lundi 15 octobre 2012

Matière et éclairage - Quelques réflexions sur le livre numérique, par Florian Forestier

N.B. : ce texte de Florian Forestier* a été écrit à l'origine en réponse à un article de Yann Moix paru dans La Règle du Jeu.
 
" Quand on veut parler du livre électronique, on se heurte vite à toute sorte de défenseurs. Les fidèles d'un certain rapport au grain du papier, son poids, son atmosphère, à une certaine façon de distiller le sens, qui ne voient dans le numérique qu’une dématérialisation annonciatrice d’insignifiance ; les hérauts de l’édition en ligne et de la modernité à tout crin qui ne voient, eux, pas d’autre avenir, pas d’autre espace pour des formes nouvelles que le web et les associations, hybridations, combinaisons qu’il permet ; les prêtres de la littérature pure et sauve enfin, pour qui le texte passe de toute façon sans altération ni déformation du marbre au parchemin, au papier, à l'écran, pour qui tout le bruit qu’on fait autour des supports n’est qu’une façon de se détourner de l’essentiel...
 
Abandonnons ici le point de vue historique que d’autres ont su déjà faire voir (On pourra lire les billets de Rémi Mathis) – insistant par exemple sur d’assez fascinants effets de miroirs entre l’inquiétude née autrefois de l’invention de l’imprimerie et l’actuelle effervescence et rappelons en effet qu’écrire, ou lire, c'est d’abord faire du sens. La question du sens – de ses modalités, ses déterminants, ses structures - est la plupart du temps oubliée dans ce débat. Lire de la littérature – c’est accompagner une vague du sens se faisant, ses mouvements de concentration, d'intensification, de détente. Ne pas oublier ici que le sens se fait dans l'épaisseur, qu’il est inséparable du flux de sa venue, des accidents de son déploiement, bref, qu’il prend du temps, de l'espace, que ce n’est, c’est vrai, pas la même chose d’être debout face à un marbre de forum romain, de tenir, froisser un livre, de tenir un écran qui affiche toujours plusieurs textes... 
 
Cette matérialité peut laisser croire que le garant de la puissance du livre serait la profondeur sensible de l’objet. Elle invite davantage selon nous à raisonner en termes d’éclairages. Le marbre, le parchemin, le papier, le codex, le livre imprimé, le journal, la liseuse, l’écran de poste fixe, ne proposent pas les mêmes éclairages, n’activent pas la même dynamique de forme, la même corde vibrante, la même intensité d'espace temps. Le marbre se rencontre une fois une seule : surgissement martial. La relation avec le papier est souvent plus amoureuse. Avec l'écran, le rapport est énigmatique avec un texte léger qu'on estompe d'un clic mais que rien n'altère. Chaque matière suscite une autre posture, un nouveau parcours des yeux, inaugure une disposition affective.
  
A ce titre, la phénoménologique est une voie bien choisie pour interroger les mutations du texte et de ses supports. Yann Moix (« Mort et vie des bibliothèques », dans la Règle du Jeu) en appelle d’ailleurs résolument à Heidegger pour mettre en garde contre le livre numérique. Mais justement, cette référence est peut-être à double tranchant. A propos du livre numérique, plutôt qu’à mettre en garde contre le nivellement et les méfaits de la quotidienneté moyenne, c’est à l’Origine de l’œuvre d’art qu’on peut penser ; plus spécialement à cette étreinte qu’évoque Heidegger du monde et de la terre. Il y a précisément art, montre Heidegger lorsque la dimension du monde – l’espace signifiant, articulé et réticulé - croise celle du retrait, obstiné, mutique, de la terre. L’œuvre expose la coappartenance du monde qui s’ouvre et de la terre qui se ferme. 
Mais précisément, terre et monde se « connaissent » de bien des façons. L’œuvre n’a pas besoin d’être un temple. Et quant à la grandeur, que Yann Moix lie au livre papier tabernacle… Eh bien elle peut tonner, cligner de l’œil, rire.
Pour Heidegger, après le retrait des dieux dans la mort Dieu, le divin devient Protée. Dans ce désert qui croit, il est autant de grandeurs que de divinités éphémères et dansantes : l’écriture prend des figures de rois et de nymphes, procure des extases diverses, fugitives, graves... Précisément, elle est déliée. 
 
