mardi 9 octobre 2012

Former à la commercialisation du livre en 2012

J'ai eu pour la deuxième année consécutive le plaisir d'intervenir à deux reprises la semaine dernière auprès des étudiantes et des étudiants de deuxième année de Master Culture et Communication - mention édition - spécialité Commercialisation du livre, de l'université Paris Nord 13 Villetaneuse.
Et, en 2012, la commercialisation du livre, chaque jour nous le prouve davantage, est en pleine mutation.
A partir d'un plan simple :
1 – mercredi 03 octobre,
- Introduction à la prospective du livre
- Nouveau périmètre de l'interprofession

2 – jeudi 04 octobre,
- Les évolutions possibles à court et moyen termes
- "Conclusion" : ressources pour une veille stratégique et technologique
;
je me suis attaché à leur dresser un panorama objectif du contexte, le remettant en perspective par rapport à l'histoire du livre et de la lecture, veillant à leur exposer les aspects tant positifs que négatifs du numérique, et attirant leur attention sur quelques initiatives à suivre de près, comme, par exemple, le projet MO3T, ou encore Publie.net et PubliePapier, entre autres...
J'espère ainsi avoir contribué à la formation de ces futurs professionnels du livre et pouvoir renouveler encore souvent ce type d'interventions qui sont par ailleurs enrichissantes pour mon propre travail de recherche en prospective du livre.
   

dimanche 7 octobre 2012

Semaine 40/52 : Je porte mes mains sur le livre je le porte à mes yeux à mon nez…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 40/52.
 
Cette semaine, après deux jours de cours à des étudiants en commercialisation du livre, j’ai été invité à intervenir au Salon Lire en Poche de Gradignan. Le contraste entre, le contexte (tel que je le perçois du moins), la posture de futurs acteurs du marché du livre, et l’attitude des “professionnels de la profession” est frappant, saisissant, inquiétant. Impression d’être embarqué sur un Titanic dont l’équipage connaitrait l’histoire mais ne ferait rien pour changer de cap. Fatalitas !
Logiquement, les “professionnels de la profession” n’ont généralement pas leurs inquiétudes orientées, ni vers le livre, ni vers la lecture, ni vers les lecteurs, mais presque uniquement vers le chiffre d‘affaires annuel de l’entreprise qui les emploie. Ils font du commerce. Ce n’est pas condamnable, mais ce n’est pas réfutable non plus. Et c’est peut-être la raison pour laquelle ils me méprisent, voire me haïssent, qu’ils répandent sur moi des propos insanes qui tournent qui tournent qui tournent et me reviennent tôt ou tard. Fatalitas !
 
Remonter aux sources du livre
 

 
Il faut ainsi prendre acte du fait qu’il y a : le livre et la lecture, d’une part, et, d’autre part, l’édition et le marché du livre. C’est ainsi. C’est une évidence, mais nous l’oublions souvent.
 
Oui, je porte mes mains sur les livres de papier, je les touche, les palpe, je les serre fort, je les porte à mes yeux et à mon nez pour les sentir, et j’aime harmoniser la couleur des marque-pages de ceux que je suis en train de lire à celles de leurs couvertures, et ce, sans aucune attention à ce qu’ils ou elles représentent, tout est alors seulement pour moi dans l’harmonie des couleurs ; et je faisais tout cela, oui, spontanément depuis des dizaines d’années, avant que l’époque que nous vivons ne m’oblige à en prendre conscience. Et alors ?
Je le fais maintenant en toute conscience, dans une théâtralité qui me sied.
Et il nous faudrait ainsi je pense être moins dans la dramatisation, celle que les acteurs du marché surjouent pour opposer ceux de l’imprimé à ceux du numérique, et davantage dans la théâtralité.
Le théâtre, tant occidental qu’oriental, n’est-il pas la source (ou l’une des sources) où “s’originent” les mythes qui, aujourd’hui encore, nous animent (au moins les auteurs, les lecteurs, les bibliothécaires…) dans le récit que nous vivons tous de ce passage que traverse le livre d’une ère à une autre.
 
