samedi 28 avril 2012

Semaine 17/52 : CETTE SEMAINE JE ME SUIS FAIT INSULTER PAR UN ÉDITEUR !

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 17/52.
    
Cette semaine j’ai été insulté à mots couverts, mais vraiment insulté malgré tout (vous allez voir, et puis profitez bien de ce 17e opus car je ne sais pas s‘il y en aura un 18e !), insulté donc par un éditeur (un directeur de collection en fait, à la place de l’éditeur d’ailleurs je m’interrogerais sur l’image que véhicule de ma maison un tel monsieur donneur de leçon !), insulté donc pour avoir osé prétendre à un à-valoir d’un montant équivalent à ceux que j’ai pu percevoir au début des années 2000, et ce s’agissant d’un essai de vulgarisation grand public sur les mutations du livre et de la lecture, c’est-à-dire d’un sujet complexe, en pleine évolution et sur lequel on ne pourrait en aucun cas prétendre qu’il s’agirait simplement et stupidement, pour reprendre les termes de ce monsieur : “d’accumuler et de trier des matériaux”.
      
Un baromètre trop optimiste
  
Il est vrai que pour ce monsieur un tel ouvrage doit pouvoir s’écrire en deux semaines « à raison de 4 ou 5 heures par jours ». Il me suffirait en somme de suivre ses conseils : de me lever tous les matins, sept jours sur sept à cinq heures, d’écrire jusqu’à neuf heures, « ainsi il s'agit d'écrire 5 pages par jour ce qui n'est pas la mer à boire » me dit ce brave homme, puis après… : « d’aller au boulot pour gagner [ma] croute ».
  
Le travail d’analyse et de réflexion n’a aucune valeur pour ce monsieur. Il s’agit juste d’épicerie, de fournir rapidement un produit juste bon pour des lecteurs a priori considérés comme des cochons de consommateurs-acheteurs de livres. Et le voilà donc d’inciter l’auteur à se servir ensuite de ce livre forcément mal torché pour, je cite : « construire du chiffre d'affaire en conférences, séminaires, consultances, etc. ». Mais l’auteur ne doit surtout pas s’attendre à gagner de l’argent avec son travail « qui est un investissement ».
  
Que je veuille prendre le temps d’un travail de qualité et que je veuille juste survivre modestement pendant ce temps et la conclusion de ce monsieur est alors simple : je suis chercheur et consultant indépendant, donc je suis sans emploi et donc je cherche à escroquer un pauvre et brave éditeur de quelques mois de salaires. CQFD. Pauvre abruti va ! (Je note au passage les références au sacro-saint salariat. On n’aime pas le marronnage surtout quand il porte un nom pas très français comme Soccavo !).
    
La réaction, les propos et les allusions méprisantes de ce monsieur, qui n’a apparemment aucune idée des dispositions légales d’un contrat d’édition (alors qu’il s’agit d’un petit groupe éditorial et d’une maison fondée dans les années 1920), mais aussi des témoignages et des confidences que je recueille depuis des années, les échanges au sein du Collectif Le droit du serf sur Facebook, m’enlèvent toute illusion : le Baromètre des relations auteurs/éditeurs de la Scam (Société civile des auteurs multimédia) est bien trop optimiste. Il ne reflète pas la réalité. Il ne prend en compte que les déclarations d’un nombre relativement peu élevé d’auteurs et, surtout, ne considère pas les relations en amont de la signature du contrat d’édition : les rebuffades et les humiliations que les auteurs doivent subir ne sont pas prises en considération, seuls les aspects financiers contractuels sont raisonnablement pris en compte.
Cling ding bing bing… (C’est le bruit des petits sous !)
Mais je vous le dis moi : en vérité il n’y a pas de respect au cœur de l’interprofession, et c’est grave.
  
Deux autres points aussi :
- Avec la bascule d’une partie au moins du marché du livre de l’édition imprimée à l’édition numérique il va y avoir une période de flottement et de dérégularisation propice à toutes les dérives : mon imagination est peut-être ici prise en défaut mais je ne vois que l’instauration d’agents littéraires pour éviter… pour éviter quoi en somme ?
- Il faudrait également que les sociétés de gestion de droits et les organisations censées représenter et défendre les droits des auteurs soient moins complaisantes vis-à-vis de ceux qui font tourner les manèges de l’édition.
(La relève est peut-être du côté de collectifs plus informels comme Le droit du serf ?) 
  