C’est bien, dans toute son extension, du lien de la forme au sens qu’il est question ici. Oui, le livre temple ou flacon magnifie des textes grands crus âcres. Oui, Flaubert, oui, Huysmans sont magnifiques sous cette lumière un peu capiteuse de livre temple. Mais Dostoïevski est aussi grand sous l'angle du feuilleton que sous celui du livre. Oui, certains textes sont fécondés par plus de lumières que d'autres. On ne lit pas tous les textes de la même façon, on ne lit pas Flaubert comme Balzac, ni Balzac comme Stendhal (ou William Gaddis).
Les façons mêmes de nouer le sens dans l'acte d'écrire n'ont pas arrêté de muer ; on sait combien les changements de formes littéraires ne s'expliquent pas seulement par l'intertextualité, mais par les conditions techniques, économiques, qui dégageant de nouveaux rythmes de temps-espace, expérimentent d’autres matières de distiller l'acte d'écrire et de lire. Le monde ne se réverbère pas de la même façon dans l'écriture selon la taille, la texture et l’inclinaison du miroir.
Un texte comme un tableau se rencontre d'une certaine façon : l'angle auquel on se place, son apparition durable ou fugitive font partie de son sens... Une compilation de cinq cents pages de Haïkus séparés par des sauts de ligne ne fera pas, sans doute, paraître le sens de la même façon qu’un seul d’entre eux sur un mur blanc... Question de luminosité, de cadrage, soulignant plus ou moins certaines dynamiques d'un texte – les mots, les sons, les objets plus ou moins accentués ou fondus dans des lointains, la lecture plus ou moins continue… Non qu’il faille poser que l'écriture est fille de son support… Mais une feuille, un écran ont comme un marbre ou un bronze des lignes de forces internes (pour cela même, d’ailleurs, certains éditeurs numériques se concentrent sur des textes dont le web est l'élément natif – des textes qui sont expérimentés, pensés, vécus, mis en scène sur le web).
  
La question, pour conclure, n’est pas d’être pour ou contre une évolution qui se fera vaille que vaille. La conjonction de la technique et des débouchés commerciaux qu’elle crée ne sera pas plus stoppée par des principes qu’elle ne le fut à l’invention de l’imprimerie. Il faut plutôt s’interroger sur ce que la révolution numérique ébranle et sur la façon de retrouver au-delà du livre papier ce qu’il apportait d’unique : une mise en forme, des limites, une certaine architecture dans le déploiement du sens… Il est difficile pour ceux qui prennent le numérique en vol de deviner ce qu’en feront ceux dont les cerveaux se sont formés avec lui. Peut-être finalement rien d’essentiellement différent de ce que nous faisions avec nos livres papiers – la plasticité humaine ayant ses limites – mais qui sait ? "
 
* L'auteur
Florian Forestier est né à Bâle (Suisse) en 1981. Docteur en philosophie, après des études commencées dans le domaine des mathématiques et de l'économie, et membre du Centre d’études de la philosophie classique allemande et de sa postérité (CEPCAP) de la Sorbonne, il est conservateur, chargé de collection à la Bibliothèque nationale de France (BnF) (département littérature et art).
Auteur d'articles de philosophie et d'épistémologie, il a publié des textes littéraires : Paysages (roman, 2008), La boite (poésie, 2008). Il s'intéresse également au rapport entre pensée et technologie. La question de l'espace occupe une place centrale dans son travail.
Un ouvrage consacré à "La phénoménologie génétique de Marc Richir" est à paraître en 2013 (Publications Continental philosophy review, Eikasia, Annales de phénoménologie, Revue des deux mondes).

dimanche 14 octobre 2012

Semaine 41/52 : Les girafes et les éléphants…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 41/52.
 
