dimanche 25 janvier 2015

Lecture et Arts de la Parole sont-ils atomisés par le numérique ?

Peut-être le texte qui suit ne fait-il que formuler maladroitement l'hypothèse qu'une herméneutique fictionnalisée permettrait de réfléchir les procédures  courantes de l'interprétation, de penser les limites de la fiction (et jusqu'à son hospitalité peut-être, son caractère habitable), et ainsi de favoriser la prise en charge de nos discours sur le monde, considérant qu'en grande partie le monde tel que nous le percevons est crayonné par nos discours. Peut-être.

Lire et dé-lire les fictions
Jadis les arts de la parole, qui comprenaient la grammaire, la rhétorique et la logique, étaient partie intégrante des arts libéraux.
La grammaire est l'étude des éléments qui constituent une langue, elle relève de l'architecture du langage. Nous pourrions dire qu'elle charpente l'édifice de notre pensée langagière.
La rhétorique est la science de l'art oratoire, elle vise à l'efficacité de la parole. Nous pourrions dire qu'elle lui permet d'accéder au plan des idées.
La logique est l'art de l'argumentation juste et parfaite, elle relève de la raison. Nous pourrions dire qu'elle nous permet de rester sur une voie raisonnable dans nos interprétations.
A l'heure des mutations des dispositifs et des pratiques de lecture, tant les possibilités nouvelles ouvertes par les machines informatisées, que l'inélégance de lecteurs à exiger tout, tout de suite et sans effort, à n'être que spectateurs, rendent urgent de repenser, et donc de redéfinir, nos rapports à la lecture.
Pour d'abord contextualiser différemment les impacts de ce que nous lisons et l'influence des dispositifs sur nos stratégies d'interprétations, il serait je pense utile de dépasser le couple signifiant/signifié de la linguistique (le signifiant étant le son vocal d'un mot prononcé, et le signifié étant l'image mentale que nous nous en faisons), pour démasquer les leurres et dévisager les textes en lecteurs revendicatifs, par leurs figures, leurs valeurs et leurs enseignes, leurs cartes à jouer signification/significatif, en quelque sorte, où la signification est le sens naturellement attaché à un mot, et où l'aspect significatif révèle ce que fondamentalement ce mot exprime.
Cette aspiration à exercer sa liberté d'esprit fut en fait naturellement déjà explicitée, notamment dans un roman, qui est pour moi un roman culte, La montagne magique, de Thomas Mann : « un objet qui relève de l'esprit, peut-on y lire, c'est-à-dire un objet qui a une signification, est significatif par cela justement qu'il dépasse son sens immédiat, qu'il exprime et expose une chose d'une portée spirituelle plus générale, tout un monde de sentiments et de pensées qui ont trouvé en lui leur symbole plus ou moins parfait, ce qui donne précisément la mesure de sa signification... ».
Pour un lecteur averti, qui vit ses lectures, qui voit ce qu'il lit, le texte, même de fiction, ne doit pas dissimuler, mais enseigner et permettre de ressentir et d'exprimer l'informulable.
N'est-ce pas au fond proche de la théorie de Frédérique Leichter-Flack dans son essai Le laboratoire des cas de conscience (Alma éditeur, Paris, 2012 - Lire à ce sujet La fiction, chair de l'éthique, par Olivier Rey).
Mais ce qui pourrait être outils d'émancipation, peut aussi devenir organes de contrôle social.
  
