vendredi 26 février 2010

lundi 22 février 2010

Lire sur iPad ? Conditions et conséquences…

J’avais eu le plaisir, le soir même de la sortie du tant attendu iPad, de donner mon avis à Karine Papillaud dans un entretien pour le quotidien 20 Minutes : L'iPad déchaîne les geeks mais pas l'édition française : [Extrait: « “C’est plus sur le modèle de diffusion qui sera mis en place, que sur la "machine à lire" et ses performances, que tout va se jouer”, conclut Lorenzo Soccavo. “2010 sera l’année de la recherche en matière de tablettes et de leur prix, et le consommateur jugera, reprend Tessa Destais [conseillère du président du groupe d’édition La Martinière]. Le métier d’éditeur s’attache au contenu qui lui ne change pas: protéger la création et le contenu littéraire fait partie de ses fondamentaux. En matière de livres, numériques ou autres, c’est quand même l’essentiel.”… »]
Je reviens ici sur le rôle que l’iPad pourrait cependant jouer comme accélérateur de la lecture numérique :

L’iPad disruptif ?
A priori, oui, considérant, d’une part, l’indéniable savoir-faire d’Apple, mais pas seulement celui, si souvent et assez justement reconnu, en termes de design et d’expérience utilisateur, mais, surtout, son savoir-faire marketing, qui se rapprocherait de l'ingénierie sociale (orchestration des événements, des plannings et de la communication, du design des produits et des pratiques de commercialisation, visant à modifier à grande échelle les usages culturels de groupes sociaux entiers. C’est ainsi que les aficionados d’Apple, y compris des journalistes professionnels assurent une véritable propagande pro-Apple…) ; a priori oui, considérant aussi, d’autre part, la rupture que fut l’iPod sur le marché des lecteurs MP3, et celle que fut l’iPhone sur celui des smartphones : il est donc ainsi probable que l’iPad sera disruptif sur le marché des nouveaux dispositifs de lecture.
L’iPad pourrait jouer un rôle d’accélérateur de la lecture numérique, la faisant passer du stade de tendance, à celui de pratique culturelle, dans un contexte de baisse de la lecture des livres et de la presse imprimés, d’un désinvestissement de la culture écrite, et d’un maintien du taux d’illettrisme, ce d’une part, et, d’autre part, dans un contexte de développement de nouvelles pratiques de lecture/écriture sur supports informatiques, pratiques demandant des compétences nouvelles par rapport aux imprimés.

Ne pas prendre la pomme pour le pommier !

Cela dit, il ne faut pas prendre la pomme pour le pommier et négliger d’explorer le verger !
Ce passage, d’une lecture de textes imprimés à une lecture-consultation de contenus numériques, pose une batterie de questions qui recouvrent en fait le champ, beaucoup plus large et complexe, des nouveaux usages culturels, de l’évolution des ordinateurs, des dispositifs nomades, des convergences ordinateurs/smartphones et ordinateurs/télévisions, à une époque de transition où l’ergonomie du livre physique resterait, à ce jour et à cette heure en tous cas, l’interface la plus appropriée à ce que nous appelons, depuis plusieurs siècles, la lecture.
Dans ce que l’histoire retiendra comme une troisième révolution du livre (révolution numérique, après la deuxième : la révolution industrielle et la médiatisation, et la première : la révolution gutenbergienne), l’iPad ne sera qu’anecdotique je pense, mais bien en phase cependant avec cette troisième révolution, laquelle, bien davantage qu’au passage de l’ère des manuscrits à l’ère des imprimés, est comparable au passage des rouleaux aux codex. Nous voyons bien que, même si nous établissons des parallèles entre papier et e-paper, les enjeux sont en faits au niveau des nouveaux dispositifs de lecture et de leurs interfaces.
Cela dit, une machine à lire du type de l’iPad, si elle était un dispositif ouvert, pourrait être un tremplin à la créativité de quelques auteurs, des bibliothécaires et des documentalistes, lesquels, d’après ce que je peux en juger, sont, des différents acteurs de l’interprofession du livre, les plus passionnés par les TIC. Et toc ! pour les autres ;-)
Une machine à lire du type de l’iPad pourrait-elle, à terme, générer une nouvelle façon de lire et du coup une nouvelle façon de penser ? (Car pour beaucoup nous pensons encore couramment comme au siècle précédent.)

