des tensions au sein de l'interprofession, notamment entre les éditeurs traditionnels et les auteurs. Les médiations autour du livre se redéfinissent sur les blogs et les réseaux sociaux où les légitimités sont rediscutées et où le lien social se tisse avec d’autres règles, apparemment plus libres. Les plateformes d’autopublication se multiplient et les lecteurs vont de plus en plus vouloir eux aussi être reconnus comme des auteurs. En vérité personne ne sait où nous allons !

- Pensez-vous qu’ils sont destinés à cohabiter, ou que le second remplacera le premier ?

La cohabitation va être assez longue. D'après les historiens les rouleaux et les livres auraient coexisté pendant au moins un siècle. Mais c'est principalement une question de générations je pense. Celles et ceux qui ont fait leur apprentissage de la lecture sur des livres imprimés vont, comme moi, toute leur vie rester attachés à ce support de lecture. Mais pour ce qui est des tout jeunes enfants qui ont aujourd'hui leur premier contact avec l'écrit sur les smartphones ou les tablettes internet de leurs parents, et qui seront ensuite scolarisés dans des écoles de plus en plus équipées en outils numériques, nous pouvons vraisemblablement penser que lorsqu'ils seront adolescents puis jeunes adultes ils ne se tourneront plus instinctivement vers du papier imprimé pour lire. 

- Les détracteurs du livre numérique affirment que la lecture sur écran est plus individualiste, moins « humaine » : plus d’échanges ou de prêts de livres, de discussions avec les libraires ou bibliothécaires… Pensez-vous que le « rôle social » du livre disparaîtra avec le numérique ou, au contraire, que le numérique pourrait encourager les lecteurs à échanger davantage, en laissant leurs avis sur un livre par exemple ?

Depuis que nous sommes passés il y a plusieurs siècles de la lecture orale à la lecture silencieuse, lire est une activité solitaire, intime. L'arrivée sur le marché de nouveaux dispositifs de lecture (liseuses ou tablettes), de livres numérisés et d'œuvres numériques multimédia, provoque en réaction une surestimation des liens que certains pouvaient entretenir avec leurs libraires.

En fait, sur les réseaux sociaux il est souvent question de livres et de lecture. De nombreux auteurs plus ou moins connus ont leurs blogs, mais il existe surtout beaucoup de blogs de simples lecteurs qui veulent partager leur passion de lire et leurs coups de cœur.
Dès 1996 et jusqu’en 2009 Isabelle Aveline et son équipe avaient avec Zazieweb posé les bases des communautés de lecteurs qui aujourd’hui se multiplient. Je pense à Babelio, par exemple. Il est incontestable que les TIC facilitent et augmentent les échanges autour du livre.

- Quelles sont les principales évolutions que l’on puisse envisager en matière d’ « environnements de lecture » (bibliothèques, librairies…) ?

Avec le développement du commerce en ligne, et pour le livre des acteurs tels qu’Amazon, Apple et Google, les libraires, par ailleurs confrontés à la crise économique et à des loyers prohibitifs sont en position très délicate.

Ce qui se profile, au-delà la baisse des ventes de livres imprimés au profit du téléchargement de livres numérisés, c’est la lecture connectée, en quelque sorte en streaming comme pour la musique. Le modèle de distribution du livre numérique qui est en train de se mettre en place est celui d’un stockage de nos bibliothèques dans le fameux “cloud” (nuage), en réalité des serveurs informatiques. Nous n’achèterons plus de livres, mais nous paierons un droit d’accès ou un abonnement. Avec ce que cela peut supposer, entre autres comme profilage des lecteurs.
Les bibliothèques, qui se présentent déjà volontiers comme des médiathèques, peuvent par contre devenir de véritables tiers-lieux, des espaces de sociabilité autres que le foyer et le travail.
Mais tous, libraires comme bibliothécaires, vont devoir tenir compte de plus en plus des nouvelles formes de médiations et s’orienter rapidement vers le web 3D immersif. Récemment Immochan (filiale du Groupe Auchan) a lancé la version béta d’un centre commercial virtuel en 3D, baptisé Aushopping. Une nouvelle vision du commerce qui intègre la connexion à distance et une dimension réseau social. C’est dans cette voie que doivent s’engager les acteurs du livre et c’est pour les y sensibiliser que j’ai lancé en janvier l’incubateur web 3D MétaLectures

- Vous êtes l'auteur d'un livre sur la "bibliosphère", dont vous nous parliez en 2011. Où en sont les bibliothèques, aujourd'hui, par rapport au livre numérique ?

Elles expérimentent, elles le testent auprès de leurs personnels et de leurs usagers. En général les résultats de ces tests ne font pas vraiment sens à mon avis, car ils ne concernent pas suffisamment de lecteurs pour être significatifs. Et puis, chaque bibliothèque est particulière, en fonction de son implantation géographique, des populations auxquelles elle s'adresse... Mais je pense surtout, qu'exceptés les publics d'étudiants et de chercheurs, les gens viennent toujours pour l’imprimé et pour trouver autre chose que ce qu'une connexion qu’ils peuvent avoir de n’importe où leur apporterait.
Il est certain qu'au 16e siècle tous les ouvrages manuscrits n'ont pas été imprimés, et de même aujourd'hui, tous les titres imprimés ne seront pas numérisés. Les bibliothèques ne doivent pas, pour être résolument modernes, négliger leur mission essentielle qui est d'assurer la conservation et la pérennité des livres. Quand je parle de bibliosphère, je ne pense pas au rapport entre les bibliothèques et les livres numériques en particulier, mais, plus généralement, au déploiement des bibliothèques sur tous les plans des nouveaux territoires digitaux : web 3D, réalité augmentée…"

dimanche 19 août 2012

Semaine 33/52 : L’Annonce faite aux éditeurs

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 33/52.