Les quatre sens de l'écriture
C'est je crois dans ce sens en tout cas, celui du texte littéraire comme laboratoire des cas de conscience, que des traditions spiritualistes, qui depuis des millénaires questionnent le sens de la destinée humaine, ont jadis élaboré des méthodes de lecture. Ainsi, pour les textes des deux grands courants du judéo-christianisme nous avons le Pardès du judaïsme et la Lectio divina du christianisme, reposant tous deux sur ce qui est couramment appelé : « les quatre sens de l'écriture ».
Le Pardès propose quatre niveaux d'étude des textes :
PESHAT, qui ne considère que le sens littéral du texte au niveau du monde sensible.
REMEZ, qui éclaire les allusions du texte qui pourraient mener à un niveau plus élevé de compréhension.
DERASH, qui vise à l'interprétation figurée des paraboles et des légendes (du latin legenda : ce qu'il faut lire).
SOD, qui au niveau ésotérique dévoile le Secret qui était caché dans le texte.
La lectio divina, théorisée elle vers l'an 220 par un Père de l’Église chrétienne, Origène, propose d'examiner successivement le sens littéral (ou historique), puis allégorique, puis tropologique (c'est-à-dire moral), et enfin anagogique (c'est-à-dire élevant l'esprit vers une autre sphère de compréhension). Ainsi, la simple lecture littérale d'un texte à portée spirituelle, la lectio, doit-elle se prolonger par une réflexion profonde sur ce même texte, la meditatio, se poursuivre par un dialogue avec son Maître intérieur, l'oratio, pour se terminer par une écoute silencieuse, la phase de contemplatio, pour la réception en Soi du sens caché.
Un véritable lecteur (ou bien évidemment une véritable lectrice), devrait pouvoir appliquer à différents contextes (ou réalités du monde) ces méthodes de déchiffrage appliquées à certains textes, lesquels par ailleurs tendent souvent à abonder dans ce sens. Car il ne s'agit pas là de textes à comprendre, mais de textes pour se comprendre (nous pouvons penser, entre beaucoup d'autres, aux romans d'Hermann Hesse, par exemple).
C'est, je crois, une question de rapport aux lieux. Lieux qui peuvent être extérieurs – nous pourrions penser alors au chamanisme, au druidisme ; ou intérieurs – dans l'espace mental (d'une lecture par exemple), la prise de conscience..., mais en considérant bien toujours ces lieux comme des architectures imaginaires interprétatives (c'est-à-dire qui recèlent des interprétations), des rébus habitables, des projections architecturées de pages écrites. Nous connaissons tous des contextes qui dissimulent des alphabets non phonétiques, par exemple desquels nous pourrions dire que tout y est symboles, comme des cathédrales ou des lieux qui seraient consacrés.
Des livres comme autres mondes habitables
Pour les authentiques lecteurs de romans leurs découvertes littéraires sont finalement d'autres mondes, parfois davantage habitables que les sociétés contemporaines, ou d'autres fois, d'intéressants laboratoires, comme je l'évoquais précédemment.
Deux exemples pourraient permettre de comprendre les conséquences que cela pourrait avoir.
Le premier exemple est extrait de l'ouvrage Mystiques et magiciens du Tibet d'Alexandra David-Néel en 1929 et je le relate dans un récent post : Bibliographie naturelle et anthropocentrisme.
Le deuxième exemple est un extrait d'un essai de 1943, L’homme à la découverte de son âme - Structure et fonctionnement de l’inconscient de C.-G. Jung.
Jung y prend l'exemple, dans l'Antiquité égyptienne, d'une personne mordue au pied par une vipère des sables. Le prêtre-médecin qu'il met en scène recourt alors à ce que j’appellerais une « thérapie narrative ». Par sa parole, il réécrit l'incident qui a eu lieu sur le plan physique terrestre, en le portant sur un plan métaphysique où une solution peut alors être mise en œuvre. Dans cet exemple le prêtre-médecin raconte comment le grand Dieu-Soleil parcourant ses domaines a été mordu par un serpent venimeux mis sur son chemin par la Déesse-Mère, comment tous les autres dieux la supplièrent alors de créer le contrepoison efficace, comment elle y consentit et comment fut alors guéri le Dieu souffrant. Pour Jung, que je cite brièvement : « il nous faut bien nous dire qu’à l’échelon psychique qui était celui des Égyptiens d’alors, ce récit constituait bel et bien un procédé thérapeutique : à cet échelon, en effet, l’homme pouvait encore être facilement plongé dans l’inconscient collectif par un simple récit, dont les images s’emparaient alors de tout son être avec une puissance telle que son système vasculaire et que ses régulations humorales rétablissaient l’équilibre compromis. C’est d’ailleurs, poursuit Jung, ce qui explique en toute généralité la valeur curative de la médecine magique à l’échelon primitif, alors que nous ne concevons la possibilité d’efficacités de cette sorte que tout au plus dans le domaine moral. ».
A ce niveau de lecture aucun de nous n'est plus un être unique, séparé, mais il incarne aussi la totalité de l’humanité, laquelle s'exprime d'ailleurs collectivement en ce sens depuis des millénaires déjà, dans ses productions artistiques en général et ses littératures en particulier. A ce niveau de lecture littéraire nous aurions accès à la mémoire de l'espèce, à l'expérience engrangée par l'humanité depuis plusieurs millions d'années.

Que vous soyez de l'édition imprimée ou de l'édition numérique : laissez nous lire ce qui dans le patrimoine littéraire de l'humanité relève de l'immémorial et de l'ineffable. 

