lundi 7 novembre 2016

Une forme particulière de narration



Si nous définissons le réel comme une lecture partagée du présent, les récits qui nous en sont proposés n'entretiennent notre attention et notre adhésion qu'en nous offrant des tranches factices de son making-of. 
Si le réel n'est qu'une forme particulière de narration de l'instant, à laquelle, en tant que personnages ou qu'acteurs nous sommes bien obligés d'adhérer, alors la question de son avenir, de l'avenir du réel, relève bien de la prospective et de la futurologie de la lecture.
Qu'en pensez-vous ?

samedi 5 novembre 2016

Transgresser le papier

Avec la récente traduction en français de son essai Post-Digital Print - La mutation de l'édition depuis 1894, Alessandro Ludovico, le fondateur et rédacteur en chef de la revue cyberpunk Neural [http://neural.it/] traceuse de passerelles entre les arts graphiques et numériques, met le pied dans la fourmilière.
Octets et caractères brisent leurs chaînes, bits et pixels s'agitent puis s'amalgament au fur et à mesure que le pied s'enfonce dans la chair des fausses certitudes, les nôtres, celles que nous nourrissons tous plus ou moins sur le livre et son histoire, sur celle des écritures et de la lecture comme si, comme s'il y en avait une seule de possible, de lecture.
Et bien non !
« Prédire l'avenir n'est jamais facile, mais tenter même simplement de l'imaginer sans effectuer d'abord une analyse correcte du passé est absolument vain. » (p. 15), dixit l'auteur au premier chapitre, et je partage pleinement cet avis.
Curieusement, l'idée de disparition du papier semble en effet avoir toujours été liée à celle de progrès, et, par ailleurs, dans sa recherche de dispositifs destinés à amplifier sa parole dans le monde, l'homme a toujours cherché à dépasser les contraintes inhérentes à ce support. Sa geste pamphlétaire s'est toujours dopée en détournant les voies tracées ou en adoptant en précurseur celles qui étaient en rupture (les débuts de l'imprimerie en témoignent).

Du Dieu de Parole aux divinités de papier

Or, le papier est toujours là et c'est sur lui que nous pouvons réellement éprouver aujourd'hui encore le plaisir de lire le fameux coup de dés mallarméen
Le papier est toujours là et le plus souvent les nouveaux dispositifs qui viennent s'ajouter n'ont pour principale fonction plus ou moins éphémère que de créer de toutes pièces de nouveaux marchés en suscitant de nouvelles demandes.
Le constat, de ce côté là, est clair lui aussi : « les types d'interaction que permet le papier demeurent impossibles avec les nouvelles technologies (l'inverse est d'ailleurs également vrai). Il n'existe encore aucun outil électronique qui reproduirait toutes les caractéristiques du papier : sa légèreté, le fait qu'il puisse se plier, se manipuler en fonction de diverses pratiques de lecture, se partager facilement au sein d'un petit groupe de personnes interagissant de manière simultanée en utilisant un seul médium, et qu'il puisse accueillir facilement des types de contenu très différents, tous générés instantanément par la main... » (pp. 28-29).
Ce constat fait, notre instinct demeure le même : détourner les médias pour nous faire entendre des divinités.

Le papier et l'écran, la chair et le métal

Les recherches de El Lissitzky dans les années 1920-1930 allaient bien dans ce sens. « El Lissitzky considérait le livre comme un objet dynamique, une "unité de systèmes acoustique et optique" exigeant la participation active du lecteur. » (p. 39).
Là où nous sacraliserions peut-être exagérément le numérique c'est en oubliant qu'il n'est qu'une utilisation plus poussée de l’électricité. D'autres ont précédé, d'autres suivront.
Mais pourquoi ce sous-titre : La mutation de l'édition depuis 1894 ? Parce que cette année-là dans la collection Contes pour bibliophiles, deux littérateurs en quête d'audience, Octave Uzanne et Albert Robida annoncèrent La fin des livres [http://www.gutenberg.org/ebooks/2820], qui allaient inévitablement disparaître avec… le téléphone.
Le papier c'est donc bien, mais n'empêche que les 327 notes de cet ouvrage, qui sont presque toutes des liens web, ne sont, de fait, pas cliquables.
Certes, la POD (impression à la demande) abordée (pp.78-93) pourrait nous illusionner sur une éventuelle complémentarité des supports, mais il faudrait voir plus loin et envisager la possible convergence du web 3D immersive et de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée et des hologrammes. Sans parler du rôle des intelligences artificielles, tant versant production de contenus, que versant médiation ou assistance aux lecteurs et aux chercheurs.
Alessandro Ludovico n'occulte pas complètement ce futur qu'il exprime magistralement dans cette formule qu'il qualifie de « métaphore cyberpunk » : « Le papier, c'est la chair, et l'écran le métal » (p. 134).

