mercredi 10 juillet 2019

Le Manuscrit de Tchernobyl - Langage et Mondes substitués

Au cœur du réacteur du Manuscrit de Tchernobyl, texte écrit par le psychologue clinicien Nunzio d'Annibale et pré-publié aux Éditions des Vanneaux, un phénomène singulier opère : une métalepse narrative a lieu. Fait lieu. 

L'occasion donc d'abord pour moi de progresser dans la définition d'une métalepse narrative. 
Les définitions sont, je pense, à concevoir comme des formules destinées à nous aider à progresser dans le type de réalité que les mots évoquent, et non pas comme des normes qui figeraient une fois pour toutes des phénomènes langagiers et leurs effets de réel dans des cadres rigides et indépassables. Une définition ne doit pas être une cage.

Récemment je proposais la définition suivante : "les métalepses narratives sont comme des effractions de la trappe du réel. Comme si soudain le contact avec la réalité venait à nous manquer et que nous nous retrouvions DANS le texte, dans le monde de ce que nous sommes en train de lire".
Cela se produit à la lecture du Manuscrit de Tchernobyl, mais, après sa lecture, l'analogie la plus signifiante pour nous rapprocher de la réalité des phénomènes de métalepses narratives me semble être celle des valves cardiaques. 
Une valve cardiaque est une structure élastique séparant les différentes cavités du cœur et empêchant le sang de refluer. Lorsqu'il y a défaillance d’une valve il se produit une atteinte du débit cardiaque qui peut alors ne plus être suffisant pour répondre aux besoins de l'organisme, on parle alors d'insuffisance cardiaque.
Or, comme un cœur est plein de sang, un texte est plein de sens. (Je parle de texte car c'est à ce niveau de l'écrit, de la parole rendue visible, que le passage peut se produire, quels que soient les supports, les dispositifs et les interfaces de lecture.)
En conséquence de quoi, pour une lectrice ou un lecteur de fictions littéraires une métalepse narrative serait une insuffisance du principe de réalité, une incapacité à contenir son attraction pour le monde du livre lu.

Ne jamais oublitérer !

"le nuage" craie sur papier de Lysiane Schlechter (DR)
Le dessin de couverture, signé Lysiane Schlechter illustre, telle que je la ressens, notre confrontation à la langue. Ce nuage du langage qui semble narguer Adam, le terreux, le glaiseux. Au commencement, le taiseux ?
Chacun·e est ce petit bonhomme, cette silhouette noire qui fait face au nuage, comme l'homme de Tian'anmen fit face à une colonne de chars.

Ne pouvant tout citer de ce livre (ce serait le recopier, à moins que cela soit l'écrire à son tour, s'en faire l'auteur tout comme Pierre Ménard est l'auteur du Quichotte pour Jorge Luis Borges ? En tous cas, une traduction dans ce que Nunzio d'Annibale appelle "l'izabell langue de mon siècle" serait un curieux exercice), ne pouvant donc me substituer à l'auteur je ne citerai que ce seul extrait : 

Du moin, je sui né, c'est l'île Usion, je vè mourir, ilusion o caré [...] non, en fète, je men, je suis mor à ma néssance (p. 48)

Répondant il y a quelques mois à une journaliste qui m'interviewait et souhaitait savoir les raisons profondes de mes recherches autour du concept de fictionaute (la part subjective de soi qu'une lectrice ou qu'un lecteur projette spontanément dans ses lectures) j'ai répondu la vérité : je suis ce que l'on appelle en psychologie un enfant de remplacement, c'est-à-dire né très peu, trop peu de temps après la mort à la naissance d'un·e autre. Un enfant de substitution donc. C'est là l'explication que je me donne (et que je vous donne) à ma recherche dans les livres de passages vers des mondes de substitution. 
La journaliste résuma cela par une enfance malheureuse qui m'aurait conduit à me réfugier dans les livres. Mais c'est ramener à la banalité la singularité d'une lecture du monde et d'un soi dans ce monde, telle qu'elle s'exprime, par exemple, à la page 51 du Manuscrit de Tchernobyl : "Je n'oublitère jamè le mank".
Dans cet oublitère nous entendons à la fois oublier et oblitérer, taire et enterrer, le jamè est plus parlant que jamais et le mank y résonne puissamment. Nous ne sommes pas dans l'alchimie de la langue des oiseaux, mais dans la chimie de la grammaire.