Pourquoi me laisserais-je insulter par un directeur de collection ?
 
J’en appelle à la dignité des auteurs ! Ne vous laissez pas mépriser ! Restez dignes ! Ne soyez pas prêt(e)s à tout pour être publié ! Refusez que votre travail soit votre unique rémunération !
 
Dans mon dernier mail, celui où je réponds aux propos que j’ai sommairement rapportés ici, je remets ce monsieur à sa place, à savoir une place à laquelle je ne veux pas être : « En conséquence de quoi je refuse catégoriquement de publier cet ouvrage dans votre collection et ce quelles que soient les conditions que vous pourriez maintenant me proposer. Je regrette vivement de m’être adressé à votre maison et vous assure que je m’en préserverai bien à l’avenir, tant comme auteur que comme lecteur.
Dans ces conditions je préfèrerais également que nous en restions là. Je ne vois pas l’utilité de nous faire perdre réciproquement notre temps et d’échanger ensemble des propos discourtois. »
C’est moi qui refuse d’être édité dans une telle maison et pas leurs gens qui refusent de m’éditer. Vous comprenez ? 
  
A partir du moment où je demandais un à-valoir j’étais un voleur ! En discuter entre personnes honnêtes ? Négocier le montant ? Chercher un commun accord ? Que nenni ! Mon outrecuidance à oser refuser les : « huit cents euros mais pas plus ! » m’a déjà valu un camouflet par mail (on n’arrête pas le progrès décidément !).
Ces gens-là font la couche d’Amazon.
En ne pensant qu’à se faire du fric, ces gens là commencent à se faire du fric sur le dos des auteurs, avant de s’en faire sur celui des libraires et des lecteurs.
« Faut vous dire Monsieur / Que chez ces gens-là / On ne cause pas Monsieur / On ne cause pas on compte ! » (Jacques Brel, 1966).
  

dimanche 22 avril 2012

Semaine 16/52 : Une vraie ambition pour le livre et la lecture !

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 16/52.
 
En somme, malgré les presque 300 sources en ligne qui sont l’objet de ma veille stratégique quotidienne, que retenir de cette semaine écoulée, sinon cette sempiternelle rengaine d’actualités anglo-saxonnes et de propagande marketing, mêlées dans un même flux que je trouve pour ma part de plus en plus écœurant. 
 
Oui, le constat est désolant : il n’y a pas en France, ni au niveau de la francophonie, une véritable ambition pour le devenir du livre et de la lecture au 21e siècle.
 
La peste ou le choléra ?
 
Sur le terrain, au niveau des "vrais gens", comme il était à la mode de dire il y a quelques mois, il n’est pas tant que cela juste que le livre et la lecture aillent mal.
Il y a toujours eu des lecteurs, et, par ailleurs, des personnes potentiellement tout aussi intéressantes et cultivées et parfois plus humaines et cependant moins attirées par la lecture.
De mes observations personnelles dans les transports en commun parisiens il ressort que le papier imprimé est encore le premier support de lecture des franciliens (étant entendu que ce ne sont pas toutes les couches socioprofessionnelles qui utilisent ces transports en commun, pas très propres, plutôt sales souvent, bondés à certaines heures et soumis à des perturbations de trafic…). De plus les jeunes générations d’une vingtaine d’années s’accrochent, d’après ce que je peux en percevoir, au livre imprimé comme à une bouée culturelle, scolaire et familiale, dans un monde qui donne peu de repères (et repaires) stables.
  
Dans le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique il faudrait faire la part des choses entre :
- Les véritables nécessités à changer de paradigme pour le livre et la lecture (je le redis : le futur du livre ne peut pas être son passé).
- Les nouveaux besoins artificiels engendrés par des industries anglo-saxonnes du divertissement de masse.
- Les relais d’opinion par des acteurs convertis, soit technophiles, soit commercialement intéressés par rapport à leurs activités professionnelles et qui, par ailleurs, ne sont pas (n’étaient pas) des lecteurs de livres imprimés (il doit y en avoir un certain nombre je pense parmi les blogueurs et les éditeurs pure-players).
- Le travail de désinformation et de manipulation des lobbies.
 