L’obscurantisme qui consiste à vouloir imposer dans la bibliosphère les lois des siècles passés, fondées sur la rareté et le contrôle des usages, laisse filtrer la lumière.
L’omerta s’effondre sur elle-même.
Pendant combien de temps pourrons-nous maintenir le Texte pétrifié ?
Voir à travers les voix qui s’élèvent les rapports nouveaux qui se tissent, parfois d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, et qui redessinent de nouvelles cartes.
Que le livre, sous son aspect industriel, soit considéré comme une marchandise n’est pas véritablement choquant, mais que ceux qui s’enrichissent de ce commerce méprisent autant les auteurs et les lecteurs, l’est.
Par exemple, j’ai déjeuné cette semaine dans le jardin du Luxembourg, un fin voile de pluie au cœur du mois d’aout ; malgré la date déjà c’était l’automne, c’était presque l’hiver. Et cette idée vague et triste d’être là, à Saint-Germain-des-Prés, alors que le rideau tombe lourdement sur son spectacle.
Je crois bien que je porte déjà le deuil de tout ce que j’aurais pu écrire.
Illusion des illusions, tout est illusion.
Bientôt la fin du spectacle ?
« Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. La production économique moderne étend sa dictature extensivement et intensivement. » (Guy Debord, La société du spectacle, 1971, Éditions Champ Libre).

Ainsi donc, éditeurs, se dresse devant vous : le livre.
Pagineux et opaque. Et derrière le spectacle. En coulisses, au paradis, au poulailler, dehors, à la rue, sur le trottoir. Le livre, vous comprenez ?
Le livre giboyeux remontant des siècles, avec leurs presses à bras et leurs encres grasses. Dans son ventre des caractères qui aboient, et quelques-uns qui nous parlent encore.
Irons-nous lire demain dans des dispositifs de lecture proustienne, comme si la prétendue dématérialisation était un autodafé à rebours ? Une reconstruction dans la mémoire des lecteurs survivants ?
Ce passage du Phèdre de Platon : « C’est que l’écriture, Phèdre, [C’est Socrate qui parle] a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les œuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. » (Phèdre, Platon, Traduction de Mario Meunier, 1922. Source Wikisource).

Comment au 21e siècle réintroduire ce discours de Socrate dans un mouvement de libération de la parole écrite — le texte désincarcéré de la chaîne graphique, libéré du livre…, et en même temps prendre en compte que les nouveaux dispositifs de lecture pourraient être dotés de certaines fonctionnalités d’interactions avec leurs lecteurs et, à la fois, de la parole et de la mémoire. Comment ? Peut-être en le faisant résonner par rapport à ce que j’écrivais la semaine précédente sur la toujours problématique complémentarité du texte et de l’image.

Toujours impossible en 2012 de rendre compte dans son intégralité de l’expérience singulière qu’est la lecture d’un roman, expérience à la fois simple et complexe. Très simple et trop complexe.
Comment expliquer l’évasion, la déconnexion (sic), l’immersion engendrée par la lecture de certains romans…
Comment aussi ne pas s’interroger sur ce que de nouveaux dispositifs de lecture multimédias risqueraient de nous faire perdre, de détruire sans le savoir, considérant que justement nous ne savons pas précisément ni de quoi il s’agit ni comment cela agit.
Pour Stanislas Dehaene : « Le cerveau humain n’a jamais évolué pour la lecture. [...] C’est au contraire la lecture elle-même qui a évolué afin de présenter une forme adaptée à nos circuits [neuronaux]. En quelques milliers d’années d’essais et d’erreurs, tous les systèmes d’écriture ont convergé vers des solutions similaires. Tous font appel à un jeu de caractères simples que notre région occipito-temporale gauche n’éprouve pas de difficulté insurmontable à apprendre et qu’elle parvient à connecter aux aires du langage. La conception des écritures est proche d’un optimum qui leur permet, en quelques années, d’envahir les circuits neuronaux de l’apprenti-lecteur… » (Les neurones de la lecture, Stanislas Dehaene, éditions Odile Jacob, 2008).
Vous avez souri en lisant Étienne de la Boétie
L’objet livre avec ses avatars multiples échappe au temps. Alors ce qui importe surtout maintenant c’est de lui permettre cette échappée : libérer les textes des carcans législatifs et commerciaux, libérer les textes des chaines du livre.
Les éditeurs négligent la prospective car ils n’y voient pas une méthode pour innover tout en limitant la prise de risque. Ils ont tort, je crois.
La recherche de la rentabilité sur une échelle de temps réduite, l’alignement sur les circuits de la grande distribution avec le lancement de livres-produits à rotation rapide et signés d’auteurs-marques est une navigation à vue ne pouvant satisfaire que les besoins à court terme des actionnaires et des héritiers. Quand vous serez, quand nous serons, dans la tombe, le monde que nous aurons laissé volera en éclats ! Vous serez, nous serons responsables.

Décidément le marché du livre me fait penser à un bocal à poissons rouges dans lequel une petite masse d’individus frétillent inconsciemment, sans réaliser que leur bocal est ballotté par les flots tumultueux sur l’immensité des océans. Car la véritable perspective s’étend en vérité de l’acquisition du langage articulé, il y a environ deux cent mille ans, jusqu’à ce groupe de chercheurs de l'Institut Wyss de l'Université Harvard, dirigé par le professeur George Church, et qui viennent de coder un livre directement dans de l'acide désoxyribonucléique (ADN) (Source).