Si je raconte cela ce n'est pas pour parler de moi, mais pour expliquer ma sensibilité au phénomène narratif qui est semble-t-il à l'action dans ce texte que nous pourrions peut-être considérer en lui-même comme une méta-métalepse (?).
    
Une métalepse s'est faite livre...

Au fil de la lecture d'un unique texte, ce texte-ci du Manuscrit de Tchernobyl, deux récits différents (au moins) se superposent comme deux univers parallèles.
Nous pouvons ressentir je crois à la lecture (je pense l'avoir ressenti par instants) une impression de "marcher dans le texte", de traverser physiquement "quelque chose" de l'ordre du sens (sensations que j'ai cherchées à expliciter dans notamment deux textes récents : Quelles métaphores kinesthésiques pour la lecture, et, La vérité des textes...).

Adam fait donc face au nuage radioactif de la langue. 
Sa langue à l'Adam est langue du ça. 
Face à cette langue il y a ce qu'on lit, et, il y a ce qui s'y dit. (Ce qui fait lieu, d'où le phénomène de métalepse.) Et cela n'est pas ce qu'ordinairement on dit. On ne dit pas ça ! 



Trois parties structurent Le manuscrit de Tchernobyl (135 pages en tout) :
- Ma tralalangue 
- Istoire de ma vi 
- Tcher Nobyl, Pour l'instan tu è sur un nuage... 
suivies d'une éclairante postface de l'auteur intitulée : L'Oreille lit.
J'ai par moment pensé à Céline, à Artaud aussi, tous deux évoqués, tandis que l'auteur lui se rattache plutôt à Lewis Carroll, James Joyce et Steve Reich (pionnier américain de la musique minimaliste, que je ne connais pas).
 
Enfin, nous lirons également avec curiosité l'écho paru sur le site Glossolalies - Détrousser les chimères et signé Noëlle Rollet : Textes-limites : illisible et jouissance sur ce "surgissement d’une langue qui n’existe pas".

Pour ma part, je ne sais pourquoi, je me souviens du bruit des sabots d'une vingtaine de chevaux au pas un matin de bonne heure dans la rue de Médicis qui longe le Jardin du Luxembourg à Paris. A la lecture de ce Manuscrit de Tchernobyl c'est le galop de la langue qui se fait entendre et, au-delà du bruit, les étincelles qui fusent sous les fers et les sabots de nos enfances et de nos lectures qui nous font signes et se donnent enfin à lire. A lire donc. 
 
N.B. du 29 novembre 2019 : le livre, préfacé par David di Nota et postfacé par moi-même est paru ce jour chez Bozon2x Editions (les infos et liens ici...). 
 

vendredi 5 juillet 2019

Le Futur de la Lecture vu par Usbek & Rica !

Le magazine qui explore le futur, Usbek & Rica, consacre son numéro d'été à un sujet passionnant : Littérature la résurrection, en posant la question : "Pourquoi on lira et on écrira encore demain", question, notons-le avec joie, sous la forme d'une affirmation en fait.

En plusieurs volets différentes facettes de la problématique du devenir de la lecture et de la création littéraire sont abordées avec de nombreux exemples et références : "Demain, trop abrutis pour lire ?" ; Portrait-robot de l'écrivain du futur ; "La réalité n'a plus besoin de roman" ; La Chine empire de la web-littérature ; "Une IA décrochera-t-elle le Nobel de littérature ?" ; Quand la littérature de science-fiction parle de... littérature.

Suite à un entretien avec la journaliste Annabelle Laurent c'est à la partie " Demain, trop abrutis pour lire ? "que j'ai apporté mon grain de sel au débat en essayant avant tout de défendre une vision résolument optimiste de l'avenir de la lecture.
J'y évoque notamment ce que j'appelle LE FICTIONAUTE (la part subjective de soi qu'une lectrice ou qu'un lecteur projette spontanément dans ses lectures), dont la prise de conscience et l'autonomisation pourront seules éviter que nous devenions un jour "des lecteurs zombies hallucinés vivant dans des mondes fictifs" !