La fin approche avec cette dernière dizaine d’opus. Onze semaines avant la fin de l’année. Cela me fait penser une nouvelle fois que si, par hasard, par fatalité, ou par l’effet d‘un mystère, la période des e-incunables durait, comme celle des incunables, cinquante et un ans, nous en sortirions en 2022. Dans dix ans. Nous serions donc alors dans la dernière ligne droite et nous resterions cependant freinés par notre inertie à nommer ce monde qui cherche à éclore. (Et c’est pour cette raison que nous serons peut-être des étrangers dans cet autre monde.)
Bloqués dans la monotonie du lexique
Je ressens souvent des difficultés à lire dans le train. Il faudra un jour que j’essaye d’expliciter cela. Cette semaine en y rêvassant au lieu de lire, j’ai trouvé une petite histoire qui pourrait illustrer pourquoi nous avons tendance à résister au changement.
Son titre pourrait être : “Les girafes et les éléphants”. La voici…
« Imaginons que nous décidions demain matin d’éduquer tous les nouveaux enfants à naitre sur la planète, de manière absolument normale et du mieux possible, mais, en leur désignant ce que nous appelons couramment “girafes”, comme étant des “éléphants”, et réciproquement, en leur désignant ce que nous appelons couramment “éléphants”, comme étant des “girafes”. Vous imaginez ? Bien.
Dans une centaine d’années au maximum, soit seulement dix fois dix ans, tous les humains qui, comme nous, auront appris à appeler “éléphants”, ce que nous appelons aujourd’hui “éléphants”, et à appeler “girafes”, ce que nous appelons “girafes”, auront disparu de la surface de la Terre. Pour tous alors, il sera absolument naturel d’appeler les girafes des éléphants, et, vice-versa, il sera devenu normal d’appeler les éléphants des girafes, et les autres qui feraient différemment de passer pour des fous. Qui sait même si, dans les civilisations qui ont précédé l’ère de l’écrit, il n’en fut pas ainsi ? Je suis persuadé qu’un voyage dans le passé nous réserverait bien des surprises. Nous savons que des mots ont radicalement changé de sens au fil des siècles… »
Voilà donc ma petite histoire.
 
Quel sens peut-elle avoir par rapport à la prospective du livre et de la lecture ?
Je pense que nous pourrions en tirer deux enseignements.
D’abord, qu’il nous faut oser réfléchir au-delà des apparences que les mots entretiennent. C’est un peu là une approche phénoménologique. La réduction phénoménologique — si je ne m’abuse, consiste à s’arracher de la routine de ses perceptions, pour saisir le monde autrement et le réfléchir globalement comme un pur phénomène dans lequel notre propre vécu s’exerce ; peut-être pour se soustraire à la fascination du monde avec ses girafes, ses éléphants, et toutes ses merveilles.
Ensuite, qu’il faut nous garder de prendre les mots pour des idées et nos idées pour des réalités
 
Livre vient du latin liber certes  à l’origine l’aubier, la partie la plus vivante de l’arbre, celle irriguée de vaisseaux qui transportent la sève, le tissu tendre et blanchâtre qui sous l’écorce des arbres en assure la croissance, pensons à nos propres os… ; mais pensons aussi au livre dans livrer et dans délivrer, au lire dans délire, à délier et délirer, à lier et relier, à la livre  ancienne monnaie, ancienne unité de poids…, pensons, je vous prie, à beaucoup d’autres choses, au maximum, je vous le recommande.
 
La question essentielle serait peut-être en effet de déterminer en quoi nous oblige vraiment la filiation étymologique.
Pourquoi tout cela ?
Parce que le vocabulaire avec lequel nous pensons, avec lequel nous nous exprimons, oriente les choix que nous faisons et qu’à notre époque ces choix sont cruciaux.
 
Un jour, libraires et bibliothécaires (peut-être auteurs et éditeurs) seront des compétences distribuées en chaque lecteur. Des fonctions se libèreront de leurs gangues matérielles, des constructions de pierres ou de papiers pour s’exprimer par le truchement d’êtres vivants.
 
Déjà, il ne nous faudrait plus limiter le concept de livre à une interface, alors que nous pouvons l'élargir à tout ce qui rend possible une lecture du monde et de la vie. Depuis l’aube de l’humanité les hommes peuvent lire un paysage, lire dans un regard, lire dans l’océan et le ciel...
Vous, comme moi, nous tous sommes des livres. Des livres plus ou moins ouverts, plus ou moins lisibles aux autres.
 
Le livre excède les professionnels de l’édition, parce qu’il dépasse les limites dans lesquelles ils voudraient l’astreindre. Au 21e siècle, le livre, excessif, ne se laisse plus contenir dans un volume perceptible par nos sens limités.
Il est excédant aussi, et je le perçois parfois en écoutant parler des “professionnels de la profession”, qui le considèrent comme un produit difficile à concevoir, puis difficile à vendre ensuite.
 