Oui, car comment ne pas regretter ici le désengagement de l'interprofession du livre, alors que de nouveaux outils pourraient précisément nous permettre l'exploration des territoires imaginaires de nos lectures !
Le monde du livre reste assis, semble-t-il, dans les lueurs du bouquet final du feu d'artifice tiré par Gutenberg, cet alchimiste incongru, fabricant de miroirs magiques pour les pèlerins.
L'iPad et Cie n'est que le chant du cygne des postes de télévision, voyons ! Juste un peu de veille technologique et de clairvoyance et on réalise vite l'impasse dans laquelle l'édition s'engage.
Il nous faut accepter de quitter ce monde dans lequel les somnambules passent pour des éveillés.
Le problème aujourd'hui avec les décideurs de l'interprofession du livre, c'est leur incapacité absolue à rêver le futur du livre. Chez ces gens là on ne rêve pas monsieur ! :-(

samedi 17 janvier 2015

Forte demande pour humaniser davantage le web

Photo par Didier Preud'homme de la grille Logicamp
De l'expérience du samedi 10 janvier 2015 d'un Café littéraire sur le web 3D immersive entre la France et le Québec, et regroupant des participants de part et d'autre de l'Atlantique, Belgique francophone comprise, il ressort une forte demande des internautes pour rompre la glace des écrans et dépasser les limites du web 2.0 et compagnie.
De quoi s'agissait-il ? Pour rappel, d'une rencontre reproduisant sur le web par simulation numérique le cadre et le contexte d'un "café littéraire", tel que nous pouvons en fréquenter par ailleurs dans nos villes respectives, avec possibilités de déplacements et d'échanges à l'identique, et en prime le plaisir de pouvoir admirer un accrochage de peintures de Claude Simonnet (reproductions de toiles réelles d'un artiste vivant et dont les internautes peuvent éventuellement faire l'acquisition). A cette occasion la romancière québécoise Danielle Dussault nous a parlé depuis Thetford Mines de son récent titre Anderson's Inn (Lévesque éditeur) dont elle nous a lu un extrait.
 
Cette expérience, conduite par le Collectif i3Dim (L'incubateur 3D immersive) a reposé sur l'utilisation d'un logiciel libre de "mondes virtuels" (OpenSimulator) et était hébergée par EVER (la plateforme  virtuelle immersive de l'Université Numérique En Région Alsace).
Devant le succès de cette soirée et les demandes de plusieurs participants nous allons prochainement organiser d'autres rencontres francophones de ce type.
N'hésitez pas à vous signaler en commentaires ou via la page "Contact" de ce blog si vous souhaitez être informé et participer aux prochaines rencontres...
De nombreux participants ont publié des photos de l'événement sur Facebook et Google+, merci à eux ! En voici deux qui résument bien ces moments partagés :
 
21H00 en France 15H00 au Québec : les premiers internautes se connectent et font connaissance.
Les auteurs sont déjà à leur place sur leur tabouret face à leur livre (à gauche Danielle Dussault,
à droite Lorenzo Soccavo avec son éditeur Vincent Bresson d'Uppr éditions en face de lui)
 
Après les lectures dans le café, visite de dispositifs originaux d'accès à des
fonds libraires dans une librairie fictive en 3D permettant aux visiteurs internautes
de se rencontrer, d'échanger entre eux, de surfer ensemble sur le web 2D dédié aux livres...
Lire sur le même sujet : La médiation littéraire dans les nouveaux territoires...
 


vendredi 16 janvier 2015

Viabooks me donne la parole sur les Mutations du Livre et de la Lecture

Cliquez ici pour lire l'interview...
Les quelques questions d'Olivia Phélip pour Viabooks - "Le Meilleur des Livres et des Auteurs" ont été pour moi une bonne occasion en ce début d'année de faire le point sur les perspectives que je trace dans mon récent essai "Les Mutations du Livre et de la Lecture en 40 pages" publié fin 2014 aux éditions UPPR.
 
L'occasion de m'exprimer sur l'évolution du livre numérique et l'émergence de nouveaux types de contenus, l'implication des auteurs et des lecteurs, et aussi de formuler des vœux pour "les livres de demain"...
Qu'en pensez-vous ? Vous pouvez découvrir cette interview sur le site de Viabooks en cliquant ici...
 

lundi 12 janvier 2015

Bibliographie naturelle et anthropocentrisme

De gauche à droite Georges Chapouthier (CNRS),
Lorenzo Soccavo, Sylvie Dallet (responsable du séminaire). 
Ma récente intervention à la Maison des Sciences de l'Homme - Paris Nord, dans le cadre de la séance de janvier 2015 du séminaire "Éthiques et Mythes de la Création : Parentés animales de la pensée humaine – Le retour des forces spirituelles associées" était titrée "Dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la force spirituelle du langage".
J'ai d'abord légendé les trois tableaux ci-dessous, puis j'ai essayé de développer une réflexion théorique sur la possibilité que des textes puissent nous ouvrir l'accès à d'autres territoires ou à d'autres formes d'expression du vivant, et sur la possibilité que le langage recèle certaines formes de vie.
 