Une batterie de questions…

L’attente et les espoirs suscités par l’iPad posent en fait une batterie de questions, que nous pourrions ordonner sous trois grands registres :
1. La tablette iPad en tant que dispositif de lecture
2. Quels contenus lire sur iPad ?
3. Quels impacts sur la diffusion-distribution-vente des livres numériques ?

En vrac :
La question des “machines à lire”
Elles doivent répondre aux conditions de la lecture : stabilité et lisibilité…
Quid de l’ergonomie du confort de lecture (tenir le support à une main, ou bien avoir les deux mains mobilisées, possibilité de lecture en marchant, en extérieur, etc. ?).
Quid de la perte de valeur symbolique associée au codex ?
Quid des capacités d’attention, de concentration et de mémorisation par rapport à la lecture sur papier ?

La question des contenus numériques pour l’édition
Quid d’un envahissement publicitaire pour compenser la baisse de prix des contenus numériques par rapport aux contenus physiques ?
Quid de la volatilisation du texte numérisé ?
Quid d’une explosion de la production auto-publiée, sans validation éditoriale ? [Image d’un jardin littéraire avec ses fleurs et ses plantes cultivées, et, un terrain vague, ou, une jungle, ou ?]
Quid d’une lecture multitâche et hypermédia ?
Serait-il pertinent, ou bien serait-il complètement idiot, de se limiter aux livres numérisés homothétiques ? De préserver des îlots ?
Comment gérer la disparition des frontières dans les nouveaux usages : multiplicité des dispositifs de lecture nomade, bibliothèque portative, etc.

La question du circuit de vente des livres numériques
Qui fixera les prix ?
Quels rapports gratuité/abonnements/locations/achats ?
(Malgré ses défauts, un système propriétaire de type iTunes pourrait permettre en partie le passage d’un marché du livre physique payant, à un marché dématérialisé, trop souvent synonyme de gratuité. On le constate avec les téléchargements sur smartphones…)
Questions liées à l’immédiateté de l’accès par rapport à un déplacement pour l’acte d’achat (librairies, kiosques à journaux)…
Questions de la permanence de l’accès (streaming ?) par rapport à la périodicité des publications imprimées…
Quid des nouveaux rapports à la médiation institutionnalisée des éditeurs et des directeurs de journaux ?
Quid d’une lecture nomade omniprésente par rapport aux rythmes et aux lieux de lecture des imprimés (évolution des lectorats, facteurs générationnels, etc.).
Quels impacts à l’éclatement des corporations des arts graphiques et à l’envahissement des UGC (User Generated Content, contenus produits par les lecteurs), à la fin ou à la métamorphose des comités de lecture et de rédaction physiquement rassemblés en des lieux déterminés, etc.
Les éditeurs vont-ils sauter les cases diffuseur/distributeur/librairies pour la vente directe ?

Quid de l’avenir au-delà iPad ?

Au-delà du marketing d’Apple, d’Amazon et de Google, il y aurait nécessité de concevoir de nouvelles technologies dédiées à la lecture.
Nécessité d’accompagner l’évolution des lectorats, et notamment de ses composantes les moins technophiles qui vont se retrouver brutalement face à une offre hypertrophiée et répondant de moins en moins aux critères classiques de la lecture.
Nécessité pour les acteurs du livre de s’investir dans des stratégies de réseaux au lieu d’investir à fonds perdus dans des opérations ponctuelles qui ne tiennent que grâce à des subventions.
Nécessité de redéfinir des vecteurs de lecture et de structurer de nouvelles écluses du lire.
Car si notre souci est l’évolution du livre et de la lecture, alors, la technologie et le marketing ne suffiront probablement pas, qu’on se le dise !