Mais, même avec une vision plus réduite, il vous faut savoir cependant deux choses…
La première, que de plus en plus d’auteurs, souvent issus des générations natives du numérique, mais pas seulement, ont de plus en plus tendance à refuser d’entrer dans votre jeu, et alors de se frayer leurs propres chemins dans une nouvelle économie qu’ils inventent avec leurs pairs et leurs lecteurs ; ces auteurs refusent entre autres l’application de verrous numériques (DRM) à leurs œuvres.
La seconde, que de plus en plus de lecteurs également, souvent issus des générations natives du numérique, mais pas seulement, maîtrisent mieux que nous les nouveaux outils, mais aussi qu’ils sont de plus en plus anglophones. S’ils ne trouvent pas le livre qu’ils veulent en français et à un prix raisonnable ils l’obtiennent par des voies détournées.

La servitude volontaire dont quelques-uns encore vous honorent tient à bien peu de choses, à une nostalgie, à un attachement affectif aux livres imprimés et aux librairies, à l’inertie massive des consommateurs.
Votre manège reste rentable seulement parce que des auteurs et des lecteurs y montent encore, mais qu’ils soient résolus à ne plus servir vos intérêts et ils seront libres de défendre les leurs.
«Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. » : combien de siècle encore nous faudra-t-il pour comprendre cette affirmation de 1549, d’Étienne de la Boétie dans Le discours de la servitude volontaire ou le contr’un.
Les générations qui apprennent à lire et à écrire en 2012 seront-elles aussi serviles que nous le sommes aujourd’hui ?
Mais sans attendre cette relève, je le répète, certains auteurs, déjà, s’en vont tenter leur chance sur d’autres tapis de jeux, sur lesquels ils fixent en partie les règles ou bien là où elles leurs apparaissent plus équitables ; et des lecteurs aussi, par besoin d’aventure, de découverte d’une littérature moins formatée, se risquent à explorer de nouveaux territoires de diffusion des livres, certains mêmes, poussés par les contraintes qui leurs sont imposées, franchissent finalement les limites de la légalité, considérant, à juste titre, que les limitations à la libre jouissance d’un bien culturel légalement acquis ou que l’accaparement par certains des biens communs, que la privatisation du domaine public et de ses œuvres, sont des atteintes criminelles au patrimoine culturel universel. Sommes-nous tenus de respecter les lois qui sont injustes ?

Ces pionniers ont sans doute la part la plus belle de l’aventure, parce qu’ils y participent. Mais nous pouvons trembler pour les générations futures car les barbares qui renversent vos empires sont pires que vous : il n’y a aucun humanisme dans le formatage imposé insidieusement par les stratégies marketing de ces mêmes marques qui prônent et organisent : un contexte d’hyperconnectivité permanente, une économie de l’attention et du temps de cerveau disponible ; et assure notre soumission par la démultiplication de l’offre et la création sans cesse renouvelée de besoins factices et addictifs.
 

dimanche 12 août 2012

Semaine 32/52 : L’obsession textuelle

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 32/52.

Je me suis fait l’écho récemment d’une réflexion bien tranchée de Pascal Quignard. Ce dire résonnait peut-être en moi depuis sa lecture initiale, il y a quelques années déjà. Je constate en effet de plus en plus souvent et avec une sensibilité qui me semble s’accroitre avec le temps, que de plus en plus d'éditeurs pure-players tendent à produire des livres numériques avec de moins en moins de texte et de plus en plus d'images, de vidéos, d'animations et de sons en tous genres...
Je ne fais ici référence qu’à ma sensibilité personnelle et toute subjective de lecteur. Je ne juge pas. Je ne prétends aucunement décerner des bons ou des mauvais points, et encore moins indiquer quel serait le chemin à suivre.
Je dis simplement que ma sensibilité de lecteur me permet de ressentir un peu de l’angoisse qu’évoque Milan Kundera, lorsqu’il cherche à justifier son refus à la numérisation de ses livres : « Il me semble que le temps qui, impitoyablement, poursuit sa marche, commence à mettre les livres en danger, dit-il. C’est à cause de cette angoisse que, depuis plusieurs années déjà, j’ajoute à tous mes contrats, partout, une clause stipulant que mes romans ne peuvent être publiés que sous la forme traditionnelle du livre. Pour qu’on les lise uniquement sur papier, non sur un écran. » (Déclaration de Milan Kundera le 11 juin 2012, à l’occasion de la remise du prix de la Bibliothèque nationale de France pour l’ensemble de son œuvre).
 
Milan Kundera et Pascal Quignard
 
Quelle est cette angoisse ? « Voici, poursuit Milan Kundera, une image qui, de nos jours, est tout à fait banale : des gens marchent dans la rue, ils ne voient plus leur vis à vis, ils ne voient même plus les maisons autour d’eux, des fils leur pendent de l’oreille, ils gesticulent, ils crient, ils ne regardent personne et personne ne les regarde. Et je me demande : liront-ils encore des livres ? C’est possible, mais pour combien de temps encore ? Je n’en sais rien. Nous n’avons pas la capacité de connaître l’avenir. Sur l’avenir, on se trompe toujours, je le sais. Mais cela ne me débarrasse pas de l’angoisse, l’angoisse pour le livre tel que je le connais depuis mon enfance. Je veux que mes romans lui restent fidèles. Fidèles à la bibliothèque. ».