La lecture, comme pratique culturelle, et le marché du livre n’ont pas attendu le numérique pour être en crise. La multiplicité des loisirs invasifs, la marchandisation des critiques, des prix littéraires et de la politique du livre y ont largement contribué depuis plusieurs décennies. Les auteurs (le Baromètre des relations auteurs / éditeurs de la Scam (Société civile des auteurs multimédia) l’atteste année après année depuis quatre ans), les auteurs sont de plus en plus outrés par certaines pratiques des éditeurs, particulièrement concernant la promotion et la commercialisation de leurs livres et, tout particulièrement, les redditions des comptes. « 31% des auteurs estiment que leurs relations avec leurs éditeurs ne sont pas satisfaisantes et 8% d’entre eux qu’elles sont conflictuelles. » et le numérique n’y est pour rien.
Quant aux libraires, le coût prohibitif des loyers en centres villes et les conditions imposées par les diffuseurs suffisent à les étrangler ! La diffusion/distribution du livre imprimé est trustée par une poignée de sociétés qui appartiennent aux grands groupes éditoriaux, lesquels sont entre les mains d’un très petit nombre de personnes qui contrôlent tout le marché du livre imprimé et freinent aujourd’hui tant et autant qu’ils le peuvent le développement d’un marché du livre numérique qui sera sous le contrôle de sociétés étrangères, fiscalement domiciliées en Irlande ou au Luxembourg. (Cette semaine le Syndicat national de l’édition déclarait redouter « une reconfiguration monopolistique de ce secteur de l’économie culturelle, en laissant libre cours au dumping tarifaire pratiqué par les revendeurs les plus puissants ».)
Nous avons le choix entre la peste ou le choléra !
Le système actuel ou un pas meilleur pour les lecteurs, les auteurs et les libraires.
 
Mais que serions-nous en droit de revendiquer ?
 
Je vais être clair et concis (« Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément. » comme me disait Boileau).
Je vais aussi lister ici des idées pour certaines exprimées à leurs origines par d’autres que moi (histoire de faire risette à mes détracteurs de l’ombre, de l’ombre car ils ne s’expriment guère ici ni devant moi) :
  
- Les classiques de la littérature mondiale devraient relever du patrimoine universel de l’humanité, être protégés comme tels par l’Unesco, ils ne devraient faire l’objet d’aucune forme de commerce et devraient être librement et gratuitement accessibles à toutes celles et ceux qui souhaiteraient les lire et/ou en posséder un exemplaire (idée au départ évoquée par François Bon. Source).
- Abolition de la TVA pour le livre imprimé, numérisé et numérique (Déjà en Grande-Bretagne le livre imprimé n’est pas soumis à la TVA. De notoriété publique Antoine Gallimard serait pour cette abolition de la TVA sur le livre, imprimé en tout cas).
- Dans le contexte d’un passage de l’édition imprimée à une édition dite numérique, il faudrait réactiver la Déclaration d’indépendance du cyberespace, proclamée en 1996 (idée trouvée chez Olivier Ertzscheid sur Affordance. Source).
- Enfin, instituer les bibliothèques zones franches, espaces géographiques bâtis bénéficiant d'avantages tels que l'exonération de charges fiscales et de règlementations sociales avantageuses, et qui seraient consacrés à la sanctuarisation des livres (cette idée de sanctuariser les bibliothèques sous la forme de zones franches m’est venue de ma récente intervention sur le thème de La bibliothèque en 2042 et de l’urgence qui m’est apparue face à la dérive d’institutions essentielles à l’épopée de l’espèce depuis -288 av. J.-C (date supposée de la fondation de la Bibliothèque d’Alexandrie) et même depuis la Bibliothèque royale d'Assurbanipal (7e siècle avant J.-C.). Faut-il prendre pour modèles les pays d’Europe du Nord ? Quelles dérives le concept de "tiers lieu" peut-il engendrer ? - Lire à ce sujet Le concept de tiers lieu : retour aux sources par Marie D. Martel. Quand le dispositif de lecture devient une bibliothèque où est le bibliothécaire ?).
(En parallèle il faudrait élargir les compétences et le périmètre d’intervention de l’Enssib (École nationale des sciences de l'information et des bibliothèques) et donner un véritable élan aux Learning Centres notamment en leur assurant une ubiquité totale sur les territoires digitaux du métavers, les rendant aptes au télétravail collaboratif immersif et à l’apprentissage à distance tout au long de la vie. Passer rapidement des tiers lieux gadgets aux tiers lieux augmentés…) 
  