Comment ne pas considérer ce fait fabuleux, que le livre apparaît comme une invention éminemment humaine dont les métamorphoses semblent, au premier abord, énigmatiques. Rien, je crois, dans la nature, ne suggère spontanément sa forme, ou ses fonctionnalités. Les premiers constructeurs d’aéroplanes, nous le savons tous, se sont inspirés des oiseaux. C’est à partir de l’observation de la nature que les premiers hominidés ont imaginé leurs outils et leurs propres techniques. Mais de quoi s’inspire le livre ?
 
Il faudrait remonter le fil, la ligne… En remonter le souffle sur ce qui se révèle de la manducation de la parole articulée et de tout ce qui se raconte depuis...
« …Il me dit : Fils d’homme, ce que tu trouves mange-le, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, il me fit manger ce rouleau et me dit : Fils d’homme, fais manger ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. Je le mangeai et il fut dans ma bouche doux comme du miel. » (Ézéchiel 3,1-3)
Et puis : « Et la voix que j'avais entendue du ciel, me parla de nouveau et dit, "va, prends le petit livre qui est ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre". Et j'allai vers l'ange en lui disant, "donne-moi le petit livre". Et il me dit, "prends-le et avale-le ; et il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera aussi doux que le miel". Et je pris le petit livre de la main de l'ange et je l'avalai, il fut dans ma bouche doux comme du miel. Mais quand je l'eus avalé mes entrailles furent remplies d'amertume. » (Apocalypse 10, 8-11).
 
Porter le livre à bout de bras
 
La réalité dépasse souvent (toujours ?) les fictions, et peut-être même celles d’où elle tisse ses réalités. Ézéchiel. L’Apocalypse.
Pour moi la réalité, “ma réalité”, excède ce que je perçois du monde. Mais il n’en est peut-être pas ainsi pour tous.
Je ne crois pas cependant que ce qui pourrait, je le conçois, apparaître comme un dérèglement, soit le fruit de mes lectures incessantes depuis l’adolescence. Je crois plutôt que je recherchais précisément dans ces centaines de livres que j’ai lus des ouvertures, des points d’accès à cet au-delà des sens, que d’autres cherchèrent peut-être dans la drogue, l’alcool, ou certaines musiques.
J’ai massivement oublié pratiquement tout ce que j’ai lu durant ces dernières décennies. Mais je me souviens de beaucoup de sensations, d’impacts, d’images mélangées comme celles des souvenirs oniriques. Et aussi certains moments qui restent comme s’ils avaient laissé leurs brûlures. Juste l’incandescence de certains éclats de lectures. De lointaines étoiles dans la nuit. Les mutinés de l’Elseneur, assez jeune je crois. Un peu plus tard, Pour qui sonne le glas ? Plus tard encore, Mallarmé, surtout Igitur ou la folie d‘Elbehnon : « Certainement subsiste une présence de Minuit. L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité. ».
 
Surf, navigation, flux, liquide… ; les métaphores qui cherchent à exprimer nos sensations face à ce numérique qui maintenant désolidarise les messages des supports (car il ne s’agit en vérité, ni de contenus ni de données, mais bel et bien de messages, et peut-être faut-il y voir là aussi comment se révèle, dans cette trahison des noms, comment se découvre le peu, voire l’absence, de réelles solidarités professionnelles dans la chaine du livre), ces métaphores donc, se tissent sur une trame aquatique ; alors si certains redoutent dans l’aventure d’être dépossédés de leurs biens, d’être emportés et déchiquetés au fond d’un maelström, qu’ils lisent ceux-là Edgar Allan Poe, qu’ils prennent exemple sur le vieil homme : Une descente dans le maelström : se laisser emporter, observer, oser agir à temps.
 
La prospective du livre, telle que je l’invente jour après jour depuis quelques années déjà, se veut “bibliophore” : porteuse du livre (dans sa traversée actuelle d’un état à un autre).
Je ne sais pas si nous pourrons surpasser le livre dans son avatar du codex, peut-être seulement le dépasser, dans une accélération vers ce livre éternel qui nous ouvre les bras. Dans sa forme du codex cela est si visible. Des volets. Des fenêtres qui s’ouvrent.
Avoir davantage de spontanéité. Voilà ce qu’il nous faudrait. Revitaliser la lecture dans l’élan numérique, au lieu d’en relativiser, et l’ampleur de celle-ci, et la portée de celui-là
 
A quel avenir sont promis des textes qui ne font plus volumes ? Mais écoute-moi : nous avons encore passé la nuit à lire. Regarde. Nous avons passé la nuit à lire. Combien de jours, combien d’années, combien de siècles. Nous avons passé la nuit à lire et maintenant le soleil se lève.
 