Que dit Pascal Quignard dans son VIIe Traité, intitulé : Sur les rapports que le texte et l'image n'entretiennent pas : « Toute image est à proscrire dans les livres qu'on ouvre et dans la lecture desquels on se plonge — sinon celle de l'écrit lui-même — par la simple raison qu'elle se substituerait à la lettre qui s'efforçait de suppléer à son défaut. Il est 1. contradictoire, 2. vain de demander au signe qu'il se transporte dans l'objet à quoi il réfère, car la signification est ce transport même ; c'est par voie de conséquence demander au signe qu'il se répudie comme signe ; c'est astreindre l'écrit à sa mort. L'image coupe l'herbe sous le pied qui est le langage. Montrer l'écrit comme spectacle : s'il apparaît, il s'anéantit ; il commence à être visible ; il cesse d'être lisible [...] Pour reprendre le verbe dont usait Gustave Flaubert, la mise en images "tue" les mots, puisqu'elle prétend se ressaisir de ce qu'ils avaient abstrait dans l'immédiateté continue pour le réintroduire dans l'univers physique. » (Extrait de Petits traités I, Pascal Quignard, Folio, pp. 132-133. N.B. : C'est moi qui souligne).
Le propos peut paraître excessif, mais si l’on s’arrête un instant sur son argumentation, cela, je pense, donne à réfléchir malgré tout.
Cette angoisse serait-elle lié à la perte de la gravitation que suggère l’impression ; le caractère faussement immuable du texte imprimé qui fait autorité. (Il me faudrait relire alors dans cette perspective Histoire et pouvoirs de l’écrit, d’Henri-Jean Martin, peut-être serais-je surpris à la relecture d’y trouver de l’eau pour mon moulin !)

Bien sûr il ne s’agit pas d’être iconoclaste dans une société de l’image où la télévision règne sur la majorité des citoyens ; il ne s’agit pas d’ignorer les rapports originels et souvent originaux que textes et images entretiennent depuis l’aube de l’écriture. Dans son ouvrage, Les artisans de l’écrit, des origines à l’ère du numérique, Roger Dédame, spécialiste des techniques et de l’histoire des métiers de l’imprimerie, commence par l’image dessinée, puis la calligraphie dont on trouve toujours traces dans l’écriture chinoise et la graphie arabe. Il date de l’époque gothique (14e siècle), du triomphe de la miniature et des enluminures, le « début d’une coexistence difficile, de deux langages distincts, l’image et l’écrit, dont la souhaitable complémentarité n’est pas encore respectée à notre époque. ».
Les outils logiciels et les possibilités de diffusion multimédia réinterrogent aujourd’hui encore (toujours) cette complémentarité problématique. La bande dessinée en est une parfaite illustration : un art qui jaillit des épousailles de l’image et du texte. Mais que pourrait devenir la BD face à des industries culturelles corruptrices ? Réinventer le film d’animation ou le dessin animé, serait-ce bien raisonnable ?

Dans le contexte du passage de l'édition imprimée à l'édition numérique, la question se pose : et si, maintenant, le spectacle gagnait aussi le livre, le texte, l'écrit ?
Les industries du divertissement règnent sur la culture et l’offre va bien plus vite que la demande. En réalité bien peu de lecteurs attendent ce que des Amazon, Apple et Google prétendent leur apporter.
 
Le fascisme des marques
 
Pour moi, lire, c’est voir sans images, saisir en plein vol, ramasser dans une impression unique une poignée de sensations suggérées. Lire, c’est renouer avec la marche des premiers hominidés partant à l’aventure dans un monde où tout était encore à nommer. (Je me souviens ces quelques mots d’Albert Bensoussan dans sa présentation du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude : « Là, tout sera à créer et l'on vivra le déchiffrement des premiers jours du monde, car "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Et voilà l'humaine condition installée dans l'Histoire, dans la contingence, dans le devenir et le cyclique... ».)

Lire, c’est plonger dans un texte, sauter à pieds joints dans sa lecture, s’en éblouir, s’en éclabousser au point d’en oublier son environnement, ses préoccupations ; aller comme au cours d’une longue marche à pas rapides, tout entier dans son souffle, et au point, sa lecture terminée, d’avoir l’impression très nette d’avoir vu le film de ce que l’on vient de lire alors qu’il n’en est rien : voilà qui relève et signe à mon sens et pour un lecteur : une lecture immersive.
Un lecteur (ou une lectrice bien entendu) ? Comment le redéfinir par rapport à cette angoisse de Kundera et à cette obsession textuelle de Pascal Quignard, que je fais miennes ?
Peut-être ainsi, comme : Un qui voudrait ne pas mourir, non pas pour rester en vie, mais pour continuer à lire.

Si le texte se rétracte, à n'être plus que légendes des images animées, ne perdrons-nous pas quelque chose en perdant ce qui est spécifique à la lecture de textes seuls ?
Et ce dans le meilleur des cas. Au pire tout pourrait devenir programme de télévision. Je le crains.
Vers quel type de société pourrions-nous dériver si la lecture et les lecteurs devenaient les otages de cette aliénation collective imposée par des marques ; des marques que je n’hésiterais pas à qualifier de fascisantes. Il suffit en effet de s'informer un minimum sur les contrôles qu'elles cherchent à imposer à nos lectures pour en être persuadés.
La technophilie ambiante qui gagne l’écosystème de la lecture n’est probablement qu'un effet du formatage imposé insidieusement par les stratégies marketing de ces mêmes marques qui prônent et organisent : un contexte d’hyperconnectivité, une économie de l’attention et du temps de cerveau disponible ; et assure notre soumission par la démultiplication de l’offre et la création sans cesse renouvelée de besoins factices et addictifs.
 