1 - L'allégorie de l'aube - 1544 - Battista Dossi
Nous sommes d'une espèce animale capable d'anthropomorphiser les phénomènes et de les articuler dans des récits à la mesure des capacités d'imagination et d'entendement que nous pouvons mobiliser. Cette représentation de l'aube nous stigmatise comme membres de L'espèce fabulatrice.
2 - La Vierge de l'Annonciation - 1475 - Antonello de Messine
Le mystère de l'Annonciation s'illustre ici comme une expérience intime dans l'espace mental de Marie, en l'intériorité de sa pensée, une intériorité hors lieu, une pensée de l'être qui habite le dedans, une prise de conscience.
(Commentaires : cela peut nous conduire nous à une réflexion sur la réalité d'espaces intérieurs, où la pensée humaine pourrait se relier au vivant au sein de non-lieux (et nous relier à des sur-êtres ? Comme l'Ange Gabriel ?), des architectures imaginaires et interprétatives (c'est-à-dire qui recèlent des interprétations), des rébus habitables, des projections holographiques de pages écrites (ou de volumes). Nous connaissons tous ici de tels contextes qui dissimulent des alphabets non phonétiques, par exemple des lieux qui sont consacrés (cathédrales, etc., mais qui peuvent être aussi dans la nature, comme des enceintes de pierres levées – cromlech, monuments mégalithiques, menhirs, ou comme les pistes chantées des aborigènes australiens…). C'est-à-dire des contextes non-alphabétiques qui font écho dans nos territoires intérieurs.
L'exploration des parentés animales de la pensée humaine ne passerait-elle pas par celle de ces inexplorés territoires intérieurs ?
   
3 - Sisyphe au pied de la Tour de Babel - 2014 - Hervé Fischer
Pourrait-on imaginer la Tour de Babel comme métaphore de la tour d'ivoire du lecteur ?
(Commentaires :
Le mythe de Sisyphe : pour avoir osé défier les dieux Sisyphe fut condamné à rouler jusqu'en haut d'une colline un rocher qui éternellement redescendait avant qu'il ne parvienne au sommet. (Serait-ce ici une bulle à calculi de Sumer ? l'anthropologue des écritures Clarisse Herrenschmidt les présente comme des projections de la cavité buccale qui renferme les mots avant qu'ils ne deviennent paroles. Ce sont ces boules qui aplaties deviendront des tablettes d'argile tenant dans une main ouverte…).
Le mythe de la Tour de Babel : pour avoir osé défier les dieux les hommes voient leur langage brouillé et se dispersent sur la surface de la Terre (Terre : projection macrocosmique de la boule roulée par Sisyphe ?).

Texte de réflexion

Comme une éponge imbibée d'eau, peut-être notre encéphale est-il imbibé de fiction, et que quelles que soient les singularités que nous percevons nous tendons généralement à les interpréter comme rationnelles, et peut-être que le clivage nature/culture n'est qu'une pure illusion anthropocentrique.
Les mythes qui nous activent, tels des programmes sémantiques (comme nous parlerions de programmes informatiques pour désigner des séquences d'instructions conditionnant des réponses spécifiques) sont tissés de langage, d'une grammaire qui conditionne la manière dont nous interprétons des signaux, les ordonnançant en récits, ce qui aurait pour conséquence d'engendrer l'illusion du temps (cf. tableau 1 : L'Allégorie de l'aube).
Je cherche là à évoquer des contextes sécrétant leur propre substance temporelle (comme dans le roman La montagne magique, Thomas Mann), en entendant par contexte un rébus habitable, une substitution métaphorique en trois dimensions à du texte (c'est-à-dire à du langage) (cf. tableau 2 : La Vierge de l'Annonciation).
 
S'agissant des Parentés animales de la pensée humaine j'avancerais l'idée que le vécu du vivant serait, sinon littéraire, nécessairement narratif, et je poserais la question suivante : peut-on être vivant sans avoir de vécu ?
Comme texte-contexte je me référerais alors à la notion de bibliographie naturelle (nous en trouvons une bonne définition descriptive dans l'approche de la ville de Tamara, dans le recueil Villes invisibles, d'Italo Calvino:
« L'œil s'arrête rarement sur quelque chose, et seulement quand il y a reconnu le signe d'autre chose : une empreinte sur le sable indique le passage du tigre, un marais annonce une source, la fleur de la guimauve la fin de l'hiver. Tout le reste est muet et interchangeable ; les arbres et les pierres ne sont que ce qu'ils sont. Pour finir, le voyage conduit à la ville de Tamara. On y pénètre par des rues hérissées d'enseignes qui sortent des murs. L'œil ne voit pas des choses mais des figures de choses qui signifient d'autres choses » ; nous penserons aussi à cette bibliothèque que nous appelons « univers » (« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) », La bibliothèque de Babel, Borges).
L'animisme, qui laisse l'humain intégré au réseau du vivant, pourrait-il être une voie pour renouer le fil avec ces forces spirituelles qui relieraient pensée humaine et pensée animale dans un même champ vibratoire ?
 