[Illustration : La vision du prophète Ézéchiel, par Gustave Doré.]
 

samedi 6 octobre 2012

L’avenir du format poche face au livre numérique

J'ai eu l'occasion hier, 05 octobre 2012, d'intervenir dans le cadre de la journée professionnelle d'ouverture du Salon Lire en Poche de Gradignan (Gironde) à une table ronde, modérée par Emmanuelle Andrieux de l'ECLA : "L'avenir du format poche face au livre numérique", en compagnie de Narges Temimi (Responsable du développement numérique du groupe d'édition Libella) et de Patrick Gambache (Directeur du développement numérique du groupe La Martinière / Le Seuil, directeur de la filiale poche Points, président de la plateforme Eden Livre et vice-président de la commission "Numérique et nouvelles technologies" du SNE).

J'avais choisi d'adopter le point de vue des lecteurs. C'était bien sûr faire fi des réelles contraintes, et légales et économiques, qui s'imposent aux éditeurs, et donc prendre le risque de déplaire et d'agacer.
Nonobstant, face à ces deux professionnels de l'édition, de bonne volonté je crois, et, il me semble, conscients des risques de vampirisation du marché (notamment par Amazon), je n'ai pas vraiment senti, ni d'enthousiasme pour ce que nous appelons, un peu facilement il est vrai "l'édition numérique" (mon point de vue sur cette question : "L'édition numérique n'existe peut-être pas"), ni je n'ai eu l'impression que leurs entreprises leurs donnaient les moyens humains et financiers d'être à la hauteur des enjeux.
Au final : l'impression que nous discutons sur le Titanic du nouveau bateau à construire, sans avoir seulement l'idée et encore moins la volonté de changer de cap. L'impression de se rapprocher de l'iceberg, d'entendre depuis dix ans le même discours officiel du Syndicat national de l'édition.
Triste. Et inquiétant quelque part :-(
 
Synthèse de mon intervention
 
« Dans le numéro de la revue Gallimard, Le débat, consacré récemment au livre et au numérique, Erik Orsenna, auteur d’un Petit précis de mondialisation titré : Sur la route du papier (Stock, mars 2012) et qui soutient par ailleurs l’association Culture Papier, est formel : « le livre de poche, vu la qualité croissante des liseuses, est, dit-il, à mon sens condamné. C’est un système économiquement fou et écologiquement désastreux. » (Le débat, N°170, p.108). Il souligne également qu’il doit y avoir seulement une vingtaine de librairies en France où son prix Goncourt L’Exposition coloniale serait disponible au format poche, alors que le téléchargement d’une version numérisée est possible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, et de n’importe où.
 
Une histoire qui suit son cours…
 
Au cours du siècle précédent le marché du livre de poche s’est structuré comme un socle stabilisant pour le marché français du livre et il repose toujours en grande partie sur la prescription de l’éducation nationale et sur l’impulsion donnée par les adaptations télévisuelles, donc, avec un éventail bien moins étendu que ce que peut / pourrait apporter une offre numérique (voir par exemple déjà Gallica ou WikiBooks entre autres…).
En octobre 2012, la problématique qui se présente avec le développement de l’édition numérique dépasse les simples questions de différentiel des prix de vente entre format poche et format numérique et de chronologie des parutions.
La véritable question n’est pas celle de la coexistence des deux formats, mais, d’évaluer la durée maximale et les conditions d’une possible coexistence, et de mettre rapidement en place un modèle économique viable pour assurer la transition, sans abandonner pour autant le marché du livre numérisé aux KindleStore d’Amazon et iTunes d’Apple, ou à Google et sa boutique en ligne Google Play, ou bien à d’autres modèles liant fabricants de tablettes à distributeurs (Kobo / Fnac par exemple).
Il faut envisager le contexte par rapport aux lecteurs, qui sont les acheteurs, les clients. Et de tous temps les lecteurs ont recherché des supports de lecture portables, facilement maniables, légers, peu encombrants et peu chers. L’histoire du livre de poche commence, au plus tard, à Venise vers 1501 avec l’imprimeur et libraire Aldo Manuzio lequel, à son époque où, comme aujourd’hui l’édition numérique, c’est alors l’imprimerie typographique qui prend son essor, comprend l’importance de rendre les livres facilement transportables.
Or, à ce jour d’octobre 2012, l’offre de versions numérisées des titres au format poche reste bridée (peu de titres) et les prix surévalués pour maintenir artificiellement la chaine économique de l’imprimé.
Les lecteurs doivent encore souvent acheter en version imprimée des classiques de la littérature mondiale auxquels, au 21e siècle, nous pourrions penser qu’ils seraient en droit d’y accéder au titre du patrimoine culturel universel de l’humanité. Ils doivent souvent payer pour des livres du domaine public. Par exemple, l’œuvre de Bernanos ou de Camus, Le Petit Prince de Saint-Exupéry, sont payants pour les lecteurs français mais téléchargeables gratuitement et légalement par les internautes des autres pays ! Bien que légalisé dans la forme, ce procédé est foncièrement malhonnête, en tous cas injuste.
 