Car vouloir arrêter aujourd’hui l’évolution du livre à sa forme codex serait le condamner.
Une vision transhistorique nous révèle qu’au cours de quelques millénaires les supports d’écriture et les dispositifs de lecture seront passés de la pierre au pixel.
Ils ne savaient ni lire ni écrire et aujourd’hui ils surfent sur le web. Voilà les hommes !
En 2012 que peut en effet « un système fini [le codex], face à une demande infinie [les internautes] » (détournement non autorisé d’une citation de Michel Foucault, dans Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, Gallimard). Et pourtant une liseuse n’aura certainement jamais le charme d’un livre que l’on ouvre et qui vous ouvre ses bras. Mais c’est ainsi. C’est participer d’une histoire de l’espèce de l’âge de pierre à celui… du flux (?), avancer à contre-courant de la minéralisation car sans cela, dans le contre-sens, la planète finirait par chuter dans l’abîme de l’inanimé, les divinités y jetteraient juste un dernier regard dans lesquels je lirais un brin de déception et leur chef, pointant la Terre de son index dirait juste ces mots simples : « Gros caillou. », alors, ils détourneront leurs regards et recommenceront à banqueter.
 

vendredi 20 avril 2012

Le livre dans 10 ans - Promotion Michael Hart de l'ESTEN

J'ai eu le plaisir de commencer hier à l'ESTEN de Tours (Ecole supérieure des techniques d'édition numérique) mon cycle de cours sur la prospective du livre, auprès des étudiants de première année de la promotion Michael Hart.
 
Thématique générale :  Le passage de l'édition imprimée à l'édition numérique - enjeux et perspectives.
 
Déroulé :
- Présentation générale,
-  Introduction sur la prospective du livre,
- 1 - L'époque des e-incunables 1971-2022 (?),
- 2 - Emergence d'un marché du livre numérique. Les éditeurs pure-players et l'innovation produit.
- 3 - Mutations du livre et veille stratégique...
Et comme sujet de réflexion :
" D'après vous que seront les livres (contenus) et les dispositifs de lecture (supports) dans 10 ans ? "
Et vous, vous répondriez quoi à leur place ?

dimanche 15 avril 2012

Semaine 15/52 : L’obsolescence du livre

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 15/52. 
 
Cette semaine la société américaine Yahoo! Inc. fondée en 1995, au sujet de laquelle des rumeurs de rapprochements avec, ou de rachat par, Google, trainent sur le web depuis plusieurs mois, a déposé un brevet pour une méthode invasive d’introduction de publicités dans le parcours de lecture des livres numériques.
 

Transfiguration du lecteur

 
Ce qu’aujourd’hui encore nous appelons spontanément "livre", un ensemble de feuilles imprimées, pliées en cahiers reliés entre eux et protégés par une couverture, est un objet en soi parfait. Il remplit parfaitement sa mission.
Il peut encore se parfaire avec l’introduction de puces RFID ou de QR Codes pour se connecter au réseau planétaire de communication.
Cela dit il apparaît maintenant obsolète au regard des services apportés par les ordinateurs qui régissent notre quotidien. 
 
En physique une transformation génère une énergie. Cependant il ne s’agit pas là, dans ce que nous pouvons observer, d’une transformation de l’objet livre, mais, de l’apparition (l’invention ? l’imposition ?) d’autre chose.
 