Plusieurs expériences pourraient ici être rapportées. J'en propose une, extraite de l'ouvrage Mystiques et magiciens du Tibet d'Alexandra David-Néel en 1929. L'auteur relate le récit d'un lama qui dans sa jeunesse avait avec son frère quitté son monastère pour aller servir et étudier auprès d'un ascète étranger qui venait de s’installer dans leur région. Comme cela se pratiquait pour combattre à la fois la peur et l'incrédulité des disciples concernant l'existence des démons, étant entendu comme le rapporta alors un docteur en philosophie à Alexandra David-Néel que :
« Le disciple doit comprendre que dieux et démons existent réellement pour ceux qui croient à leur existence et qu'ils possèdent le pouvoir de faire du bien ou du mal à ceux qui leur rendent un culte ou qui les redoutent. », l'ascète ordonna au plus jeune des deux frères d'aller s'attacher trois jours et trois nuits à un arbre dans un endroit isolé, et de s'imaginer une vache offerte en offrande, précisément là où rodait un démon sous la forme d'un tigre. Le matin du cinquième jour le maître dit au disciple resté près de lui d'aller chercher son frère car il avait fait un rêve étrange. Il alla et trouva le corps de son jeune frère déchiqueté et à demi dévoré. Lorsqu'il revint à la hutte celle-ci était vide et le maître disparu. Dès lors nous avons plusieurs niveaux d'interprétation de cette histoire. D'abord celui littéral des faits : ne voyant pas revenir son disciple l'ascète a compris qu'il avait eu un accident et a préféré s'éclipser discrètement. Puis, celui du lama racontant l'histoire et qui, à l'époque, considéra que le démon-tigre avait effectivement eu raison de son jeune frère pas encore suffisamment avancé initiatiquement pour s'en défendre. Enfin, le niveau d’interprétation auquel le lama parvint après plusieurs années de travail, à savoir que l'ascète en question était probablement lui-même le démon-tigre, métamorphosé en homme pour piéger de jeunes moines venant de quitter leur monastère.
Dans son essai Marcher avec les dragons (2013) l'anthropologue Tim Ingold montre comment dans les communautés monastiques du moyen-âge occidentale le recours au dragon jouait le même rôle que celui du démon-tigre tibétain :
« le dragon, précise Tim Ingold, existait pour autant que la crainte existe, non comme une menace extérieure mais comme une souffrance imprimée au cœur même de la personne qui la subissait. En tant que tel, il était aussi réel que l’expression de son visage ou l’insistance de sa voix. Mais il ne pouvait être vu ou entendu que par celui qui en était lui-même effrayé. ».
 
Pour progresser vers une impossible conclusion je citerai une nouvelle fois Italo Calvino dans une autre de ses villes invisibles (Théodora, étymologiquement "don de Dieu") : « Reléguée pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables, elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. ».
 
Vous comprenez bien que je ne peux pas conclure, je dirais simplement que je crois qu'avoir, à la fois l'humilité et le courage, que je qualifierais de chevaleresques, tels l'humilité et le courage de Don Quichotte, de dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la force spirituelle codée (infusée ? Engrammée ?) dans notre langage, c'est s'autoriser à incarner le rôle décisif de Sisyphe roulant une bulle à calculi sur la face de la Tour de Babel (cf. tableau 3 : Sisyphe au pied de la Tour de Babel), ce qu'il faudrait concevoir comme une expérience de pensée.
 
Si l'on s'intéresse vraiment à la lecture, et se reportant aux parentés animales de la pensée humaine, les quelques illustrations et exemples que je vous ai proposés aujourd'hui, avancent deux idées :
1 – que nos contextes sont tissés de textes qui pourraient nous ouvrir l'accès à d'autres territoires et à d'autres expressions du vivant ;
2 – que le langage recèlerait des formes de vie, comme, par exemple, des démons-tigres ou des dragons.

 

dimanche 21 décembre 2014

Vivez enfin une rencontre littéraire du 21e siècle !