Aussi la question doit-elle être posée je pense : avec l'édition numérique, la lecture et les lecteurs ne deviennent-ils pas les otages de cette aliénation collective imposée par des marques ?
Durant des millénaires des milliers d’hommes vécurent dans des sociétés qui ne savaient pas l’écriture possible. Aussi ne devons-nous pas seulement prendre en compte la part d’imprédictible dans ce qui se développe aujourd’hui, mais également prendre humblement la mesure de notre ignorance profonde, et du passé et de l’avenir.

vendredi 10 août 2012

La lecture immersive selon Proust, ou, « Cette impression de rêve que l’on ressent à Venise »

En 1906, aux éditions de la Société du Mercure de France, Marcel Proust publie en préface à sa traduction de l’ouvrage du critique d’art anglais John Ruskin, Sésame et les lys, un texte titré : Sur la lecture. Il y prend ses distances d’avec Ruskin et y affirme des opinions personnelles assez tranchées sur ce qu’il nommera : « l’acte psychologique original appelé Lecture ».
 
Un acte psychologique

De quoi s’agit-il ? S’agirait-il en fait, sous la plume de Proust et sous prétexte d’une préface, davantage que d’un éloge général de la lecture, de l’approche d’une certaine pratique de cette dernière, au fond, de la lecture immersive ?
Ce court texte, de quelques dizaines de pages seulement, aurait-il pu être le "pré-texte" d’un texte que Proust n’écrivit jamais ?

Comment définir la lecture immersive sans sombrer avec le chant des sirènes du siècle encore nouveau et de ses gadgets informatiques ?
Simplement, peut-être, en me référant à ce qu’Alberto Manguel, pur de tout soupçon de technophilie, écrivit dans Une histoire de la lecture (Actes Sud éd., 1998) au sujet de la lecture privée, se penchant sur la lecture au lit ; le lit, à la fois territoire privé et espace de voyage s’il en est, pensons au “radeau-lit” de Colette. Rien de vraiment défini cependant. Comment définir un sentiment intime, indéfinissable, sans prendre le risque de le voir s’évanouir ?

Si depuis l’Antiquité on peut distinguer une pratique de la lecture intensive (le lecteur lit et relit par contrainte sociale un nombre limité de livres), de celle d’une lecture extensive (le lecteur lit librement de nombreux livres nouveaux), nous ne pouvons je pense que nous interroger sur le pourquoi du silence, tant des humanistes, des lettrés, que des philologues et des historiens du livre, concernant la lecture immersive, laquelle conjugue pourtant de fait, aux plaisirs d’une lecture extensive de découverte, certains des bienfaits supposés d’une lecture intensive.
Pourquoi ? Peut-être simplement parce que ce mouvement de l’esprit est si naturel au lecteur qu’il semble inutile de s’y attarder.
Peut-être n'est-ce qu'un effet du siècle, du nôtre, de ce monde d’écrans et de flux, qui nous conduirait à considérer avec une attention particulière ce que nos semblables ont naturellement expérimentés depuis l’aube de la lecture.

Comment (re)définir ce dont il s’agit, tout en nous positionnant par rapport au texte évoqué de Proust ?
La lecture, qu’est-ce ?
L’acte psychologique de lire ? Et lire alors qu’est-ce ?
Renouer avec la marche des premiers hominidés partant à l’aventure dans un monde où tout était à nommer ?
(Ces quelques mots d’Albert Bensoussan, dans sa présentation du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude : « Là, tout sera à créer et l'on vivra le déchiffrement des premiers jours du monde, car "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Et voilà l'humaine condition installée dans l'Histoire, dans la contingence, dans le devenir et le cyclique... »)
Et l’immersion ?
Plonger dans un texte, sauter à pieds joints dans sa lecture, au point d’en oublier son environnement, ses préoccupations ; aller comme au cours d’une longue marche à pas rapides, tout entier dans son souffle, et au point, sa lecture terminée, d’avoir l’impression très nette d’avoir vu le film de ce que l’on vient de lire alors qu’il n’en est rien, voilà qui relève et signe à mon sens une lecture immersive.
Mais d’abord, qu’entendons-nous ici par lecteur, ou lectrice bien entendu ?
Un qui voudrait ne pas mourir, non pas pour rester en vie, mais pour continuer à lire.
Rien de plus illusoire en effet que la plainte mallarméenne : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. ». A partir du 12e siècle, si ce n’est plus tôt, il y eut plus de livre en circulation qu’un lecteur assidu ne pouvait en lire au cours de sa vie. Et l’augmentation de l’espérance de vie n’est rien comparée aux progrès, jadis de l’imprimerie, aujourd’hui de l’informatique.
 
Le lecteur Marcel Proust et les sortilèges
 
Proust commence sa préface par cette phrase (devenue presque aussi célèbre que le fameux : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. ») : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. ».
Avec les heures de jeux, les heures de lecture sont paradoxalement celles qu’enfants nous vivions le plus intensément. Une pensée à Bachelard qui écrivit : « L'enfance est certainement plus grande que la réalité. ».

Nous abordons là, si nous suivons bien Proust, un paradoxe. Car en effet, le souvenir, aujourd’hui, de ces heures de lecture, de ces heures d’apparente absence au monde environnant, ce souvenir se trouve habité non pas, ou presque plus, ou si peu, des souvenirs des lectures concernées, mais, du contexte de ces lectures, de ce à quoi précisément ces lectures nous rendaient absent.
« Tout cela, écrit Proust, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour,) que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfouis… ».
La lecture encre la nostalgie. Peut-être en est-elle la chambre ? Peut-être en fait-elle le lit ? Si cette idée me traverse l’esprit c’est que, dans ses digressions pour séduire sa dédicataire, la Princesse Alexandre de Caraman-Chimay, l’ami Proust évoque pour cette Hélène sa chambre idéale : « Pour moi, écrit-il, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le langage de vies profondément différentes de la mienne, d’un goût opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où mon imagination s’exalte en se sentant plongée [immergée] au sein du non-moi… ».