Lorenzo_Soccavo_in_2019-07-04 Le magazine Usbek Rica
Découvrez deux visions sur le futur de la lecture et mon point de vue optimiste

Pour plus de précisions sur mes recherches et les concepts que je suis amené à développer n'hésitez pas à me contacter directement. 
Deux autres aspects essentiels mériteraient en effet eux aussi toute notre attention : la question des métalepses narratives (que nous pouvons rapidement définir comme des effractions de la trappe du réel. Comme si soudain le contact avec la réalité venait à nous manquer et que nous nous retrouvions DANS le texte, dans le monde de ce que nous sommes en train de lire), et celle des personnages de fictions en tant qu'extra-terrestres. 
Parlons-en si vous voulez !
 

vendredi 21 juin 2019

La séduction de la fiction - Essai de J.-F. Vernay

Pour information : Jean-François Vernay, chercheur en littérature et essayiste, publie aux éditions Hermann dans la collection Savoir lettres : La séduction de la fiction.

" Tout lecteur de textes littéraires fait un jour l’expérience d'une lecture qui le subjugue. Mais quel est cet irrésistible pouvoir de séduction de la fiction auquel nous nous soumettons délibérément et qui suscite en nous autant d’émois que de plaisirs psychiques ? 
Cet ouvrage, à la frontière entre étude littéraire et sciences cognitives, entend ainsi explorer ce qu'est la passion littéraire, en apportant des réponses aux questions suivantes : La rencontre avec le livre est-elle le fruit du hasard ? Quelle est la nature des liens qui déterminent notre rapport au livre et qui favorisent l’attachement ? Est-ce le plaisir, le cœur ou le cerveau qui sont le moteur de cette séduction ? Quelles sortes de délices promet la consommation de cette relation ? Comment séduire et être séduit ? Quelle est la part des émotions dans cette entreprise ? Quel est le ciment de cette relation et peut-on y voir un échange profitable ? Enfin, si les effets de la séduction apportent d’indéniables bénéfices, pourquoi bouder notre plaisir ? " (Présentation de l'éditeur). 
Vous pouvez en lire la recension par Arnaud Genon sur La Cause Littéraire, et vous reporter au blog de Jean-François Vernay.

mardi 28 mai 2019

Les Mondes de Fiction

photographie_originale_DR@Sylvie_Dallet
Dans nos récits des origines de notre espèce animale, que nous adoptions la voie créationniste avec un Dieu et un Adam donnant un nom à chaque créature, ou bien la voie évolutionniste darwinienne de grands singes plus ou moins quadrupèdes descendant des arbres, se redressant et sortant des forêts, allant dans la mélopée puis acquérant progressivement un langage articulé qui allait nous permettre de développer nos capacités cérébrales puis d'assurer notre domination sur le vivant, deux jolies histoires, dans les deux cas le souffle qui nous donne vie serait devenu un souffle élocutoire qui nomme le monde et tout ce qui avec nous l'habite. 
Acquisition de la maitrise de l'articulation.
L'articulation de la marche.
L’articulation de la langue.
L'articulation des mondes ? 
   
Ma réflexion A LA RECHERCHE DU MONDE SANS NOM, articule ces données aux questionnements sur les mondes des fictions littéraires et est en ligne sur le site Web de l'Institut Charles Cros.

N.B. illustration : photographie_originale_DR@Sylvie_Dallet.
 

samedi 18 mai 2019

#LesLecteursOntDesDroits sur Twitter

Lorenzo Soccavo sur Twitter
Le 17 mai 2019 dans l'élan d'un VendrediLecture j'ai avec mes modestes moyens lancé "une campagne" avec le hashtag #LesLecteursOntDesDroits sur Twitter. 
12 tweets : 1 par droit, les douze consultables pour mémoire en suivant ce lien : Quels lieux de discussions pour discerner et défendre les droits des lecteurs (et des lectrices évidemment !).