Le samedi 10 janvier 2015 à 21H00 (heure française) connectez-vous pour vivre une rencontre littéraire inédite d'une heure entre la France et le Québec.
Vivez l'expérience exceptionnelle d'un café littéraire qui explose à la fois les distances terrestres et les limites du web 2D en découvrant le programme "Ma Librairie en 3D" et en rencontrant des auteurs sur la plateforme web 3D immersive EVER (Environnement Virtuel pour l'Enseignement et la Recherche) de l'Unera (Université Numérique en Région Alsace).
 
Programme
 
- Présentation depuis Thetford Mines (Québec) et lecture par la romancière canadienne Danielle Dussault, de son récent roman "Anderson's Inn" (Lévesque éditeur) 20 minutes et échanges avec l'auditoire...
 
- Présentation depuis Paris par le chercheur en prospective du livre, Lorenzo Soccavo, de son récent essai "Les Mutations du Livre et de la Lecture en 40 pages" (Uppr éditions) 20 minutes et échanges avec l'auditoire...
 
- Visite du module de librairie 3D avec sa modélisatrice, Jenny Bihouise... 20 minutes et échanges avec les visiteurs...

Attention inscription obligatoire : enregistrez-vous gratuitement sur http://ever.unistra.fr/
Tutoriel
http://ever.unistra.fr/tutoriel/co/Premiers-pas.html
Si vous venez pour la première fois sur ce type d'environnement web 3D immersive, prévoyez de vous inscrire et de télécharger le navigateur web 3D quelques jours avant.
Signalez-nous ici même en commentaires les éventuelles difficultés que vous rencontreriez. Nous vous répondrons pour vous aider.
Le jour J : Le samedi 10 janvier 2015 à 21H00 (heure française) 15H00 (heure canadienne) connectez-vous sur la plateforme EVER et rendez-vous sur la région ML3D ( Ma Librairie en 3D).

vendredi 12 décembre 2014

Séminaire Ethiques et Mythes de la Création


J'ai le plaisir de participer cette année universitaire 2014-2015 au séminaire de recherche interdisciplinaire Ethiques et mythes de la création, sous la responsabilité de Sylvie DALLET, professeur des universités et présidente de l'Institut Charles Cros, dans le cadre du programme international de recherches « Éthiques de la Création ».
La séance inaugurale du 05 décembre 2014 a été l'occasion, après introduction de Sylvie Dallet (autour des "pierres de rêve", de forêts des mythes et forêts des âmes, des mythes comme "des lumières d'étoiles mortes", et en guise de viatique cette citation de Paul Valéry : "Nous entrons dans l'avenir à reculons."), d'écouter Hervé Fischer sur la condition fabulatoire de l'être humain, la notion de divergence (voir "La divergence du futur"), et l'origine biologique des mythes qui seraient issus des fabulations de l'infans (enfant qui n'a pas encore acquis le langage) face au monde qui vient à lui ; Luc Dellisse sur les formes individualistes de réponse aux mythes ; Christian Gatard sur les instruments de navigation qu'il propose (se référer à mon billet du 27 juin "Sur Mythologies du futur de Christian Gatard") ; et enfin Georges Lewi sur "le cercle du mythe", la logique de frontière et la fabrication de l'ennemi comme ressources pour le moi de saisir sa place dans le monde...
[Vidéos de cette séance inaugurale en suivant ce lien...]
Mon intervention à la séance du 07 janvier 2015, « Parentés animales de la pensée humaine - Le retour des forces spirituelles associées » aura pour titre :