Un lectorat qui résiste face aux politiques commerciales
 
En mai 2012 Hachette Livre a aligné les prix de vente des versions numériques de ses œuvres de littérature parues en format poche pour 2000 titres. Mais souvent les versions numérisées demeurent un peu plus chères que le format poche, alors que les lecteurs qui ont investi dans une liseuse sont pénalisés par les DRM et que, selon les conditions d’utilisation des plateformes de téléchargements (Apple, Amazon, Google…), ils ne sont pas propriétaires des livres téléchargés. Mais, fixer un juste prix du livre numérisé par rapport à celui du livre de poche accélèrerait la transition, alors que le poche reste un débouché lucratif pour l’édition.
Dans ce contexte il faut je pense prêter attention à un signal faible dont les observateurs attentifs peuvent déjà mesurer, à la fois l’expansion géographique et le nombre croissant de pratiquants. Je veux parler du développement dans le lectorat de pratiques non-marchandes. Au-delà du fort développement d’un marché du livre d’occasion, se développent en effet, pour le livre imprimé, et particulièrement pour le format poche, des pratiques fondées sur le concept de la consommation collaborative : bookcrossing et Circul’Livre, bibliothèques spontanées issues du mouvement américain des Little free libraries, sites web de dons et d’échanges gratuits (biglib.fr) ; avec en plus, pour le livre numérisé, en marge du piratage, plusieurs sites web de qualité proposant gratuitement et en toute légalité de très nombreux titres du domaine public ou sous licence Creative commons. Dans ce contexte, acheter un livre de poche (et cela m’arrive encore assez souvent) est parfois plus la résultante d’une contrainte que d’un choix.
 
Seule une offre basée, non seulement sur les contingences économiques, mais aussi, sur une véritable ambition éditoriale, avec de nouvelles traductions (l’unique traduction de Maurice Betz de La montagne magique de Thomas Mann date de 1931), de nouvelles préfaces, des bonus, un QR Code pour télécharger la version ePub ou une application Androïd avec des enrichissements multimédia, seule l’innovation pourrait aujourd’hui donner un second souffle au livre de poche imprimé. »

samedi 29 septembre 2012

Semaine 39/52 : L’imprédictible et l’intemporel

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 39/52.
 
Cette semaine j’ai visité l’exposition  "Six siècles d'art du livre - de l'incunable au livre d'artiste" au Musée des lettres et manuscrits, boulevard Saint-Germain. J’en suis sorti porteur d’une prise de conscience renouvelée du caractère intemporel du livre, dès lors qu’il est accueilli dans son extraordinaire singularité comparé aux nouveaux dispositifs de lecture ; de la prise de conscience aussi d'une culture du prototype que nous risquons de perdre.
Cette belle notion d’intemporel enrichit celle d’imprédictible qui me hantait depuis mes nuits bretonnes.
Depuis août 2010 en effet, depuis mon séjour plutôt angoissé sur l’ile d’Ouessant  la fenêtre de ma chambre donnait sur le cimetière, dans l’entrée de la maison d’hôtes une carte de l’ile avec au fil des siècles les naufrages et le nombre des victimes, et moi, qui pour les naturels tombait sous le coup du “droit de bris” ; la pluie le brouillard la corne de brume… ; depuis la notion d’imprédictible me hante.
C’est François Bon, dans son texte du 20 aout 2010 : “Ce qu’Internet change au récit du monde” qui avança cette terrible et essentielle notion, avec cette question qu'il posa alors : « Comment avancer dans l’imprédictible, sachant que cet imprédictible emporte avec lui […] une part radicale de ce qui nous définit comme culture, avec le rêve, l’imaginaire, la pensée réflexive ? ».
    