Il apparaît ainsi progressivement que l’objectif de Proust dans ce texte est plutôt en vérité de mettre en garde ses lecteurs sur la lecture : « La lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle prépondérant que lui assigne Ruskin » !
Exception faite donc de ces « lectures de l’enfance », comme des îles qui : « laissent surtout en nous l’image des lieux et des jours où nous les avons faites… ».
Proust parle alors de sortilège, et il faut bien reconnaître que son analyse est fine : « J’ai parlé de toute autre chose que des livres parce que ce n’est pas d’eux qu’elles [les lectures d’enfance] m’ont parlé. ».
Ainsi abordons-nous cet « acte psychologique original appelé Lecture », qui pourrait donc être infidèle aux livres eux-mêmes.
Dès lors, il s’agit de suivre Proust, de s’attarder avec lui sur cette fameuse conférence de Ruskin, dite conférence des « Trésors des Rois », donnée le 06 décembre 1864 à l’Hôtel de Ville de Rusholme, dans la périphérie de Manchester, conférence incorporée au corpus de cours que Ruskin donnait alors sous le nom de Sésame et les lys.
 
Le labyrinthe de nos lectures

Pour exposer à ses lecteurs la thèse développée par Ruskin dans ces cours, Proust cite Descartes pour lequel : « La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs. ».
L’esprit général du propos est donc que, si l’on ne choisit pas sa famille, l’on peut choisir ses amis et, plus particulièrement encore : ses lectures.
Courir le monde, fréquenter la et les sociétés, serait ainsi perdre son temps, car, pour Ruskin précise Proust : « la lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l’occasion de connaître autour de nous. ». (Les crapules n’écrivent-elles donc pas ? J’en doute !)

Préfacier critique, Proust a cependant prétention à aller plus loin que son prédécesseur, « à aller au cœur même de l’idée de lecture ». Lecteur exigeant, il déclare franchement que dès son enfance ce n’étaient pas tant les histoires, les personnages et leurs intrigues qui le motivaient dans ses lectures, mais, véritablement une recherche d’ordre esthétique, déjà ; la beauté opérante de telle phrase bien précise, et qui seule l’entraînait dans ce vaste mouvement de la lecture qui n’était plus alors toute entière que la recherche effrénée et souvent déçue, que le désir de “la belle phrase” retrouvée, plus loin, ailleurs, sur d’autres pages, à la fois autre et identique à elle-même par ce mouvement de lecture qu’elle nourrissait.
Illusion d’un petit Marcel posant pour la postérité en enfant modèle ? Peut-être pas. La lecture, dans sa perspective immersive, est bien de l’ordre du désir, du rapport entre satisfactions et frustrations, et ces désirs engendrés par de belles phrases incitatives sont comme les promesses informulées des jeunes filles en fleurs.

Là où en écho à nombre d’arts du roman, d’Édith Wharton ou de Milan Kundera, du Lector in fabula d’Umberto Eco (sous-titré : Le rôle du lecteur, et qui analyse la coopération interprétative du lecteur), Proust, précurseur, fait déjà un pas de plus, affirmant lui que : « notre sagesse [de lecteur] commence où celle de l’auteur finit. ».
Il introduit presque une dimension initiatique, en ce sens qu’il pourrait faire de la lecture un enseignement spirituel. Mais non. Il l’écrit d’ailleurs un peu plus loin dans cette fameuse préface : « La lecture est au seuil de la vie spirituelle : elle ne peut nous y introduire : elle ne la constitue pas. ».
La réalité de ce qu’il lit se dérobe sans cesse au lecteur, et c’est ce mouvement, comme la cape d’un matador de toros, qui fait le lecteur avancer et se prendre aux leurres spectaculaires de ses lectures et de leurs labyrinthes.
Ce n’est certainement qu’en auteur fécond d’autofictions que Proust peut se permettre d’adopter cette position critique vis-à-vis de la lecture ; la position hautaine d’un qui pratiquerait l’art exigeant des lectures disciplinées dont la mission seraient de stimuler la vie de l’esprit. 
 
« Cette impression de rêve que l’on ressent à Venise »

« Tant que la lecture est pour nous, écrit Proust, l’incitatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer [son rôle initiatique], son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle… ».
Le danger pointé ici par Proust serait bien que lecteur prenne les mots qu’il lit, les mots d’un autre, pour ses propres idées, à lui animal-lecteur, qu’il vive par procuration en quelque sorte la vie personnelle de son esprit, qu’il recherche la vérité, non pas en lui-même, mais, dans les bibliothèques, dans les livres, dans ses lectures, ce genre de vérités qui portent le pluriel et qui, Proust le souligne judicieusement avec une pointe d’aimable impertinence, sont : ces vérités que l’on peut prendre en notes pour qu’elles ne puissent nous échapper. Lecteurs et lettrés sont dans un bateau et cetera…
 
Alors que les siècles nous malmènent, rappelons-nous à chaque page que nous lisons, que pour nous autres lecteurs s’ouvre le vaste domaine de la pensée et de l’action, et que plonger dans la lecture peut être plonger dans le sens profond, universel si ce n’est éternel, de la vie, de la vie de l’esprit, sans limites d’aucune sorte, sans limites de temps, sans limites d’espaces, sans limites physiques.
Oui, « que de fois, conclut Proust, dans la Divine Comédie, dans Shakespeare, j’ai eu cette impression d’avoir devant moi, inséré dans l’heure présente, un peu du passé, cette impression de rêve qu’on ressent à Venise… ».