Bibliographie naturelle vs anthropocentrisme : dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la force spirituelle du langage
Résumé
"Aussi loin que nous puissions remonter dans l'épopée de l'espèce humaine, les mutations des dispositifs et des pratiques de lecture s'écoulent dans le lit d'un même fleuve, aujourd'hui en crue.
En référence aux dits du moyen âge, compositions narratives imaginaires (par exemple, le Dit de l'unicorne et du serpent, Herman de Valenciennes, 13e siècle) je parlerai de « lit », pour désigner à la fois ce qui est lu et ce qui en fait le lit, la couche, le terreau fertile de l'activité fabulatrice de l'espèce.
Notre anthropocentrisme nous incite à penser l'homme comme (seul) animal-lecteur (Alberto Manguel), mais nous oserons une tentative pour lire cet animal-lecteur par ce qui l'engage (langage) dans les perspectives tracées par la mythanalyse et la prospective du livre et de la lecture, c'est-à-dire dans une démarche entre historicité (ce qui est historiquement attesté) et historisation (ce qui relève de la transformation de mythes en récits historiques ou scientifiques).
Je considère la lecture comme une activité essentielle du vivant pour décoder et documenter son environnement ; comme premier degré de lecture la reconnaissance immunitaire, et comme source des dispositifs de lecture, les artefacts symboliques du langage, aussi nous faut-il je pense lire le monde à d'autres niveaux. Du chant des pistes des aborigènes australiens, aux travaux sur les lignes de l'anthropologue Tim Ingold, des chamanes aux hackers, les voies sont multiples.
Le Pardès de la Kabbale (tradition ésotérique du judaïsme), ou la lectio divina (exégèse biblique par Origène), incitent à exercer la lecture comme une forme active de prière et d'écoute, écoute d'une puissance créatrice qui voudrait nous parler, par les Écritures dites sacrées, des/les forces spirituelles du Verbe.
Je propose alors d'envisager, de dévisager le langage, non plus comme ce qui singulariserait l'homme au sein de l'harmonie du vivant, mais au contraire comme ce qui le ravirait dans la symphonie de l'univers, et d'imaginer ce que la grammaire pourrait receler comme formes de vie. Celles, par exemple, qu'évoquait Italo Calvino dans une de ses villes invisibles (Théodora, étymologiquement "don de Dieu") : « Reléguée pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables, elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. ».
Une autre manière de formuler l'émergence de ce que j'appelle le bibliocène, par l'activation des codes qui programment autant nos mythes, nos récits de sciences et de fictions, qu'en grande partie notre perception de la réalité (Hypothèse Sapir-Whorf)."
Vous serez les bienvenus à cette séance du mercredi 07 janvier 2015, informations pratiques en suivant ce lien...
Interviendront également au cours de cette séance : Georges Chapouthier (biologiste, CNRS), Wei Liu (doctorante Arts CHCSC-UVSQ) et Emile Noël (Institut Charles Cros).

mercredi 10 décembre 2014

La lecture sur papier : un luxe demain ?

L'interview que j'ai accordée au magazine économique "EcoRéseau" sur le livre en 2050, pour leur numéro de novembre 2014 est gracieusement consultable (ainsi que l'ensemble du magazine) en suivant ce lien...
 
Ci-après l'intégralité de l'interview (dont seuls des extraits ont été retenus par la rédaction du magazine et le reste plus ou moins intégré dans  l'article) :

" Pourriez-vous résumer très brièvement les grandes évolutions du livre depuis son apparition ?
La dimension transhistorique est capitale pour bien saisir l’aventure du livre depuis ses origines et réaliser à quel point elle est imbriquée à l’épopée de l’espèce humaine. Partant de l’archéologie préhistorique et des travaux de linguistes sur l’origine du langage je considère ce que nous appelons « les artefacts symboliques du langage » comme les précurseurs des dispositifs de lecture. Il s’agit d'objets détournés de leur finalité ordinaire, par exemple placés dans une sépulture et témoignant donc d'un rituel funéraire. Cela indique l'exercice d'une pensée symbolique, consubstantielle au langage. Faire signifier ainsi le monde extérieur initie la pratique fabulatoire d'où émergera ensuite le livre sous toutes ses formes. D’abord les bulles à calculi de Sumer (-3300), que l'anthropologue Clarisse Herrenschmidt présente comme des projections de la cavité buccale qui renferme les mots avant qu'ils ne deviennent paroles. Aplaties, ces boules d'argile deviendront des tablettes qui tiendront dans une main d'homme ouverte. Ensuite les rouleaux de papyrus, les premiers livres manuscrits sur parchemin, les premiers imprimés sur papier, dits incunables (1450-1501), puis la mécanisation de l'imprimerie, son industrialisation, son informatisation. Depuis le début des années 2000 nous assistons à une multiplication des dispositifs de lecture (ordinateurs, liseuses, tablettes…). L’innovation vient surtout de nouvelles formes narratives qui se cherchent encore autour du transmédia et du développement massif de l’autoédition et des fanfictions…
 
Comment imaginez-vous le livre en 2050, dans les scenarii les plus fous ?
Avec l’évolution des objets connectés et de la réalité augmentée nous allons passer à un autre niveau de lecture. A un autre plan d’évolution technologique nous allons revivre la lecture immersive de la bibliographie naturelle par nos ancêtres hominidés les plus lointains. En vérité nous sommes dans un livre, et c’est ce livre total, ce livre absolu qui émerge depuis juillet 1971, le premier texte e-incunable numérisé par Michael Hart, l’inventeur du Projet Gutenberg. C’est ce livre qu’est notre univers qui se révèle lentement avec la grande convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, intelligence artificielle et sciences cognitives) et qui va se cristalliser durant les prochaines décennies. Pour jouer le jeu du scénario le plus fou, je dirais au vu de recherches actuelles que nous pouvons imaginer une sorte de Livre-Mentor. Une espèce d’avatar sémantique de chacun, qui serait comme un guide de vie, un manuel de formation et une bibliothèque universelle. Il serait contenu dans une séquence d’ADN de synthèse et nous pourrions via une puce RFID sous-cutanée le consulter en permanence sur de nombreux supports, soit embarqués, soit ambiants dans notre environnement extérieur.
 