Le sentiment que beaucoup abandonnent
  
Dans son Après le livre, François Bon utilise encore trois fois cette notion. D’abord dans la partie sur “la syndication réellement simple” et pour souligner que : « Dans cette notion d’imprédictible qui caractérise nos apprentissages web, en temps brutal d’une mutation vécue en direct, l’importance prise par ces flux est certainement le noyau central. » ; ensuite, dans sa partie “(Traverses) Qu’est-ce que je regarde quand j’écris ?”, pour signifier que : « On avance dans l’imprédictible, et c’est probablement la confiance la plus grisante que savoir cette mutation, amorcée de longtemps, et aussi puissante que celles qui l’ont précédée, nous a saisis dans son propre mouvement, et que notre abandon est justement la condition d’y emporter (je repense souvent à ce texte fascinant d’Edgar Poe, Dans le Maelstrom), ce qui tient ici et maintenant à notre responsabilité de transmission, de partage, d’école pour notre discipline. », avant d’ajouter une page plus loin, et de conclure là, ainsi, que l’ : « abandon à la mutation et à l’imprédictible en reste pour tous, ultime paradoxe, la condition préalable [ à “cette lumière [qui] n’émanera pas systématiquement de cette galaxie neuve qui s’installe dans les pratiques numériques du récit” ]. Nous sommes déjà après le livre. ».
 
Il faudrait s’abandonner donc. Ou bien, que nous faudrait-il abandonner ?
Pour ma part je ressens plutôt un sentiment d’abandon, que beaucoup, dans l’interprofession, les pouvoirs publics et les tutelles, abandonnent écriture et lecture à des industriels du divertissement, à des commerçants, à des investisseurs.
 
En-dehors de l’humanité, avant même l’humanité, l’écriture est dans le monde. Le personnage de Jonathan Leverkühn dans Le Docteur Faustus, de Thomas Mann, nous le rappelle au sujet de : « ces signes scripturaires qui ne lui laissèrent jamais de repos, on les voyait sur la coquille d’un mollusque de la Nouvelle-Calédonie. De taille moyenne et teintés d’un rouge-brun pâle, ils se détachaient sur un fond blanchâtre. Les caractères comme tracés au pinceau couraient vers la bordure selon une pure ornementation linéaire et sur la plus grande partie de la surface bombée leur minutieuse complication leur donnait très nettement l’apparence de symboles intelligibles. ». Et le narrateur d’ajouter : « Autant qu’il m’en souvienne, ils présentaient une grande analogie avec des écritures orientales primitives, peut-être le vieil araméen. » (traduction Louise Servicen).
De quoi ce mollusque était-il le livre ?
 
Le papier et l’impression typographique à caractères mobiles auraient pu être opérationnels bien plus tôt, de plusieurs siècles. Le cours de l’histoire mondiale aurait alors été différent.
L’humanité pensante et agissante est bien antérieure, et de beaucoup, à l’écriture même, sans parler des alphabets, ni encore de l’imprimerie.
Il nous faut absolument penser les mutations de la lecture sur un temps bien plus long que celui de nos brèves existences humaines, et même que celui de nos sociétés.
 
Nous sommes peut-être déjà après le livre. Mais ce qui m’importe serait de savoir avant quoi nous sommes ?
La prospective du livre c’est peut-être justement d’approcher, sans jamais l’atteindre, cette part d’imprédictible. Ce qui peut toujours nous surprendre.
L’intemporel du livre pointe sa permanence, l’imprédictible en marque en fait l’immanence, tout en accusant notre ignorance sans doute.
C’est peut-être par le discours que nous produisons ou que nous subissons, que nous inventons à notre insu ce que sera la lecture, ses stratégies et ses dispositifs, à la fin de ce siècle.
 

vendredi 28 septembre 2012

Le livre intemporel

Si l'on s'intéresse véritablement aux livres, et donc à leur histoire, il faut alors visiter l'exposition "Six siècles d'art du livre - de l'incunable au livre d'artiste" au Musée des lettres et manuscrits (du 13 septembre 2012 au 20 janvier 2013, 222, boulevard Saint-Germain à Paris).
D'abord, la visite permet de remettre un peu de raison, tant dans nos visions du passé, que dans les perspectives futuristes que nous imaginons parfois.
Nous sommes je pense (je le suis en tous cas de temps en temps) aussi subjectifs dans nos considérations sur le passé, que dans celles sur le futur.
Nous pensons trop vite, nous ne prenons pas (plus ?) le temps, nous résumons, nous simplifions pour être lu et, peut-être, compris. Au fond nous communiquons. (La forme "blog" change (a changé) notre (ma) façon d'écrire.) 
 