Je lis bien entre les lignes des commentaires à mes récentes interventions sur le format livre de poche versus le format livre numérisé, ou encore sur les problématiques de la formation aux métiers de la commercialisation du livre aujourd’hui, que nombre de ces gens auxquels je m’adresse sont foncièrement, voire férocement, rétifs à l’innovation.
Ils appellent toujours les éléphants des éléphants et toujours les girafes des girafes. Ils suivent les voies ferrées, les autoroutes, les couloirs aériens. Lorsqu’ils marchent dans Paris, par exemple, ils suivent les mêmes axes que les automobiles et ne s’égarent pas comme moi dans les rues traversières.
 

samedi 13 octobre 2012

Les temps du livre

Depuis 1971 le monde du livre vit sur une arythmie problématique.
Le 4 juillet 1971 Michael Hart à l’université d’Illinois numérisait pour la première fois un texte imprimé : l’eText#1. Le 15 août Richard Nixon suspendait la convertibilité en or du dollar. Ces deux actes signaient la désormais liberté des signes imprimés, qui s’inscrivaient à nouveau dans la chronologie des conversations.
Depuis l’été 1971 le livre est ainsi entré dans l’ère des e-incunables.
La digitalisation du livre, marqueur temporel de cette nouvelle période, s’exprime à la fois par : la métamorphose des livres en tant que contenants, et, la volatilité du livre en tant que contenu.
Les outils informatiques permettent de pratiquer une lecture hyper-extensive, s’inscrivant sur d’autres rythmes que ceux des lectures intensives ou extensives sur papier imprimé.
L’uchronicité de la lecture immersive se réinvente ainsi dans la perspective transhistorique, caractéristique majeure de la prospective du livre (étude des mutations des livres conçus en tant que dispositifs de lecture, interfaces lecteurs/livres).
La lecture, née de la marche et de l’acquisition du langage articulé, est originellement un exercice du rythme.
Mais en 2012 le rythme de l’imprimé n’est plus en accord avec le tempo accéléré de l’époque. Nous vivons dans des sociétés où l’écran supplante le papier, l’image animée le texte.
Dans ce passage que nous traversons, celui de l’édition imprimée à l’édition numérique, temps du livre et de la lecture sont bouleversés. Le voyage du lecteur dans le texte se rythme sur une grammaire intérieure dérégulée par les dysrythmies d’un contexte d’hyper-connexion permanente (lecture connectée, lecture en streaming…), une économie de l’attention et du temps de cerveau disponible : tout un écosystème au sein duquel la lecture linéaire de temps long est perçue comme chronophage.
Aborder comment la digitalisation du livre conduit à reconsidérer les temps du livre et de la lecture apparaît aujourd'hui indispensable.
 
Le colloque de l'INHA
 
Le 09 novembre 2012, l'INHA (Institut national d'histoire de l'art) accueille un colloque sur ce thème.
Il y a quelques mois les organisateurs ont lancé un appel à contributions. J'y ai répondu.
Il y a quelques jours j'ai reçu un courriel collectif adressé à l'ensemble des intervenants retenus : "Bonjour, Nous sommes très heureux de vous apprendre que votre proposition de communication à notre colloque “Les temps du livre” a été retenue...".
Je réponds en remerciant de l'intérêt porté à mes travaux et, d'autant que la date est proche, en demandant quelques précisions sur la forme attendue pour ma prestation (communication orale, conférence avec slides, durée de l'intervention... ?).
Je m'étonne d'une mention précisant qu'il serait souhaitable que nuitées et frais de transport restent à la charge des intervenants, et, aucune allusion n'étant faite à une quelconque rémunération, j'en déduis qu'il s'agit de bénévolat.
Nonobstant je précise bien que je réserve la date sur mon agenda, ce qui signifie donc que je suis d'accord pour cette participation.
Sachant cependant que les actes des colloques des années passées ont fait l'objet de publications, je demande également : "ce qui est prévu au niveau contrat d'édition en cas de publication des textes comme pour vos précédents colloques".
Résultat ? Je reçois, sans explications aucune, une réponse en termes méprisants et annulant purement et simplement ma participation !
Outre l'incivilité et l'inélégance de la pratique, ce refus flagrant de répondre à des questions légitimes, comme celles que je posais tout en faisant preuve de compréhension et d'ouverture d'esprit, ce refus et cette volte-face peuvent laisser libre cours à toutes les interprétations et, dans tous les cas, ne véhiculent pas une bonne image de l'INHA. Dommage.