Les extrêmes du passé et du futur

« Ce à quoi nous avons affaire est un médium de transition, avec des propriétés hybrides en mutation permanente. Même lorsqu'ils se font concurrence, papier et pixel se complètent. » (p. 134).
Aujourd'hui les recherches les plus avancées, notamment celles sur les encres électro-conductrices et l’électronique imprimée, s'inscrivent à leur tour dans ce mouvement de l'histoire des techniques qu'Alessandro Ludovico évoque même s'il ne va pas aussi loin dans la prospective qui n'est pas son terrain. Le titre même de son essai cependant : Post-Digital Print, désigne clairement cet horizon d'une sublimation de l'imprimé plutôt que d'une bête disparition. Les recherches progressent bien vers une fusion du papier et de l'écran, mais elles seront peut-être rendues rapidement obsolètes par une génération de cyborgs.
Si l'auteur en revient judicieusement à Marshall McLuhan et sa logique : « Manifestement, emmagasiner, c'est déjà accélérer la diffusion, puisque ce qui est emmagasiné est plus accessible que ce qui doit être rassemblé. » (dans Comprendre les médias) (p. 152), qui justifierait finalement aujourd'hui le web tel qu'il est devenu et les politiques prédatrices des GAFAM, ce qui déborde toujours du métal c'est la chair : le primat des réseaux sur les supports.
Gageons en allant plus loin, qu'avec le transhumanisme, voire un post-humanisme, il ne s'agira pas de la chair du papier mais bien de la nôtre. La chair humaine. La chère humaine.
Evidemment, parvenu à ce stade où extrême passé et extrême futur entrent en collision, le mythe reparaît aussi radieux que jamais et nous pourrions peut-être plus facilement lire cet avenir que nous cherchons à deviner à la lecture de Post-digital print, dans celle de L'Iliade et de L'Odyssée : de la chair et du métal.
« Le réseau : ici commence l'avenir » (p. 173) remet l'ensemble de la réflexion initiale en perspective, tant il apparaît clair alors que le réseau de la culture humaine date de l’apparition de l'espèce humaine, et que de l'invention du papier à nos jours, ce support en fut un acteur majeur. Certes, une nouvelle fois, mais demain ?

L'imprimé comme réseau social ?

Demain, dans sa conclusion « Impression postnumérique : un scénario pour l'avenir » (p. 175), Alessandro Ludovico en ébauche une esquisse : « le véritable pouvoir de l'édition numérique, écrit-il, réside moins dans sa manière d'intégrer des media multiples que dans ses capacités supérieures de mise en réseau. » (p. 176), mais aussi en évoquant « l'éthique de l'édition imprimée DIY », en écho aux siècles de production et d'activisme imprimé qui s'écoulent aujourd'hui par d'autres chemins (p. 177).
Le numérique finalement pourrait bien s'imposer, pour les esprits autonomes, comme une simple boite à outils pour faciliter la diffusion de l'imprimé contestataire, versus une diffusion numérique propagandiste et commerciale de masse (?).
A la génération pratiquement spontanée de formes hybrides répond une « nouvelle génération d'éditeurs, capable d'exploiter divers média, anciens et nouveaux, sans ressentir le poids d'une quelconque affiliation idéologique vis-à-vis d'aucun d'entre eux, [et qui] sera donc sûrement en mesure de développer de nouvelles publications véritablement hybrides, en combinant de manière inventive les meilleurs formats et interface du numérique et de l'imprimé. » (p. 180).
 

Nous sommes après le numérique

La postface signée Florian Cramer nous rappelle enfin que nous sommes en réalité de fait dans un moment postnumérique.
« Les communautés du fanzine ou du livre d'artiste [et bien d'autres probablement] elles-mêmes sont connectées via les blogs et les forums Internet. [Mais] plus important encore peut-être, elles utilisent l'imprimé comme une forme de réseau social qui n'est pas contrôlé par Google, Twitter ou Facebook. Ainsi ces communautés constituent-elles une avant-garde de la nouvelle culture imprimée postnumérique – culture qui coupe court à la fausse dichotomie "imprimé" / "électronique" (qui nous hante depuis McLuhan). » (p. 186). CQFD.
 