Quel sera le support privilégié ?
Nous verrons probablement une interface hybride conjuguant les avantages du papier et des écrans, au niveau de la souplesse et des capacités d’affichage. Peut-être à base de graphène, un cristal monoplan de carbone. Comme un rouleau, ou une feuille pliable et extensible aux dimensions que les conditions de lecture nécessiteraient… Mais je crois surtout que nous ne penserons plus alors en termes de supports. Ce qui caractérise aujourd’hui la métamorphose du livre, c’est précisément le découplage entre les contenus et leurs supports d’affichage. Demain, tout ce qui pourra être support d’affichage pourra potentiellement faire livre (table, vitre, miroir, pare-brise, murs et plafonds…). Plus de supports uniques.
 
Croyez-vous que le papier a un avenir ? Dans quel domaine ?
Le papier, matériau naturel et recyclable a certainement un avenir. Peut-être hors du champ de l’impression et de l’édition. Je pense aux emballages, ou aux produits parapharmaceutiques. Les recherches, notamment à l’INP-Pagora de Grenoble sur les encres conductrices d’électricité et l’électronique imprimée, montrent bien que le papier peut évoluer technologiquement en parallèle des écrans.
 
En allant loin dans la prospective, croyez-vous qu’en 2050 le support particulier des livres n’existera plus, puisque le texte et les images pourront être projetés sur tous les supports (murs, tables,…) ?
Ce qui n’existera plus ce sera l’interface du codex, des cahiers de pages imprimées, pliées, reliées entre elles et protégées par une couverture. Mais rouleaux et codex ont coexisté plusieurs siècles. Avec l’impression numérique à la demande chacun pourra choisir. Chaque lecteur doit avoir la liberté de pouvoir lire sur le support de son choix. Nous pouvons aussi imaginer qu’il y aura en 2050 quelque chose de reposant, de relaxant, d’exprimé par les objets dédiés à une activité unique. Par exemple : « ne faire que lire ». Ce « ne faire que » sera peut-être alors un véritable luxe. Je crois que le livre imprimé durera tant qu’il répondra au principe de plaisir de la lecture. Nous devons aussi prendre en considération les postures, les logiques d’usages développées par les lecteurs, les capacités de nos cerveaux à s’adapter à de nouvelles formes de lecture…
 
Quels pays sont susceptibles d’être à la pointe du changement ?
Je pense que nous devrions être plus attentifs à l’évolution en Chine. N’oublions pas qu’ils avaient mis au point le papier et l’imprimerie avant nous. Les écritures asiatiques se prêtent aussi plus aisément à une lecture sur petits écrans. Pour les continents africain et sud-américain le circuit de l’édition numérique peut permettre un développement que les contraintes matérielles de l’édition imprimée rendaient difficile.
 
Est-on plutôt conservateur en France, ou bien au contraire ?
Comme sur toute la surface de la Terre je pense, nous sommes multiples. Certains sont plutôt conservateurs et d’autres plus novateurs. Mais le livre imprimé reste un symbole et un fort marqueur culturel.
 
Enfin dernière question quant à vos travaux : dans les différentes conférences et discussions que vous avez, sentez-vous que les gens ont envie de changement dans ce domaine, qu’ils cherchent à lire autrement ?
Ce que j’observe tous les jours à Paris dans les transports en commun et dans les lieux publics c’est que de plus en plus lisent sur des liseuses, des tablettes, voire des Smartphones… Les jeunes adultes me semblent plus attachés aux livres imprimés, pour ce qu’ils représentent symboliquement, tandis que les personnes plus âgées sont parfois séduites par l’innovation, les avantages pratiques de pouvoir grossir les caractères et emporter avec soi des centaines de livres. Mais les tout jeunes enfants qui ont aujourd’hui leurs premiers contacts avec la chose écrite sur les Smartphones ou les tablettes tactiles de leurs parents, ceux-là ne se tourneront sans doute pas spontanément vers ce que nous appelons aujourd’hui livre quand ils seront adultes. Et ceux qui auront 18 ans en 2050 ne sont pas encore nés ! "