mercredi 17 février 2010

Soirée GfK à la Salle Gaveau

J’ai eu le plaisir hier soir, 16 février 2010, d’assister comme tous les ans à la soirée GfK, et à la présentation de son étude 2009 : Les Français et les biens culturels.
GfK est l’institut d’études référent sur les marchés des biens culturels sur 110 pays, dont 10 européens pour le marché du livre. Cette étude sur l’année 2009 a été réalisée auprès de 2 000 internautes de plus de 15 ans et représentatifs de la population française sur les critères sociodémographiques habituels. Elle comporte un tronc commun pour les quatre marchés des biens culturels (musique, vidéo, livre et jeu vidéo), et aborde notamment de manière spécifique le marché émergent du livre et de la presse numériques (intérêt des consommateurs, supports, prix, distributeurs…).
D’emblée les responsables de GfK ont souligné en introduction de la conférence le nouveau paradigme de distribution qui se met en place sur le marché des biens culturels : le Web (téléchargements) s’y impose de plus en plus comme un nouveau canal de distribution, notamment avec le streaming pour la musique et le succès des nombreuses applications pour les smartphones, en particulier l’iPhone bien sûr. Les futures “tablettes de lecture” sont évoquées comme un défi majeur.
Il ressort globalement que, de tous les produits culturels, le livre est le seul qui soit en progression (plus de 03% en 2009) et occupe les 5 premières places des meilleures ventes. Plusieurs explications à cela : d’une part, il s’agit du produit culturel dont le prix moyen est le plus bas et reste donc plus abordable en temps de crise, d’autre part, il est davantage sujet aux achats d’impulsion. Il peut également surfer sur l’actualité avec, par exemple, des livres sur la crise ;-)
Les conclusions de la soirée ont été consacrées à la dématérialisation, présentée comme “un risque pour les marchés”. Il est clairement acté que l’usage du téléchargement est entré dans les mœurs des consommateurs français. Fin 2009, plus de 40% des français pratiquent le téléchargement, légal ou pas, avec une augmentation du phénomène sur smartphones, entre autres pour la lecture de la presse.
Les experts de GfK recommandent aux acteurs de l’entertainment de se rapprocher de ces nouveaux usages et de proposer des contenus adaptés au téléchargement, notamment en jouant sur les effets réseaux du monde numérique (par exemple, pour faciliter le passage de produits d’appel gratuits à des abonnements à des services optionnels payants, etc.).

Le marché du livre dématérialisé décolle, mais à quels prix ?

Entre introduction et conclusions j’ai, bien évidemment, été plus particulièrement attentif à l’intéressante présentation de Céline Fédou, responsable de l’équipe GfK Livres.
En résumé, le marché français du livre aura progressé en 2009 de 3,4% en volume et de 3,9% en chiffre d’affaires. Le secteur jeunesse y est moteur (il représente 46% du marché et 17% du chiffre d’affaire).
La part de la distribution sur Internet aura elle progressé de plus 24% et représente ainsi 07% des ventes de livres en 2009.
Mais cette soirée m’aura surtout étonné par les deux informations suivantes :
- Plus de 80% des consommateurs ignorent tout de la loi sur le prix unique du livre et sont persuadés que les livres sont bien plus chers en librairies !
- Si 2 français sur 3 se disent intéressés pour acquérir et lire des livres numériques, 50% déclarent préférer la lecture sur PC, plutôt que sur smartphones ou que sur des tablettes e-paper ( ?)
Enfin, si le marché du livre numérique progresse et apparaît comme étant sollicité par les consommateurs, c’est que le prix attendu des ebooks est nettement plus bas que celui des livres imprimés. Les consommateurs attendent des baisses de prix importantes. Pour un livre physique à 18 euros, les consommateurs déclarent attendre un prix de l’ebook (du même ouvrage) à 07 euros.

dimanche 14 février 2010

Saint Valentin du Livre :-)

Dans ce ciel nuageux, P.L.E. Consulting - Lorenzo Soccavo, souhaite une belle Saint Valentin, à toutes les actrices et à tous les acteurs de l'interprofession du livre, imprimé et numérique ;-)

samedi 13 février 2010

2e édition du Livre Blanc sur la Prospective du Livre et de l'Edition de P.L.E. Consulting

Nous travaillons à une seconde édition du Livre Blanc sur la Prospective du Livre et de l'Edition, à paraître courant 2010.

N'hésitez pas à nous faire remonter vos commentaires et critiques concernant la première édition de novembre 2009.