Le temps de lire...
 
Ce n'est pas avant le 8e siècle que le parchemin remplace vraiment le papyrus, et le codex les rouleaux.
Pourquoi se quereller sur la disparition du livre imprimé ?
Aucun de nous ne la vivra.
Si elle advient effectivement un jour, et que les livres imprimés passent des bibliothèques aux musées, comme le firent les manuscrits, ce sera dans un autre monde, une autre époque peuplée de générations qui auront d'autres points de vue que les nôtres.
Je retiens aussi de cette visite trois autres points...
L'art le plus en contradiction avec notre époque de numérisation et de téléchargement des contenus sur des dispositifs froids est très certainement celui de la reliure, dont cette exposition présente de véritables bijoux.
Dans ces époques passées, où le livre était le principal média, l'illustration, et notamment les illustrations narratives, occupent une place essentielle.
Les petits formats et le souci de maniabilité du livre et de mobilité des lecteurs sont très anciens. Les formats in-seize et in-douze sont fréquents. Une petite "bibliothèque portative du voyageur" exposée, contient vingt volumes (certes bien moins qu'une liseuse d'aujourd'hui).
Bien évidemment je n'ignorais pas tout cela, mais en reprendre conscience, dans un face à face avec les objets (notamment avec quelques outils des typographes) est essentiel je pense pour voir le présent avec un minimum d'objectivité.
 
Au-delà la praticité des nouveaux dispositifs de lecture - l'accès facile et le téléchargement rapide d'un grand nombre d'oeuvres et la gratuité de celles du domaine public, la recherche plein texte, l'accès immédiat à des dictionnaires intégrés..., ce qui est encore loin d'être toujours le cas, au-delà donc de cette praticité, l'on ressort de cette exposition avec le sentiment d'une extraordinaire singularité du livre, comparé aux nouveaux dispositifs de lecture ; avec la prise de conscience  d'une culture du prototype qui risque fort de s'éteindre si un véritable humanisme numérique ne parvient pas à s'imposer face au matérialisme dominant et à son économie vérolée.
 
Pour le reste, et comme lors de mes précédentes visites dans ce lieu par ailleurs agréable, j'ai vivement regretté : que le sens de la visite ne soit pas plus clairement indiqué et que les conditions pour voir les vidéos ne soient vraiment pas confortables. Un accès à des versions numérisées des oeuvres présentées aurait également été un véritable enrichissement.
Nous pourrions enfin regretter que le site web de ce musée n'offre pas de services et de contenus permettant de vraiment préparer ou d'approfondir ensuite sa visite. Des améliorations à venir peut-être.
L'agréable promenade que j'ai pu faire ensuite dans un Saint-Germain-des-Prés baigné par la douceur d'un beau soleil d'automne, m'incite aujourd'hui à l'optimisme.
  

lundi 24 septembre 2012

Nouvelle actualisation de la liste des éditeurs numériques francophones

Une mise à jour de la liste des éditeurs numériques francophones porte leur nombre à presque une centaine.
En information subsidiaire nous signalons que l'incubateur web 3D MétaLectures est également à leur service et prépare une surprise pour les éditeurs numériques spécialisés jeunesse ;-)

 


dimanche 23 septembre 2012

Semaine 38/52 : Ce qui ferait roman (maintenant)


Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 38/52.

La semaine passée je reconnaissais ma faiblesse à formuler, depuis plusieurs années déjà, les changements que nous observons tous je pense dans l’univers de la lecture, du livre et de son marché, sous l’expression facile de : « le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique ». Cela permet certes de saisir globalement ce dont je veux parler et de nommer facilement le nouvel écosystème qui se met en place. Mais nommer ne permet visiblement pas de désigner. C’est en fait mettre la charrue avant les bœufs.
 