Sommes-nous alors à l'aube d'une ère nouvelle où le papier ne sera pas remplacé par des gadgets technologiques, mais où il s'effacera naturellement de lui-même, comme excédé par la langue, les mots et les maux, et où, à la table de la grande conversation des médias, vieux et nouveaux, reviendra la parole. Dis, Babel, c'est encore pour longtemps ?

mardi 1 novembre 2016

Invention de la Bibliographie Narrative

A la fin de mon texte "Existe-t-il une sérénité du texte imprimé et de sa lecture ?", récemment paru dans la revue M@gm@, je propose ce qui y est appelé une : "Bibliographie informelle". 
En vérité il s'agit là d'une première tentative d'invention de ce que nous pourrions appeler des "Bibliographies Narratives". 
En avez-vous déjà entendu parler ? 
Cela existe-t-il déjà sous un autre nom ? 
Voici ce dont il s'agit... 
   

Essai de Bibliographie Narrative 

 
Dans l'exemple évoqué la chose se présente ainsi :
" Ces propositions de lectures qui, volontairement, ne sont pas présentées prises au piège d'une forme académique, tracent une piste, un jeu de piste que vous pouvez suivre en lisant dans cet ordre ces livres où il est question de lectures, et parfois de meurtres : L'espèce fabulatrice (Nancy Huston) … Le chant des pistes (Bruce Chatwin) … Le château des destins croisés (Italo Calvino) … La caverne des idées (José Carlos Somoza) … El último lector (David Toscana) … Fictions (Jorge Luis Borges) … Le Jeu des perles de verre (Hermann Hesse) … Manger le livre (Gérard Haddad). " 

L'idée est que la liste de livres, qui peut mêler fictions et non-fictions (comme c'est le cas ici), propose au lecteur un cheminement progressif l'amenant, par la lecture de ces livres dans l'ordre précis dans lequel ils lui sont proposés, à une prise de conscience du coeur du message, que le texte (ou l'autre livre) que ladite bibliographie accompagnait, cherchait à exprimer. 
J'appelle ce type de bibliographie (que pour ma part je n'ai encore jamais rencontré) "narrative", car, pour qui a lu ou lira ces livres, cela, cet ordre, fait narration, une sorte de méta ou d'hyper-narration par rapport, en l’occurrence, à mon texte initial (Existe-t-il une sérénité du texte imprimé et de sa lecture ?).

L'objectif est d'initier une lecture à plusieurs niveaux de compréhension en y faisant résonner les échos harmoniques d'autres sources.

Une des applications pratiques pourrait être dans des prescriptions ciblées en bibliothérapie (?).

Qu'en pensez-vous ?  
Ne pensez-vous pas qu'il y aurait là des découvertes à faire, des territoires à explorer ? 
L'aventure vous tente-t-elle ? 

lundi 31 octobre 2016

Perdons-nous la sérénité du texte imprimé ?

Le texte de mon intervention de décembre 2015 au séminaire Franco-brésilien dirigé par Ana-Maria Peçanha à l'université Paris-Descartes sur le thème : "De la Sérénité - Comment vivre la sérénité en périodes de crises ou de menaces ? Une approche transdisciplinaire" est depuis hier disponible en ligne dans un numéro de la Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, M@gm@.

Lien direct http://www.magma.analisiqualitativa.com/1402/article_07.htm 





Résumé

  
" Ce texte de réflexion a pour objectif de questionner l'éventuelle perte du sentiment de sérénité de la lecture profonde, au fil des mutations des dispositifs et des pratiques de lecture que nous observons depuis quelques années déjà. 
C'est à une nouvelle grille de lecture du monde que nous devons nous adapter en nous acculturant à de nouvelles pratiques de lecture. 
Pour faire face les lecteurs du 21e siècle devront être des lecteurs augmentés. Bien loin de toute sérénité, le lecteur deviendrait alors lui-même une machine à traiter l'information, un dispositif mental apte à simuler et à stimuler une grammaire générative nous donnant accès à plusieurs niveaux de lecture de l’univers. 
En arrière-fond de cette mutation des dispositifs et des pratiques de lecture, les grands récits mythiques, d'avant les livres, d'avant même l'écriture, irriguent toujours nos imaginaires et notre inconscient collectif. Romans familiaux et romans nationaux ne font toujours que puiser dans le réservoir de ces temps immémoriaux. Algorithmes, métadonnées et big data, ne sont que des expressions contemporaines de forces antédiluviennes, des mots substitués pour désigner en fait des avatars d'anges et de démons. Les mythes agissent comme de véritables hologrammes narratifs (un hologramme étant un ensemble d'informations qui n'ont justement pas besoin d'un support physique pour apparaître). "
 

lundi 10 octobre 2016

Voyagez dans le présent et le futur du livre !