En attendant la première édition reste disponible sur demande.

vendredi 5 février 2010

Redéfinir des vecteurs de lecture

En vérité, à travers le prisme de notre interprétation des enjeux et de la perception de nos propres intérêts, c’est, le plus souvent, notre rapport profond (plus ou moins conscient, remontant, à la fois, à notre enfance, et, à notre pratique quotidienne d’aujourd’hui), c’est, pour chacun(e) d’entre nous, notre rapport intime aux livres et à la lecture, qui s’exprime en réalité à travers nos points de vue sur les actuelles mutations du livre et de la lecture.
Les réactions épidermiques priment souvent sur la réflexion (même dans les entreprises je pense ;-)
Je pense en ce moment à celles et ceux qui disent « Oui » au numérique, mais s’exclament qu’ils ne pourraient bien évidemment jamais lire un Grand Auteur (avec des majuscules qui s’entendent), disons, par exemple, Rimbaud ou Balzac, sur un nouveau dispositif de lecture. Ces personnes, de bonne foi et avec lesquelles je partage le plus souvent nombre de mes goûts littéraires et, dans tous les cas, le même amour pour les livres et la lecture, ces personnes me rappellent cependant celles qui disent  : « bien évidemment je ne suis pas sans ignorer que… », pensant ainsi dire qu’elle ne sont pas sans le savoir ;-) Comment, en effet, des auteurs de l’envergure de Victor Hugo ou de Thomas Mann (pour varier les exemples), perdraient-ils de leur génie, seulement en basculant leurs œuvres d’un support à un autre ? Plutôt que de les apprécier véritablement, n’est-ce pas là douter de leur grand art ?
Cela dit, il n’en reste pas moins vrai que les nouveaux dispositifs de lecture évolueraient vers du high-tech (l’iPad d’Apple en serait une preuve), alors que la lecture, telle que nous la pratiquons depuis plusieurs siècles, est une activité qui demande et demandera, je pense, du low-tech.
L'attention, les capacités d'apprentissage et de mémorisation ne sont pas les mêmes sur écran que sur papier. Quid d’une “hyper-lecture” multimédia, zappée et surfée sur la tablette iPad d’Apple ? Même si le logo est une petite pomme sympa, des questions cruciales se posent si nous ne voulons pas finir en compote ;-)
L'expérience de la lecture va se renouveler avec le numérique et ces nouveaux dispositifs, et la balle est dans le camp des auteurs et des éditeurs du siècle.
Mais encore faut-il qu’ils commencent par s’interroger sur les apports réels des nouvelles technologies pour l’écriture et la lecture de livres.

S’interroger sur les apports des nouvelles technologies

Premièrement, s’interroger sur la lisibilité, c’est-à-dire, à la fois, sur le confort de lecture, et, sur la mise en “page” typographique.
Pourquoi ? Parce que lire c’est d’abord regarder. (En 1913 dans une conférence sur le caractère visuel du vers libre, Gide rappelait cette possibilité de faire passer dans l’aspect même de la phrase quelque chose de l’acte qu’elle décrit. La constatation n’était pas nouvelle. Les premiers “vers figurés” du grec Simmias de Rhodes datent de trois siècles avant Jésus-Christ, et non des calligrammes, “idéogrammes lyriques” de 1914 d’Apollinaire.)
Deuxièmement, s’interroger sur le rôle du lecteur dans la lecture.
Pourquoi ? Parce que le texte littéraire doit garder une certaine réticence. Dans Lector in fabula, en 1979, Umberto Eco analysait clairement comment « Le texte postule la coopération du lecteur comme condition d’actualisation. ». L’hypertextualité et le multimédia aujourd’hui possibles sur une tablette comme l’iPad, réactualisent et questionnent autrement la conjugalité auteur/lecteur. Eco précisait dans son essai, qu’« un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif. Générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre ».