La différence entre un livre et une tablette de lecture est aussi radicale que celle entre une tablette d’argile et un rouleau de papyrus. Et il peut être amusant de constater qu’une tablette de lecture du 21e siècle est plus proche d’une tablette mésopotamienne que d’un livre.
La question se pose donc de savoir dans quelle mesure nous pourrions bénéficier d’une quelconque énergie, évolutive, émancipatrice (comme le fut l’imprimerie au 15e siècle, par exemple), ou si, au contraire, nous ne devons pas craindre davantage d’asservissement au marché des divertissements de masse ?
Car il s’agit donc là, non plus de livres, mais, de dispositifs de lecture, que nous pouvons classifier en quatre familles : les ordinateurs, les tablettes multimédia, les smartphones, et, bien évidemment, les tablettes e-paper (maintenant couramment baptisées : "liseuses", terme lancé par Virginie Clayssen le 5 avril 2007 - alors que mon livre Gutenberg 2.0, le futur du livre, paru le 15 mars de la même année, avait lancé ce sujet : Mais comment les appeler ? Ainsi le 04 avril 2012 ce terme de liseuse a été officiellement homologué par la commission de terminologie et de néologie. Lire à ce sujet le post de Virginie Clayssen : La liseuse a fait son chemin). 
 
Sur les conseils d’un de mes lecteurs (qu’il en soit remercié) j’ai fait cette semaine l’acquisition d’un essai de 1956 de Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme, dont j’ai ces derniers jours entrepris la lecture. J’y reviendrai plus amplement je pense dans quelques semaines.
 
Mais cette fréquentation nouvelle me suggère déjà quelques réflexions d’actualité. Ainsi, pour un lecteur formé aux livres sur papier imprimé, ces nouveaux dispositifs de lecture ne sont je pense que des fantômes de livres. (Je pense ici aux membres fantômes, et aux quelques réflexions que j’ai pu faire les semaines passées sur les techniques du corps, les postures de lecture et la gestuelle attachée à cette activité.) 
Ce qu’il faudrait bien comprendre c’est qu’un NDL (nouveau dispositif de lecture) n’est pas uniquement qu’un moyen de lire. Et c’est là que Günther Anders peut nous aider.
« Ces instruments, écrit-il dès son introduction [Anders pense aux machines en général, je pense moi ici à ces instruments que sont le Kindle d’Amazon ou l’iPad d’Apple, par exemple] ne sont pas des moyens mais des décisions prises à l’avance : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance. ».
 
Le dispositif de lecture, en effet, n’est plus comme l’était un livre relié, un tout en lui-même, qui se suffirait à lui-même pour que le lecteur accède à la lecture, mais, il n’est qu’une partie d’un système organisant (donc contrôlant) la lecture.
Et les lecteurs, au fond, n’en demandent pas tant !
En fait, tout simplement, l’offre ici précède la demande.
Et dans le laps entre offre et demande, les services marketing, aidés en cela par des internautes et des blogueurs inconscients du phénomène et seulement obnubilés du faux pouvoir qu’ils auraient à s’exprimer et de fait facilement manipulables, les services marketing donc, inventent la demande pour rendre l’achat nécessaire. 
Les premiers adoptants ou adopteurs précoces (early adopters) ne sont-ils pas seulement en fin de compte les plus moutonniers, ceux qui, les premiers, se plient aux nouveaux usages imposés par le marché. Et ce sont souvent eux qui sont considérés comme des leaders sur les réseaux sociaux ! 
 
Par leurs fonctions, les dispositifs de lecture - que les acteurs du milieu appellent devices [en français : appareils] prédéterminent leur utilisation et donc, en l’occurrence, le type de lecture que nous allons y pratiquer. Ils nous déterminent donc en tant que lecteurs.
 
S’arrête-t-on parfois de lire pour se poser la question : « Que suis-je en train de faire ? ». Sur imprimé non. Sur ces nouveaux supports électroniques, peut-être le devrions-nous.
 

Craindre un évanouissement de la lecture

 
En achetant un tel device, par ailleurs assez onéreux et marqueur social (je pense surtout aux iPad, iPhone et autres gadgets technologiques de cet acabit) le lecteur paye en réalité pour être asservi à un certain type de lecture (télé)guidée par les fonctionnalités savamment bridées et évolutives d’un appareil qu’il ne maitrise en général qu’incomplètement.
 
Avant, le livre était une marchandise. Mais la lecture je ne pense pas. Dans le contexte d’une économie de l’attention la lecture devient elle aussi une marchandise. 
 