Nous avons rendez-vous à l'accélérateur international de startups NUMA-Paris le mardi 18 octobre, en collaboration avec les éditions AtmosFeel, pour une rencontre exceptionnelle avec... vous, auteurs et lecteurs :-) 

Toutes les infos sur :

samedi 8 octobre 2016

La Lecture à Voix Haute revient en force

Dans son captivant essai en 1998, "Une histoire de la lecture", Alberto Manguel expose longuement l'antériorité et la primauté de la lecture à voix haute, par rapport à la lecture à voix basse, comme saint Augustin fut surpris de voir son maitre saint Ambroise la pratiquer, ou la lecture silencieuse, intériorisée, qui semble notre lot commun depuis que des machines à enregistrer et à restituer les sons ont envahi notre environnement. 

Je pense également aux travaux de Jesper Svenbro, lorsqu'il évoque l'intériorisation de l'espace théâtral dans l'espace écrit, et le fait que la lecture silencieuse aurait pu être rendue mentalement possible dans la Grèce antique par l'expérience du théâtre.
Aujourd'hui le mouvement inverse semble s'amorcer. Les vibrations du langage parlé vont peut-être nous devenir plus perceptibles dès lors que l'augmentation bionique de nos organes sensoriels et de nos capacités cérébrales de décodage nous rendra plus sensibles au complexe tissage harmonique du vivant. 
Aujourd'hui, alors que de nouvelles formes de conversations émergent des réseaux sociaux, que réalité augmentée et réalités virtuelles, avec ou sans avatars, nous ouvrent de nouvelles perspectives, que la littérature audio se rappelle au souvenir des lecteurs, que les arts numériques et les robots prétendent renouveler l'expérience théâtrale, peut-être pourrions-nous lire dans cette conjonction de signes le déclin de la lecture silencieuse des textes imprimés et la nécessité pour les lecteurs et les lectrices de tracer leur voyage intérieur dans la résonance, dans l'écho de leurs lectures au plus profond d'eux-mêmes.
 
Hybrider la scène la page et l'écran
  
Dans cette perspective il n'est plus extravagant alors de penser que demain des territoires numériques puissent hybrider ce qui jusqu'alors étaient la scène, la page, puis l'écran.
C'est là une des explorations que nous développons sur la plate-forme web 3D immersive avec avatars EVER (acronyme d'Environnement Virtuel pour l'Enseignement et la Recherche) de l'université de Strasbourg.
Outre les différents projets fédérés autour de mon incubateur virtuel d'un MétaCafé littéraire (voir un post précédent : Les nouveaux chemins de l'oralité), notre nouvelle initiative prend une toute autre forme. 
L'objectif, par rapport à mes recherches en futurologie des dispositifs et des pratiques de lectures, est d'explorer le potentiel de la lecture partagée à distance au sein d'environnements simulés (c'est-à-dire, quelque part, fictifs).

Connectez-vous sur http://www.theatre-adret.fr/emission-lire-en-choeur.php

Chaque opus de ma chronique Le Livre Est Ailleurs aborde une facette de la manière dont le langage que nous utilisons tisse le monde que nous percevons, comment les limites de notre langage signifient les limites de notre propre monde (pour paraphraser Wittgenstein) et comment les mondes numériquement simulés peuvent aujourd'hui repousser ces limites.
Vous pouvez découvrir (c'est-à-dire écouter) le pilote de cette expérimentation enregistrée en multiplex sur la plate-forme web 3D de l'université de Strasbourg depuis plusieurs localisations physiques en France et au Québec, les textes lus, dont celui de ma chronique (Alice et le Plat Pays) en suivant ce lien : http://www.theatre-adret.fr/emission-lire-en-choeur.php 

Pour suivre l'actualité de ce projet vous pouvez vous inscrire au groupe Amis du Théâtre de l'Adret sur Facebook.

mercredi 5 octobre 2016

Refuser la disparition du livre mais pas son évolution !

Avec son Fahrenheit 4.0 – Essai sur la disparition du livre, paru cet été aux éditions de L'Harmattan, Thierry Charles semble bien avoir rédigé le testament philosophique de la culture littéraire. Je réfute dans Viabooks (lire ici : La disparition du livre est-elle inévitable ?) cette vision pessimiste. Je vois en effet (et celles et ceux qui suivent la partie visible de mon travail de veille sur les réseaux sociaux également) dans les mutations des pratiques de lecture et dans les nouvelles formes de narration, des raisons de croire dans l'avenir de la fiction et de la lecture.