L’autre, le lecteur, dont « l’imagination, écrivait Milan Kundera, dans son célèbre : L’art du roman, complète automatiquement celle de l’auteur », et au sujet duquel Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ? précisait que : « l’imagination du spectateur n’a pas seulement une fonction régulatrice mais constitutive ; elle ne joue pas, elle est appelée à recomposer l’objet beau par-delà les traces laissées par l’artiste. ».
(Je ne parviens pas à remettre la main sur mes notes (manuscrites, couic ;-) de l’essai d’Edith Wharton, Les règles de la fiction, paru aux éditions Viviane Hamy en 2006, mais il me semble bien, de mémoire, qu’elles allaient aussi dans ce sens.)
Donc, le lecteur, appelé à « recomposer l’objet beau par-delà les traces laissées ». Mais : les i-traces ne seraient-elles pas trop directives ? Resterons-nous dans des univers romanesques à co-inventer (imaginer), ou bien circulerons-nous dans des œuvres hypermédiatiques aux routes tracées et aux panneaux indicateurs impératifs ?
Contextualiser demain une œuvre par des ajouts multimédias, au contraire d’être un enrichissement, cela ne risquerait-il pas d’appauvrir, de limiter, le génie naturel du lecteur ? De restreindre son imaginaire en l’orientant ?
Personnellement (et n’ayant aucunement la prétention d’être représentatif des lecteurs) : d’une part, quand je me suis plongé dans la lecture d’un roman qui m’a transporté, j’ai ensuite l’impression de l’avoir vu en film, alors qu’il n’en est rien, alors que je l’ai “simplement” lu. D’autre part, les adaptations cinématographiques ou télévisuelles de romans dont j’ai apprécié la lecture m’ont toujours déçu, m’apparaissant plus pauvres que les œuvres romanesques originales. Aussi je pose la question : dans quelles mesures un ajout rich-media peut-il être un enrichissement ?
Comme l’avançait l’auteur québécois Gary Gaignon lors d’un récent échange sur Facebook, il faudrait concevoir la contextualisation multimédiatique comme un enrichissement parallèle (et le mot parallèle est important je pense), c’est-à-dire, explicitait-t-il : « fournir les références et les explications de texte souvent nécessaires à la reconstitution imaginaire du commun des lecteurs qui n’a jamais mis les pieds par là. Exemple […] vous lisez Le Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue. Cela ne vous enlèverait rien qu’il y ait tous les liens hypertextuels pour refaire son itinéraire d’origine tout le long d’une visite guidée par l’image et des commentaires historiques… ».
L’exemple est pertinent, mais je reste réservé dès lors qu’il s’agirait, pour moi en tous cas, de relire ainsi La montagne magique de Thomas Mann, ou Belle du seigneur d’Albert Cohen.

Le livre comme vecteur de lecture

Un livre n’est pas exclusivement du contenu ni uniquement un contenant, comme les batailles commerciales actuelles pourraient le laisser croire. C’est avant tout le vecteur d’une expérience de lecture, expérience à chaque fois unique, intime, et force motrice d’une transmission et d’une délégation de la mémoire depuis l’apparition des premiers alphabets.
En marge de ces réflexions il pourrait être éclairant de se rappeler que selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme : « 3 100 000 personnes, soit 9 % de la population âgée de 18 à 65 ans résidant en France métropolitaine et ayant été scolarisée en France, est en situation d’illettrisme. » (Rapport ANLCI 2008), et également que le nombre de “grands lecteurs” décroit, et enfin que, de l’avis des spécialistes, la “lecture industrielle” (lecture sur supports informatiques) demande davantage de compétences que la lecture sur papier.
Dans ce contexte, en prospective du livre et de l’édition, une question cruciale se pose : l’extrême contemporain est-il, de fait, exclusivement numérique ?
Des cellules de scénarisation permettraient-elles de répondre à cette interrogation ?
Aujourd’hui, redéfinir des vecteurs de lecture pourrait peut-être permettre de concevoir des livres 2.0, des livres numériques qui seraient autres choses que des livres numérisés ou des animations multimédias.

Les marques des majors de l’édition (ou les groupes auxquels elles appartiennent), les éditeurs indépendants, ont-ils la marge (sic) suffisante pour dépasser l’horizon des contrôleurs de gestion et envisager sous cet angle leur à-venir à moyen terme ? C’est-à-dire tout simplement sous l’angle de l'innovation de produit, de la création par les auteurs et les éditeurs de nouveaux produits éditoriaux. La réponse est oui (pensons aux livres objets, à l’arrivée des codes 2D dans des livres et BD imprimés, aux premiers essais d’introduire la réalité augmentée dans des encyclopédies…), mais un oui encore timide au regard des enjeux et des compétiteurs extérieurs.

Peut-on éditer dans l’extrême contemporain ?