mercredi 8 août 2012

L'espace scriptural comme scène

J'ai décidé hier de tenter cette réduction : 33 pages ramenées à quelques lignes seulement, pour essayer de faire ressortir l'idée forte exprimée dans cet extrait ci-après donc de : La Grèce archaïque et classique - L'invention de la lecture silencieuse, sous la plume (sic) de Jesper Svenbro, première partie de l'essai collectif sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier : Histoire de la lecture dans le monde occidental.
Jesper Svenbro est directeur de recherche au CNRS en anthropologie de la Grèce ancienne.
Je pense être parvenu (en partie tout au moins) à mon objectif :
  
"Lorsque, vers le VIIIe siècle avant notre ère, l'écriture alphabétique fait irruption dans la culture grecque, elle arrive dans un monde qui est depuis longtemps celui de la tradition orale. [...] il semble inévitable de penser que les premiers lecteurs grecs aient pratiqué la lecture à haute voix. [...] [Le] caractère laborieux de la lecture doit alors être envisagé sous deux aspects, celui de la compétence du lecteur et celui de la présentation matérielle de l'écrit [en scriptio continua]. [...] les destinataires de l'écrit ne sont pas des lecteurs au sens strict du terme mais des "auditeurs" [...] Le public [du théâtre grec également] doit regarder et écouter. Passivement. Ce n'est pas aux spectateurs ni d'intervenir sur scène ni de lire le texte qui, absent de la scène, y régit néanmoins toute l'action. Mémorisé par les acteurs, le texte n'est pas visible au moment où il est dit. Les acteurs se sont substitués à lui, de façon à le traduire en "écriture vocale". [...] La séparation entre la scène, dont cette écriture vocale est livrée, et le public, qui écoute, est probablement assez nette pour avoir pu suggérer aux Grecs une séparation analogue entre écrit et lecteur. [...] Le lecteur qui lit dans sa tête [...] l'écriture lui semble tout simplement parler. Il est à l'écoute d'une écriture - de même que le spectateur de théâtre [...] l'intériorisation de l'espace théâtral dans l'espace écrit. Désormais, l'espace scriptural est susceptible d'être une scène [...] la lecture silencieuse, rendue mentalement possible par l'expérience du théâtre..."

dimanche 5 août 2012

Semaine 31/52 : Mangeur de livres

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition. Ce post est donc le 31/52.

Cette semaine, comme les trente semaines qui ont précédé, j’ai été amèrement confronté à l’atmosphère des vendeurs de livres. Difficile à définir, il ne s’agit pas de personnes précises, mais d’un climat dans lequel je me trouve contraint. Ceux qui travaillent dans les abattoirs éprouvent-ils un dégoût pour la viande ? J’ai l’impression que mon travail en prospective du livre en dégoûte plus d’un ; peut-être n’est-ce que de la rancœur de ma part, ou une certaine lassitude. Alors passons…
Plus important : j’ai encore cette semaine fait l’expérience de la sérendipité. Une succession de circonstances fortuites sur mon emploi du temps m’a conduit à découvrir un livre qui s’avère capital à mes réflexions.
Une nouvelle fois ce fait me prouve l’ineptie criminelle des recommandations algorithmiques que le web tente de nous imposer. Criminelle, car il ne s’agit que d’une basse manœuvre commerciale qui aboutit en fait à un appauvrissement culturel et à un contrôle de nos lectures : vous avez acheté tel livre alors achetez tel autre, vos amis ont aimé tel livre vous l’aimerez surement. Baste !
Le livre dont il est question, de Frédérique Leichter-Flack (Alma éd., 2012) : "Le laboratoire des cas de conscience", montre bien en effet comment certaines fictions littéraires nous apportent des outils symboliques pour nous orienter dans la vie réelle. C’est là une belle illustration de la médiation de la littérature, aspect que nous négligeons en général, et, en particulier, dans le contexte actuel d’un passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, laquelle, si nous nous basons sur la production actuelle des éditeurs pure-players, semble négliger de plus en plus le texte au profit d'images, de vidéos, d'animations.
 
Bibliothérapie à marée basse
Fondée en Alabama en 1924 par la bibliothécaire Sadie Peterson Delaney, Franklin M. Berry dans son ouvrage Analysis of processes in bibliotherapy définit ainsi la bibliothérapie, en 1978 : « Par bibliothérapie on entend un ensemble de techniques permettant de structurer une relation interactive entre un facilitator (médiateur / thérapeute) et un participant, cette relation étant, d'une certaine manière, fondée sur un partage mutuel de la littérature, au sens le plus large possible. ».
Mais chez nous les stigmates du bovarysme — identification excessive à un personnage de fiction, fuite dans l’univers romanesque pour compenser un quotidien frustrant, ont bien marqué les esprits rationnels, et il est toujours difficile aujourd’hui de dépasser ce préjugé pour envisager sérieusement les effets positifs que peuvent avoir de tels phénomènes de projection, et ce que la lecture immersive peut apporter de positif à la construction de sa personnalité.
La psychologie nationale incline davantage à l’auto-thérapie, par une pratique incontrôlée d’écrivant, qu'au recours à la bibliothérapie dans une posture assumée et réfléchie de lecteur.

Au milieu du 18e siècle l’on a constaté dans l’Europe de l’Ouest — en Angleterre, en France, puis en Allemagne, une véritable révolution culturelle, que les historiens désignent carrément sous le nom de « rage de lire », allant même jusqu’à parler parfois d’une : « épidémie collective de lecture » (Histoire de la lecture dans le monde occidental, collectif sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Éditions du Seuil, 2001). Ils expliquent cela par le passage d’une lecture intensive (peu de livres, souvent religieux ou philosophiques, régulièrement relus), à une lecture extensive (beaucoup de livres, souvent des romans, lus une seule et unique fois).