mercredi 10 octobre 2012

Trois Labos sur l'incubateur MétaLectures

L'incubateur web 3D immersif open source, MétaLectures, que j'ai ouvert en janvier sur la plateforme francophone Francogrid accueille déjà trois laboratoires : 
 
 
le Labo MétaLire
(pour tester les apports du web 3D pour la lecture immersive et les éditeurs pure-players...)
 
le Labo Tice primaire
(pour expérimenter les apports du web 3D pour les élèves de primaire et notamment l'apprentissage de la lecture...)
 
le Labo Synesthéorie
(pour l'étude des synesthésies et leurs rapports avec la lecture et son apprentissage...)
 
 Pour nous rejoindre :
 

 

mardi 9 octobre 2012

Former à la commercialisation du livre en 2012

J'ai eu pour la deuxième année consécutive le plaisir d'intervenir à deux reprises la semaine dernière auprès des étudiantes et des étudiants de deuxième année de Master Culture et Communication - mention édition - spécialité Commercialisation du livre, de l'université Paris Nord 13 Villetaneuse.
Et, en 2012, la commercialisation du livre, chaque jour nous le prouve davantage, est en pleine mutation.
A partir d'un plan simple :
1 – mercredi 03 octobre,
- Introduction à la prospective du livre
- Nouveau périmètre de l'interprofession

2 – jeudi 04 octobre,
- Les évolutions possibles à court et moyen termes
- "Conclusion" : ressources pour une veille stratégique et technologique
;
je me suis attaché à leur dresser un panorama objectif du contexte, le remettant en perspective par rapport à l'histoire du livre et de la lecture, veillant à leur exposer les aspects tant positifs que négatifs du numérique, et attirant leur attention sur quelques initiatives à suivre de près, comme, par exemple, le projet MO3T, ou encore Publie.net et PubliePapier, entre autres...
J'espère ainsi avoir contribué à la formation de ces futurs professionnels du livre et pouvoir renouveler encore souvent ce type d'interventions qui sont par ailleurs enrichissantes pour mon propre travail de recherche en prospective du livre.
   

dimanche 7 octobre 2012

Semaine 40/52 : Je porte mes mains sur le livre je le porte à mes yeux à mon nez…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 40/52.
 
Cette semaine, après deux jours de cours à des étudiants en commercialisation du livre, j’ai été invité à intervenir au Salon Lire en Poche de Gradignan. Le contraste entre, le contexte (tel que je le perçois du moins), la posture de futurs acteurs du marché du livre, et l’attitude des “professionnels de la profession” est frappant, saisissant, inquiétant. Impression d’être embarqué sur un Titanic dont l’équipage connaitrait l’histoire mais ne ferait rien pour changer de cap. Fatalitas !
Logiquement, les “professionnels de la profession” n’ont généralement pas leurs inquiétudes orientées, ni vers le livre, ni vers la lecture, ni vers les lecteurs, mais presque uniquement vers le chiffre d‘affaires annuel de l’entreprise qui les emploie. Ils font du commerce. Ce n’est pas condamnable, mais ce n’est pas réfutable non plus. Et c’est peut-être la raison pour laquelle ils me méprisent, voire me haïssent, qu’ils répandent sur moi des propos insanes qui tournent qui tournent qui tournent et me reviennent tôt ou tard. Fatalitas !
 
Remonter aux sources du livre
 

 
Il faut ainsi prendre acte du fait qu’il y a : le livre et la lecture, d’une part, et, d’autre part, l’édition et le marché du livre. C’est ainsi. C’est une évidence, mais nous l’oublions souvent.
 