L'objectif est d'amorcer une prise de conscience collective, de susciter les échanges et de générer des initiatives autour des questions liées aux droits des lectrices et des lecteurs face à la nouvelle donne générée par le numérique, notamment par rapport à la promotion et à la diffusion des livres au format .epub. 
Vous pouvez soutenir cette action, notamment en participant sur Twitter et en tweetant avec le hashtag #LesLecteursOntDesDroits 
Je suis à votre écoute...
 

dimanche 5 mai 2019

Urgence de la Fiction

Le Cube, Centre de Création Numérique, publie dans L'URGENCE DE L'ART le numéro 15 de sa revue mon texte : L'URGENCE DE LA LITTÉRATURE, sous-titré : Vers un manifeste pour l’émancipation des lectrices et des lecteurs.

Cela fait maintenant plusieurs années que je m'efforce d'expliquer que la force de traction qu'exercent les fictions littéraires sur leurs lectrices et leurs lecteurs n'est pas anodine, et que si le vocable de distraction s'y applique parfaitement, il faut bien y entendre dis-traction, l'effet d'une traction qui nous tire vers.
En apparence seulement en phase avec le discours dominant qui invite à s'adonner passivement aux contenus addictifs, à la séduction d'improbables mondes imaginaires et à l'identification empathique à des personnages fictionnels, je me positionne dans la défiance vis-à-vis des artifices du langage et suis de plus en plus persuadé que nous pourrions, que nous devrions, nous adonner à une lecture davantage lucide.

Alors que j'ai ces jours-ci le plaisir de me rapprocher de la Société internationale de recherches sur la fiction et la fictionnalité, mon texte se veut un appel à l’élaboration d'un manifeste pour l'émancipation des lectrices et des lecteurs.
Je suis à l'écoute de quiconque voudrait réfléchir à la rédaction et à la diffusion d'un tel Manifeste pour nous assister dans la prise de conscience de ce que nous projetons de nous dans les mondes imaginaires des fictions littéraires.
 
Urgence-de-la-litterature_Lorenzo_Soccavo
Télécharger librement la revue au format PDF...
Extrait
" Le récit s’est approché comme un flot. Comme une montée de lait. Ce qu’à la croisée de la paléontologie et de la linguistique des spécialistes appellent "l’acquisition du signal découplé", le fait pour les hominidés de pouvoir évoquer ce qui n’était pas ou plus à portée de leurs regards, ce qu’ils ne pouvaient désigner du doigt ou d’un mouvement de tête, a été l’instant déclencheur [...]
Mais à sa folie du récit, notre espèce animale doit conjuguer un art de la lecture. À mon sens il ne peut s’exercer que si nous parvenons à « ralentir l’arrivée de l’image » (j’emprunte l’expression à Sophie Calle)... "
 

lundi 29 avril 2019

BD Lecture et transmédia au service de la Paix

Le mixage d’expériences narratives pourrait-il nous aider à questionner le réel, réinterroger le passé, envisager nos possibles futurs, et, dans le présent, à développer notre liberté d’esprit ? 

C'est la question que je me suis posé en marge du projet Historyboards afin de lui manifester ainsi modestement mon soutien.

Mes réflexions, énigmatiquement titrées Les Mondes Dessinés peuvent se lire sur leur site et être ainsi l'occasion de découvrir cette belle initiative d'une "bande dessinée papier, numérique et [d'] un dispositif transmedia autour de la question de la résistance aux extrémismes" (De plomb et de sang), projet développé avec le soutien du programme Europe Creative, en coproduction avec Aix-Marseille Université, La Boate à Marseille, la Fondation du Camp des Milles, Apollonia éditions de Tunis, et la Scuola Italiana di comix à Naples.
 
" Historyboards est un projet de création transmédia destiné à délivrer un nouveau récit du radicalisme en Europe et faire réfléchir les jeunes sur les sociétés d’hier et d’aujourd’hui et la montée des intolérances de tout bord. Notre intention est de figurer, par la voie de la fiction, comment un jeune d’aujourd’hui interpréterait et mobiliserait sa culture, ses valeurs, ses réseaux et les technologies au service d’une vision pacifiée du monde. 
Ce projet est  soutenu par le programme Europe Créative qui accompagne les secteurs audiovisuel, culturel et créatif en Europe..."
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