Aujourd’hui les outils informatiques permettent de pratiquer une lecture hyper-extensive.
La fureur de lire, qui aujourd’hui trouve sans doute un débouché sur le web, reste cependant tue, et elle n’est pas véritablement distinguée des autres pratiques des internautes (visionnage, écoute et/ou téléchargements, de musiques, de  vidéos, de jeux…). Naviguer sur le web, les blogs, utiliser les moteurs de recherches, les flux RSS, envoyer et recevoir des courriels, pratiquer les réseaux sociaux, c’est pourtant nécessairement lire.
 
Le devenir de la médiation de la littérature et l’explosion des pratiques de lecture sont deux facettes que nous devrions observer de très près je pense.
  
 
 
Dans sa toile L'opération burlesque, Jérôme Bosh représente une sage-femme, un livre en équilibre sur la tête (c’est là mon interprétation personnelle de ce tableau).
Dans La bibliothèque, la nuit…, ou alors dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel cite quelques cas de possessions par les livres, pour lesquels nous sommes en droit de penser qu’il ne s’agit peut-être pas exclusivement là d’une folie de la lecture, mais également en partie tout au moins, d’une folie de la possession de livres. Je ne retrouve pas ces passages qui se sont pourtant imprimés dans ma mémoire. Des fous de livres qui érigent leur bibliothèque en cocon, en utérus de papier ; d’autres qui l’organisent comme un univers, ou comme une encyclopédie, ce qui est presque la même chose.
Il se pourrait bien que pour beaucoup de lecteurs leur bibliothèque soit comme un exosquelette ; il se pourrait bien que s’il était possible pour eux de le réincorporer, ils puissent alors parvenir à l’unité qui leur permettrait de vraiment exister dans le monde ordinaire ; plus seulement par rapport aux textes, mais dans le contexte.
 
Moi, qui suis un peu comme eux, je n’ai trouvé pour l’instant que deux possibilités pour vraiment manger mes livres. Soit, les brûler pour en mélanger les cendres à ma pitance quotidienne, soit, les laisser macérer longuement dans de l’eau-de-vie, ou du vin rouge.
Que trouverais-je si je sautais le pas de la raison et que je me lançais effectivement dans cette entreprise de manger les centaines de livres de ma bibliothèque, en 2012, à Paris, en plein été ?
 
Prise au pied de la lettre, la métaphore du lecteur qui « dévore un livre » ne manque pas de sel, si l’on songe aux phénomènes de projections et d’intériorisations qui ont été à l’œuvre dans les processus d’acquisition de la lecture par l’espèce humaine : les bulles-enveloppes, vers 3200 ans avant notre ère, externalisations de la cavité buccale, de la bouche qui renferme les mots avant qu’ils ne deviennent paroles ; les globules, premières pièces de monnaies d'électrum au septième siècle avant notre ère, externalisations de l’œil [sur ces deux points se référer aux travaux de Clarisse Herrenschmidt] ; la lecture silencieuse rendue mentalement possible par l’intériorisation de l’espace théâtral [Jesper Svenbro], l’espace scriptural devenant une scène ; le papier après le parchemin comme projection de la peau humaine tatouée, scarifiée…
C’est pourquoi je pense, sans toujours le formuler lorsque l’on m’interroge sur le devenir des bibliothèques publiques, qu’elles devraient, en elles-mêmes, être envisagées puis dévisagées comme des livres, des encyclopédies.
 
Semaine après semaine je reste cependant subjugué de constater combien peu, dans l’interprofession du livre, sont apparemment soumis à ces influx de la lecture. Le métier, le pain quotidien à gagner, le train de vie à mener, les signes extérieurs de richesse à exhiber, l’entreprise à sauver, tissent une camisole à la folie de lire. Je crains fort de réaliser un jour que tous ces gens qui m’environnent dans mon activité de recherche en prospective du livre, ne lisent pas en fait, ou très peu. Ils n’ont pas le temps. Quant aux autres…
 

jeudi 2 août 2012

Le lisible vs le visible, ou (ne pas) "Montrer l'écrit comme spectacle..."

Une réflexion tranchée de Pascal Quignard, qui fait écho à mon travail, alors que de plus en plus d'éditeurs pure-players tendent à produire des livres numériques avec de moins en moins de texte et de plus en plus d'images, de vidéos, d'animations... 
 
"Toute image est à proscrire dans les livres qu'on ouvre et dans la lecture desquels on se plonge -- sinon celle de l'écrit lui-même -- par la simple raison qu'elle se substituerait à la lettre qui s'efforçait de suppléer à son défaut. Il est 1. contradictoire, 2. vain de demander au signe qu'il se transporte dans l'objet à quoi il réfère, car la signification est ce transport même ; c'est par voie de conséquence demander au signe qu'il se répudie comme signe ; c'est astreindre l'écrit à sa mort. L'image coupe l'herbe sous le pied qui est le langage. Montrer l'écrit comme spectacle : s'il apparaît, il s'anéantit ; il commence à être visible ; il cesse d'être lisible [...] Pour reprendre le verbe dont usait Gustave Flaubert, la mise en images "tue" les mots, puisqu'elle prétend se ressaisir de ce qu'ils avaient abstrait dans l'immédiateté continue pour le réintroduire dans l'univers physique."
Extrait de Petits traités I, Pascal Quignard, Folio, VIIe Traité : Sur les rapports que le texte et l'image n'entretiennent pas, pp. 132-133.
N.B. : C'est moi qui souligne.

Dans le contexte du passage de l'édition imprimée à l'édition numérique, la question se pose : et si maintenant le spectacle gagnait aussi le livre, le texte, l'écrit ?