Oui, je porte mes mains sur les livres de papier, je les touche, les palpe, je les serre fort, je les porte à mes yeux et à mon nez pour les sentir, et j’aime harmoniser la couleur des marque-pages de ceux que je suis en train de lire à celles de leurs couvertures, et ce, sans aucune attention à ce qu’ils ou elles représentent, tout est alors seulement pour moi dans l’harmonie des couleurs ; et je faisais tout cela, oui, spontanément depuis des dizaines d’années, avant que l’époque que nous vivons ne m’oblige à en prendre conscience. Et alors ?
Je le fais maintenant en toute conscience, dans une théâtralité qui me sied.
Et il nous faudrait ainsi je pense être moins dans la dramatisation, celle que les acteurs du marché surjouent pour opposer ceux de l’imprimé à ceux du numérique, et davantage dans la théâtralité.
Le théâtre, tant occidental qu’oriental, n’est-il pas la source (ou l’une des sources) où “s’originent” les mythes qui, aujourd’hui encore, nous animent (au moins les auteurs, les lecteurs, les bibliothécaires…) dans le récit que nous vivons tous de ce passage que traverse le livre d’une ère à une autre.
 
Comment ne pas considérer ce fait fabuleux, que le livre apparaît comme une invention éminemment humaine dont les métamorphoses semblent, au premier abord, énigmatiques. Rien, je crois, dans la nature, ne suggère spontanément sa forme, ou ses fonctionnalités. Les premiers constructeurs d’aéroplanes, nous le savons tous, se sont inspirés des oiseaux. C’est à partir de l’observation de la nature que les premiers hominidés ont imaginé leurs outils et leurs propres techniques. Mais de quoi s’inspire le livre ?
 
Il faudrait remonter le fil, la ligne… En remonter le souffle sur ce qui se révèle de la manducation de la parole articulée et de tout ce qui se raconte depuis...
« …Il me dit : Fils d’homme, ce que tu trouves mange-le, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, il me fit manger ce rouleau et me dit : Fils d’homme, fais manger ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. Je le mangeai et il fut dans ma bouche doux comme du miel. » (Ézéchiel 3,1-3)
Et puis : « Et la voix que j'avais entendue du ciel, me parla de nouveau et dit, "va, prends le petit livre qui est ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre". Et j'allai vers l'ange en lui disant, "donne-moi le petit livre". Et il me dit, "prends-le et avale-le ; et il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera aussi doux que le miel". Et je pris le petit livre de la main de l'ange et je l'avalai, il fut dans ma bouche doux comme du miel. Mais quand je l'eus avalé mes entrailles furent remplies d'amertume. » (Apocalypse 10, 8-11).
 
Porter le livre à bout de bras
 
La réalité dépasse souvent (toujours ?) les fictions, et peut-être même celles d’où elle tisse ses réalités. Ézéchiel. L’Apocalypse.
Pour moi la réalité, “ma réalité”, excède ce que je perçois du monde. Mais il n’en est peut-être pas ainsi pour tous.
Je ne crois pas cependant que ce qui pourrait, je le conçois, apparaître comme un dérèglement, soit le fruit de mes lectures incessantes depuis l’adolescence. Je crois plutôt que je recherchais précisément dans ces centaines de livres que j’ai lus des ouvertures, des points d’accès à cet au-delà des sens, que d’autres cherchèrent peut-être dans la drogue, l’alcool, ou certaines musiques.
J’ai massivement oublié pratiquement tout ce que j’ai lu durant ces dernières décennies. Mais je me souviens de beaucoup de sensations, d’impacts, d’images mélangées comme celles des souvenirs oniriques. Et aussi certains moments qui restent comme s’ils avaient laissé leurs brûlures. Juste l’incandescence de certains éclats de lectures. De lointaines étoiles dans la nuit. Les mutinés de l’Elseneur, assez jeune je crois. Un peu plus tard, Pour qui sonne le glas ? Plus tard encore, Mallarmé, surtout Igitur ou la folie d‘Elbehnon : « Certainement subsiste une présence de Minuit. L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité. ».
 
Surf, navigation, flux, liquide… ; les métaphores qui cherchent à exprimer nos sensations face à ce numérique qui maintenant désolidarise les messages des supports (car il ne s’agit en vérité, ni de contenus ni de données, mais bel et bien de messages, et peut-être faut-il y voir là aussi comment se révèle, dans cette trahison des noms, comment se découvre le peu, voire l’absence, de réelles solidarités professionnelles dans la chaine du livre), ces métaphores donc, se tissent sur une trame aquatique ; alors si certains redoutent dans l’aventure d’être dépossédés de leurs biens, d’être emportés et déchiquetés au fond d’un maelström, qu’ils lisent ceux-là Edgar Allan Poe, qu’ils prennent exemple sur le vieil homme : Une descente dans le maelström : se laisser emporter, observer, oser agir à temps.
 