Le piège serait certainement aujourd’hui de s’enfermer dans une logique d’opposition imprimé vs numérique ou vice versa, ou dans un extrémisme du “tout numérique le plus vite possible”.

Aujourd’hui le sentiment de contemporanéité s’effondre avec l’accélération des progrès technologiques, accélération qui, il faut bien l’avouer, rend de plus en plus crédible la théorie de la Singularité ! (« La Singularité technologique est un concept, selon lequel, à partir d'un point hypothétique de son évolution technologique, la civilisation humaine sera dépassée par les machines – au-delà de ce point, le progrès n’est plus l’œuvre que d'intelligences artificielles, elles-mêmes en constante progression. Il induit des changements tels sur l'environnement que l’Homme d’avant la Singularité ne peut ni les appréhender ni les prédire de manière fiable. » Définition Wikipédia).
Comme je l’écrivais ici même en introduction de mon précédent billet : les époques à mutations rapides génèrent des sociétés “fragmentées”, au sein desquelles les changements se diffusent de façon asynchrone.
Ceux qui jadis ont écrit l’histoire du livre et de ses métiers, ou, plus exactement, ceux que l’histoire a retenus et avec lesquels nous écrivons aujourd’hui notre histoire du livre et de ses métiers, ceux-là étaient-ils habités de leur vivant par des sentiments d’innovation, ou n’étaient-ils seulement motivés que par des préoccupations d’ordre économique ? Se vivaient-ils comme des novateurs, comme des précurseurs ? Sans doute pour certains, mais quels étaient alors leurs statuts (à une époque où les médias sociaux n’existaient guère ;-) vis-à-vis de leurs contemporains ?

Nous savons avec certitude, par exemple, que lorsqu’ils ont coexisté à Paris durant l’automne 1871, Rimbaud et Théodore de Banville n’étaient pas pour autant des poètes contemporains l’un de l’autre.
Les tablettes de lecture entrent maintenant dans le contemporain, dans le champ des pratiques, des usages, elles deviennent actuelles. Si ces nouveaux dispositifs de lecture coexistent aujourd’hui avec les livres-codex, comment ne pas s’interroger sur cette coexistence, sur son sens et son destin ?
Faisons une nouvelle fois un détour via la poésie, simplement pour nous aider à saisir l’essentiel. Pour l’essayiste sur la poésie, Jude Stéfan, l’actuel en littérature désigne simplement ce qui s’écrit aujourd’hui, « la littérature usuelle », courante (ce qui pourrait vouloir dire aussi : qui ne se fixe pas, qui ne laissera pas de traces, et se rapprocher d’une production textuelle soumise aux flux numériques. (Quid de la destinée, par exemple, de ce présent texte sur ce présent blog ? L’un de mes passés blogs sur les romans japonais a ainsi, par ma propre volonté il est vrai, disparu à jamais.)
Face aux catégories de la modernité et de la postmodernité, Jude Stéfan définit les avant-gardes comme des « éclaireurs de la littérature » (l’éclaireur, à la fois celui qui éclaire, et celui qui va devant, le précurseur…), et il désigne un extrême contemporain, en paraphrasant ce que Baudelaire jadis écrivait sur le moderne : « la part d’éternel qui affleure dans le passage ».

Le point de localisation de l’extrême contemporain (intéressant à déterminer en prospective selon moi, et c’est bien et uniquement pour cette raison que j’en parle ici), le point de localisation de l’extrême contemporain donc, serait dans ce passage qu’évoque Baudelaire, et où le présent (l’instant et l’actuel) s’effondre, de part et d’autre, c’est-à-dire, tant derrière soi dans le passé, que face à soi dans l’à-venir. (C’est peut-être là ce qui s'appelle : “être sur la brèche” !)

L’interprofession du livre est aujourd’hui sur la brèche et la question qui se pose à elle au fond est la suivante : Peut-on éditer dans l’extrême contemporain ? (Étant entendu que nous n’y sommes pas encore mais que c’est pour bientôt ;-)

N.B. : Il ne s’agit ici que de quelques réflexions appelant le partage. Si vous aussi réfléchissez ou travaillez sur ces sujets, n’hésitez pas à me contacter. Il y aurait alors de grandes chances que vos travaux m’intéressent ;-)