Ainsi, ne serions-nous pas comme aveuglés face à un évanouissement de la lecture ? (Et évanouissement pourrait bien ici justement se comprendre comme une perte de connaissance.)

Je reconnais aujourd’hui humblement, ce 15 avril 2012, que moi qui me suis libéré il y a plus d’une vingtaine d’années des chaines de (la) télévision, je suis aujourd’hui assujetti à mon ordinateur.
En quoi alors, bien que non-salarié, pourrais-je me prétendre un homme et un esprit libres ?
Je suis simplement soumis à une autre aliénation. 
 
Je fais moi-même quotidiennement l’expérience que lorsqu’un lecteur est submergé de texte(s), il ne lit plus, ou qu’en tout cas il lit de plus en plus difficilement et certainement de plus en plus mal, avec une attention moins soutenue, avec des capacités de compréhension, d’analyse et de mémorisation amoindries.
  
Je me rappelle l’article de juin 2008 de Nicolas Carr : Est-ce que Google nous rend idiots ? et je suis bien forcé de constater mes propres difficultés croissantes à lire, à me concentrer sur ce que je lis, à m’immerger naturellement dans ce que je lis.
Avec le web n’avons-nous pas à notre insu commencé à désapprendre à lire ?
La question (cruelle) se pose à moi : n’ai-je pas commencé à désapprendre à lire ? Comme j’ai déjà pratiquement désappris l’écriture manuscrite à force de taper sur des claviers, comme avec les machines à calculer j’ai totalement désappris à "poser une division".

L’emploi de plus en plus courant du qualificatif "intelligent" appliqué à des machines traduit bien ce glissement que cherche à exprimer je pense le concept de la singularité technologique et que Günther Anders exprimait déjà dans L’Obsolescence de l’homme.

De fait, aujourd’hui nous admettons de plus en plus souvent sans réfléchir aux conséquences que des appareils soient plus "intelligents" que nous. 
  
La question essentielle pour moi serait donc de parvenir à déterminer si les nouveaux dispositifs de lecture entrainent ou nécessitent un sacrifice pour le lecteur, une perte au niveau de la lecture, et si oui de quel ordre (et les éventuels éléments de réponses se devraient d’être évidemment au-delà des argumentaires du marketing). 
 
La world literature, la littérature-monde, le phénomène planétaire de best-selarisation, en structurant les lectorats multiples en une audience unique, ont préparé le terrain du livre comme nouveau marché publicitaire.
L’actualité de la semaine écoulée atteste bien d’une volonté de délectoralisation, j’entends par ce néologisme : de déstructuration du lectorat.
 
Le fait de commercialiser des dispositifs éphémères et coûteux qui incitent à lire avec moins d’attention, voire à lire plus vite et/ou à lire moins, est révélateur de cette volonté de la part des industries du loisir.
 
Vous êtes-vous posé cette simple question : et si, en fin de compte (sic), dans ce passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, il ne s’agissait pour certains qui sont aux commandes que de transformer le lectorat en audience pour lui montrer des publicités ? 
 
Certes, le futur du livre ne peut pas être son passé.
Le fait que ce que nous appelons "livre" va disparaître n’est pas grave en soi. Je ne regrette pas la disparition des rouleaux de papyrus. Mais ce sont les conditions de cette disparition et ce que l’on nous impose pour lire à la place des livres qui posent problèmes.
Un évanouissement de la lecture aurait quelles conséquences sur le devenir de l’espèce humaine ?
Comment en 2012 concevoir encore et vivre la lecture comme un acte de résistance, un libre choix, désincarcéré de l’industrie des loisirs ? 
  
Je pense que tout lecteur est, dans une certaine mesure, (animé par) ce qu’il lit.
Les moyens avec lesquels et la manière dont il lit influencent ce qu’il est, et en partie ce qu’il fait, ce qu’il pense et comment il se comporte dans la vie.
Le lecteur, pour qui la lecture est une activité essentielle, incorpore le livre quand il le lit. Il l’assimile à lui. Cela dépasse de beaucoup toutes les formes de bovarysme que nous pourrions imaginer. Ne dit-on pas parfois avoir "dévoré un livre" ? Cela se rattache à d’ancestrales pratiques de cannibalisme et de chamanisme, et participe je pense de la phylogenèse et du destin de l’humanité.
  