La prospective du livre, telle que je l’invente jour après jour depuis quelques années déjà, se veut “bibliophore” : porteuse du livre (dans sa traversée actuelle d’un état à un autre).
Je ne sais pas si nous pourrons surpasser le livre dans son avatar du codex, peut-être seulement le dépasser, dans une accélération vers ce livre éternel qui nous ouvre les bras. Dans sa forme du codex cela est si visible. Des volets. Des fenêtres qui s’ouvrent.
Avoir davantage de spontanéité. Voilà ce qu’il nous faudrait. Revitaliser la lecture dans l’élan numérique, au lieu d’en relativiser, et l’ampleur de celle-ci, et la portée de celui-là
 
A quel avenir sont promis des textes qui ne font plus volumes ? Mais écoute-moi : nous avons encore passé la nuit à lire. Regarde. Nous avons passé la nuit à lire. Combien de jours, combien d’années, combien de siècles. Nous avons passé la nuit à lire et maintenant le soleil se lève.
 
[Illustration : La vision du prophète Ézéchiel, par Gustave Doré.]
 

samedi 6 octobre 2012

L’avenir du format poche face au livre numérique

J'ai eu l'occasion hier, 05 octobre 2012, d'intervenir dans le cadre de la journée professionnelle d'ouverture du Salon Lire en Poche de Gradignan (Gironde) à une table ronde, modérée par Emmanuelle Andrieux de l'ECLA : "L'avenir du format poche face au livre numérique", en compagnie de Narges Temimi (Responsable du développement numérique du groupe d'édition Libella) et de Patrick Gambache (Directeur du développement numérique du groupe La Martinière / Le Seuil, directeur de la filiale poche Points, président de la plateforme Eden Livre et vice-président de la commission "Numérique et nouvelles technologies" du SNE).

J'avais choisi d'adopter le point de vue des lecteurs. C'était bien sûr faire fi des réelles contraintes, et légales et économiques, qui s'imposent aux éditeurs, et donc prendre le risque de déplaire et d'agacer.
Nonobstant, face à ces deux professionnels de l'édition, de bonne volonté je crois, et, il me semble, conscients des risques de vampirisation du marché (notamment par Amazon), je n'ai pas vraiment senti, ni d'enthousiasme pour ce que nous appelons, un peu facilement il est vrai "l'édition numérique" (mon point de vue sur cette question : "L'édition numérique n'existe peut-être pas"), ni je n'ai eu l'impression que leurs entreprises leurs donnaient les moyens humains et financiers d'être à la hauteur des enjeux.
Au final : l'impression que nous discutons sur le Titanic du nouveau bateau à construire, sans avoir seulement l'idée et encore moins la volonté de changer de cap. L'impression de se rapprocher de l'iceberg, d'entendre depuis dix ans le même discours officiel du Syndicat national de l'édition.
Triste. Et inquiétant quelque part :-(
 
Synthèse de mon intervention
 
« Dans le numéro de la revue Gallimard, Le débat, consacré récemment au livre et au numérique, Erik Orsenna, auteur d’un Petit précis de mondialisation titré : Sur la route du papier (Stock, mars 2012) et qui soutient par ailleurs l’association Culture Papier, est formel : « le livre de poche, vu la qualité croissante des liseuses, est, dit-il, à mon sens condamné. C’est un système économiquement fou et écologiquement désastreux. » (Le débat, N°170, p.108). Il souligne également qu’il doit y avoir seulement une vingtaine de librairies en France où son prix Goncourt L’Exposition coloniale serait disponible au format poche, alors que le téléchargement d’une version numérisée est possible 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, et de n’importe où.
 