Fut un temps où l’espèce humaine évoluait dans un monde où aucune des choses multiples qui l’entouraient n’avait de nom. Nous pouvons alors supposer que ces premiers hommes montraient du doigt, l’index geste naturel du jeune enfant auquel on réplique autoritairement que : « on ne montre pas du doigt ! », nous pouvons supposer que ces premiers hommes désignaient avant, un jour, de nommer.
Comme nous le savons tous, l’index désigne entre autres une liste alphabétique de mots-clés ; nous rappelle aussi la fresque de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine : La création d’Adam. C’est aussi pourquoi je préfère le terme “digital” à celui de “numérique”.
Après avoir désigné d’abord, puis avoir nommé ensuite, vient le temps de l’effort définitionnel, pas avant. 
De l’auteur aux générateurs de romans

Si nous admettons que le roman, comme genre littéraire développant une narration fictionnelle, plonge ses racines dans l'Antiquité, dans l'épopée et notamment l’Iliade et l’Odyssée d'Homère, l’Énéide de Virgile, alors nous admettons que ce genre transcende donc la forme et les supports, traverse les siècles et les civilisations, et que les mécanismes de la fiction sont probablement les mêmes que ceux du vivant. Il faudrait relire L’espèce fabulatrice, l’essai de Nancy Huston chez Actes Sud (2008).
Nous lisons ce genre de textes, les romans, pour éprouver des émotions. Ces fictions sont autant de laboratoires dans lesquels nous expérimentons des situations complexes, alors que nous tentons sinon de nous protéger. C’est le merveilleux : « On dirait que… » des jeux d’enfants, qui y retrouve tout son pouvoir évocateur. Nous ne sommes pas loin de la magie, du chamanisme, de l’expérience mystique.

Ces expériences de la fiction acquièrent d’office un statut de réalité dans nos parcours individuels. Il m’arrive régulièrement de douter si j’ai vécu ou lu ou rêvé une scène, une situation précise, et de ne pas pouvoir trancher avec certitude.
 
Une fois le processus de lecture enclenché, s’échapper des limites matérielles de sa réalité, puis, replonger dans sa réalité une fois déconnecté du processus de lecture, est comme une sorte de « respiration de la vie psychique », pour reprendre une formule de Serge Tisseron (dans « La réalité de l'expérience de fiction », L'Homme, 2005/3 n° 175-176, p. 131-145).
D’autres voies, que la lecture, existent certes pour satisfaire ce besoin de déconnexion ; besoin de déconnexion qui n’est donc aucunement lié aux techniques, mais, aujourd’hui comme dans l’Antiquité, simplement aux cadres de la réalité.
Les tensions dans les métiers du livre, par exemple, ou bien les résurgences néo-luddites, ou encore le "Slow mouvement" des offliners, ne sont que les expressions contemporaines d’un malaise beaucoup plus ancien dans la civilisation.
 
Je lisais cette semaine dans Philosophie magazine cet avis de Bernard Stiegler : « Ce n'est pas la technique qui est toxique en soi, c'est notre incapacité à la socialiser correctement. ». Il s'agirait peut-être ici, et depuis l’apparition du langage chez les hominidés, de la question du passage des techniques rationnelles à des technologies relationnelles.
 
Il serait facile en 2012 de recenser et d’écrire sur les logiciels générateurs de textes. Ils existent nous le savons. Ils sont de plus en plus efficaces, dans le sens où ils peuvent tromper de plus en plus facilement des lecteurs humains sur la qualité humaine, ou bien machinique, des scripteurs. Ils déteignent depuis longtemps sur certains auteurs qui formatent leur écriture en fonction des tendances du marché, des lois intrinsèques à un genre littéraire, de la philosophie d’une école d’écriture, ou d’un cours de creative writing d’une université anglo-saxonne. Ils s’inscrivent dans l’évolution de l’espèce, dans la généalogie du “singe dactylographe”, et nous permettent d’expérimenter nos fantasmes des automates littéraires.
J’ai ainsi récemment parcouru l’exposition Mise en culture du langage, de l’artiste-plasticienne Amélie Dubois au Labo de l’édition de la Ville de Paris. Son parallèle entre les cultures microbiennes en boites de Pétri et l’efflorescence des lettres, sa représentation d’une improbable machine productrice de langage (ci-dessous), directement inspirée d’un voyage de Gulliver sur l’île volante de Laputa (Jonathan Swift, en 1721), rendent témoignage d’un imaginaire collectif en train d’excéder  dans son double sens d’outrepasser et d’importuner, nos limites intellectuelles et notre connaissance du passé.
En sortant, en redescendant la rue Mouffetard, l’un des endroits de Paris que j’affectionne particulièrement, j’ai pensé qu’Aurélien Bellanger, l’auteur de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler “un roman wikipédien” (La théorie de l’information aux éditions Gallimard) — toutefois Moby-Dik d’Herman Melville en 1851 mériterait aussi ce qualificatif, j’ai pensé qu’Aurélien Bellanger avait peut-être, soit eu recours à un subterfuge de ce genre, soit, plus vraisemblablement, qu’il avait été agi par les artifices du temps. Des auteurs peuvent devenir les automates littéraires de leur époque.
 