Nous sommes ce que nous lisons. C’est pourquoi il m’apparaît légitime et urgent que nous nous interrogions sérieusement sur les transformations actuelles imposées par des industriels américains à nos conditions de lecture.

mercredi 11 avril 2012

y aura-t-il encore des librairies en 2042 ?

Je me suis demandé cette nuit ce que j'aurais écrit il y a quelques jours si le texte que l'on m'avait demandé avait été, non pas : La bibliothèque en 2042, mais : La librairie en 2042.
Y aura-t-il encore des librairies en 2042 ?
Malheureusement je crains que non.
  
Et je ne comprends pas pourquoi les libraires se laissent conduire à l'abattoir comme des moutons.
A croire que, comme pour les autres secteurs économiques, les instances dites représentatives, syndicats et autres, n'ont pour fonction principale que de canaliser le mécontentement pour éviter qu'il se retourne contre les responsables.
 
Que se passe-t-il en fait ?
D'abord, qui est réellement à la cause des difficultés que connaissent depuis plusieurs années les libraires ? Est-ce vraiment le secteur du numérique ?
Ensuite, ce qui est cependant aujourd'hui indéniable, c'est bien le fait que des acteurs de l'industrie numérique des loisirs détournent le passage de l'édition manuscrite à l'édition numérique à leur profit, pour transformer les lectorats en audience, c'est-à-dire en un public passif.
Et pourquoi ?
Pour lui diffuser de la publicité tout simplement.
Ces acteurs ramènent le web à un nouveau média de masse encore plus puissant que la télévision qu'ils vont bientôt engloutir (avec la "télé connectée").

Il faudrait aujourd'hui (re)concevoir la lecture (et donc en partie le marché du livre, tant imprimé que numérisé, voire numérique) comme un acte de résistance, l'exercice revendiqué d'un libre choix désincarcéré de l'industrie des loisirs.

Que font les libraires ?

Pourquoi, par exemple, ne pas organiser une journée librairies closes avec une protestation vive et un sit-in carrefour de l'Odéon ?
Comment se fait-il que le texte de Richard Stallman : Les e-books et leurs dangers, ne soit pas déjà placardé dans toutes les librairies de France ?

"... Des technologies qui devraient nous conférer davantage de liberté sont au contraire utilisées pour nous entraver.
Le livre imprimé :
  • On peut l’acheter en espèces, de façon anonyme.
  • Après l’achat, il vous appartient.
  • On ne vous oblige pas à signer une licence qui limite vos droits d’utilisation.
  • Son format est connu, aucune technologie privatrice n’est nécessaire pour le lire.
  • On a le droit de donner, prêter ou revendre ce livre.
  • Il est possible, concrètement, de le scanner et de le photocopier, pratiques parfois légales sous le régime du copyright.
  • Nul n’a le pouvoir de détruire votre exemplaire.
  •  
Comparez ces éléments avec les livres électroniques d’Amazon (plus ou moins la norme) :
  • Amazon exige de l’utilisateur qu’il s’identifie afin d’acquérir un e-book.
  • Dans certains pays, et c’est le cas aux USA, Amazon déclare que l’utilisateur ne peut être propriétaire de son exemplaire.
  • Amazon demande à l’utilisateur d’accepter une licence qui restreint l’utilisation du livre.
  • Le format est secret, et seuls des logiciels privateurs restreignant les libertés de l’utilisateur permettent de le lire.
  • Un succédané de « prêt » est autorisé pour certains titres, et ce pour une période limitée, mais à la condition de désigner nominalement un autre utilisateur du même système. Don et revente sont interdits.
  • Un système de verrou numérique (DRM) empêche de copier l’ouvrage. La copie est en outre prohibée par la licence, pratique plus restrictive que le régime du copyright.
  • Amazon a le pouvoir d’effacer le livre à distance en utilisant une porte dérobée (back-door). En 2009, Amazon a fait usage de cette porte dérobée pour effacer des milliers d’exemplaires du 1984 de George Orwell.
Un seul de ces abus fait des livres électroniques une régression par rapport aux livres imprimés. Nous devons rejeter les e-books qui portent atteinte à nos libertés." (Extraits).