Une histoire qui suit son cours…
 
Au cours du siècle précédent le marché du livre de poche s’est structuré comme un socle stabilisant pour le marché français du livre et il repose toujours en grande partie sur la prescription de l’éducation nationale et sur l’impulsion donnée par les adaptations télévisuelles, donc, avec un éventail bien moins étendu que ce que peut / pourrait apporter une offre numérique (voir par exemple déjà Gallica ou WikiBooks entre autres…).
En octobre 2012, la problématique qui se présente avec le développement de l’édition numérique dépasse les simples questions de différentiel des prix de vente entre format poche et format numérique et de chronologie des parutions.
La véritable question n’est pas celle de la coexistence des deux formats, mais, d’évaluer la durée maximale et les conditions d’une possible coexistence, et de mettre rapidement en place un modèle économique viable pour assurer la transition, sans abandonner pour autant le marché du livre numérisé aux KindleStore d’Amazon et iTunes d’Apple, ou à Google et sa boutique en ligne Google Play, ou bien à d’autres modèles liant fabricants de tablettes à distributeurs (Kobo / Fnac par exemple).
Il faut envisager le contexte par rapport aux lecteurs, qui sont les acheteurs, les clients. Et de tous temps les lecteurs ont recherché des supports de lecture portables, facilement maniables, légers, peu encombrants et peu chers. L’histoire du livre de poche commence, au plus tard, à Venise vers 1501 avec l’imprimeur et libraire Aldo Manuzio lequel, à son époque où, comme aujourd’hui l’édition numérique, c’est alors l’imprimerie typographique qui prend son essor, comprend l’importance de rendre les livres facilement transportables.
Or, à ce jour d’octobre 2012, l’offre de versions numérisées des titres au format poche reste bridée (peu de titres) et les prix surévalués pour maintenir artificiellement la chaine économique de l’imprimé.
Les lecteurs doivent encore souvent acheter en version imprimée des classiques de la littérature mondiale auxquels, au 21e siècle, nous pourrions penser qu’ils seraient en droit d’y accéder au titre du patrimoine culturel universel de l’humanité. Ils doivent souvent payer pour des livres du domaine public. Par exemple, l’œuvre de Bernanos ou de Camus, Le Petit Prince de Saint-Exupéry, sont payants pour les lecteurs français mais téléchargeables gratuitement et légalement par les internautes des autres pays ! Bien que légalisé dans la forme, ce procédé est foncièrement malhonnête, en tous cas injuste.
 
Un lectorat qui résiste face aux politiques commerciales
 
En mai 2012 Hachette Livre a aligné les prix de vente des versions numériques de ses œuvres de littérature parues en format poche pour 2000 titres. Mais souvent les versions numérisées demeurent un peu plus chères que le format poche, alors que les lecteurs qui ont investi dans une liseuse sont pénalisés par les DRM et que, selon les conditions d’utilisation des plateformes de téléchargements (Apple, Amazon, Google…), ils ne sont pas propriétaires des livres téléchargés. Mais, fixer un juste prix du livre numérisé par rapport à celui du livre de poche accélèrerait la transition, alors que le poche reste un débouché lucratif pour l’édition.
Dans ce contexte il faut je pense prêter attention à un signal faible dont les observateurs attentifs peuvent déjà mesurer, à la fois l’expansion géographique et le nombre croissant de pratiquants. Je veux parler du développement dans le lectorat de pratiques non-marchandes. Au-delà du fort développement d’un marché du livre d’occasion, se développent en effet, pour le livre imprimé, et particulièrement pour le format poche, des pratiques fondées sur le concept de la consommation collaborative : bookcrossing et Circul’Livre, bibliothèques spontanées issues du mouvement américain des Little free libraries, sites web de dons et d’échanges gratuits (biglib.fr) ; avec en plus, pour le livre numérisé, en marge du piratage, plusieurs sites web de qualité proposant gratuitement et en toute légalité de très nombreux titres du domaine public ou sous licence Creative commons. Dans ce contexte, acheter un livre de poche (et cela m’arrive encore assez souvent) est parfois plus la résultante d’une contrainte que d’un choix.
 
Seule une offre basée, non seulement sur les contingences économiques, mais aussi, sur une véritable ambition éditoriale, avec de nouvelles traductions (l’unique traduction de Maurice Betz de La montagne magique de Thomas Mann date de 1931), de nouvelles préfaces, des bonus, un QR Code pour télécharger la version ePub ou une application Androïd avec des enrichissements multimédia, seule l’innovation pourrait aujourd’hui donner un second souffle au livre de poche imprimé. »