Cette semaine Henry Bauchau est mort. J’avais relu cet été Œdipe sur la route… Cet homme-là était lui dans une geste narrative de la même veine que celle d’Homère et de Virgile, celle où coule le sang de l’espèce.
 
 
 
    
Entendre lire dans son cercueil
 
Ce qui ferait implicitement roman aujourd’hui relèverait donc surtout des signes extérieurs, de l’indication du nom : “Roman”, imprimé sur la couverture d’un volume circonscrit en trois dimensions physiques. Cependant dans mon vécu de lecteur la séparation entre la biosphère réelle et la cybersphère numérique — ou fantasmatique, m’apparaît de plus en plus… fictive.
Le roman culte, par exemple, dépasse cette fausse finitude du livre et s’inscrit dans la légende personnelle de son lecteur ; une expérience singulière de lecture dont nous pouvons peut-être trouver un écho dans Le loup des steppes, d’Hermann Hesse.
 
Je pense pouvoir, assez grossièrement j’en conviens, distinguer les fictions qui se donne pour ambition d’aider leurs lecteurs ; les romans initiatiques — qui présentent le récit de l'évolution d'un personnage qui tente de comprendre le monde et de se comprendre lui-même ; les romans cultes générationnels — ces romans qui fédèrent et influencent un vaste lectorat d’une même génération. Pour ces trois catégories je pense que de multiples exemples viennent spontanément à l’esprit de tous. Mais comment définir ce qui relève de l’intimité du lecteur, de sa rencontre singulière avec une œuvre. Le roman culte. Son roman culte. Mon roman culte. Non pas forcément d’une génération, mais de soi.
Je peux le désigner et le nommer, mais non pas le définir dans son essence ; pour moi c’est : La montagne magique, de Thomas Mann.

Ce qui fera roman un jour sera toujours séparé du flot commun ; ce qui fera roman demain utilisera les techniques de pointe pour réaliser les mondes singuliers des auteurs dans l’univers commun, articuler les mondes, ouvrir des portes et des fenêtres, lancer des ponts et des passerelles ; pour cela tous les supports seront bons, de la pierre gravée à l’implant électronique dans l’organisme du lecteur. C’est dans cette circulation du matériel et de l’immatériel que s’inventeront les nouvelles formes narratives, lesquelles, bien loin d’enterrer le roman, lui donneront une deuxième vie.
 
La mort est toujours possible. Mon rapport à La montagne magique est loin pour moi d’être élucidé.
En méditant sur la mort d’Henry Bauchau ce 21 septembre 2012, je me suis imaginé en cadavre dans un cercueil sonorisé où des années durant serait lu La montagne magique, je me suis imaginé en cadavre dans un cercueil empli de livres imprimés sur du papier et moi, là, entouré et recouvert de livres.
Me décomposer avec les livres ; finir en l’être, et les maux oubliés tourner la page.
Voyez ces vastes cimetières où la vie exulte, où sous la terre se lisent tous ces livres, résonnent tous ces mots dans les cercueils, où la chair et le papier se mêlent ; voyez cette alchimie qui opère les noces de l’Homme et du Livre. Et réjouissez-vous.
 
[DR Illustrations œuvres : sculptures sur livres de l’artiste Guy Laramée, et, Machine à composer des livres, 2011, Amélie Dubois, sculpture bois et cuivre 2,60 x 2,60 m x 70 cm]