Il ne s'agit pas de refuser ou de s'opposer au passage de l'édition manuscrite à l'édition numérique, MAIS, de s'opposer à ce qu'il soit détourné au seul profit de quelques industries américaines.

dimanche 8 avril 2012

Semaine 14/52 : La Grande Pâque à Singe-des-Prés

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 14/52.

Promis juré ! Dès la semaine prochaine je reprends le fil du devenir du livre et de la lecture dans le labyrinthe de cette première moitié du 21e siècle.
Vous me pardonnerez peut-être de rester pour cette semaine encore dans une veine un peu plus autobiographique. Il s’avère que ce dimanche est celui de Pâques et que depuis 1999 à toutes les Pâques je pense à… La grande Pâque.
La grande Pâque est une œuvre magistrale de l’artiste et compositeur Jacques Besse.
La grande Pâque est un court récit autobiographique de moins d’une centaine de pages : « Paris 1960, du vendredi au lundi de Pâques. Jacques Besse, sans logis, le ventre vide, déambule de Montparnasse aux Buttes Chaumont, d’Austerlitz à Sébastopol, passant et repassant par Singe-des-Prés, le cœur de la ville. » [Extrait quatrième de couverture, éditions La Chambre d’échos, 1999].
La grande Pâque est pour moi une œuvre majeure de notre littérature.
  
Immobile près de la rue Grégoire-de-Tours
 
Je n’avais que quelques mois et je vagissais sans fin rue Breguet, à quelques pas de la Bastille. Des pas que je ne pouvais pas faire. Jacques Besse lui déambulait.
Écoutez : « Je ne suis pas encore au carrefour de l’Odéon, et déjà je sens toute la circulation des piétons et des voitures enchaînée par l’accent d’une future création lyrique […] Je me suis à peine senti rue Monsieur-le-Prince […] Je reviens vers le boulevard Saint-Germain. Les bruits des moteurs et des freins, les pas des piétons serrent leur musicalité introductrice. Tout s’attend à quelque chose de concertant, capable de faire pâlir le plus génial des concerts de notre tradition. […] Et le seul corps du seul Jacques Besse, traversant le trottoir sud du carrefour de l’Odéon, aborde le boulevard vers Saint-Germain-des-Prés. Et juste au même moment, l’introduction frémissante […] Je m’arrête immobile près de la rue Grégoire-de-Tours. Je m’installe comme un célébrant au centre du tourbillon que ne mentent pas les gestes quotidiens, tant chaque mouvement de chaque parisien cède au rythme vainqueur» [pp. 72-75].

Il y a dans La grande Pâque, en plus resserré, en plus puissant, quelque chose de la force d’un livre comme En compagnie d’Antonin Artaud, le journal de Jacques Prevel, œuvre plus connue grâce au film de 1993 de Gérard Mordillat, avec notamment Sami Frey. 
 
Aujourd’hui il m’arrive souvent de voir Singe-des-Prés derrière Saint-Germain-des-Prés. J’aiguise mes sens carrefour de l’Odéon pour percevoir un écho de cette symphonie fantastique composée et dirigée par le grand Jacques Besse. 
Pour tout habitant de Saint-Germain-des-Prés ce livre devrait être une lecture obligatoire. Un devoir d’honnête homme.
A Saint-Germain-des-Prés un monument, une statue, devrait être élevée à la gloire de Jacques Besse. Ossip Zadkine aurait été à la hauteur je pense [Cf. illustration : Jardin du Luxembourg (Paris 6e) "L’Hommage à Paul Eluard", 1954, par Ossip Zadkine].
 
Mais je suis une grenouille !
  
Dans cette Grande Pâque de Jacques Besse nous sommes loin du Saint-Germain-des-Prés et de l’amusant restaurant que René Barjavel nous présente en 1943 dans son roman de science-fiction (ou d’anticipation ?) : Ravage, dont l’action se situe en 2052. Un livre que je vous recommande aussi.
Dans le train le jeune héros, François, lit sur une tablette que nous appellerions aujourd’hui "liseuse". Il va de Marseille à Paris. Quelques chapitres plus loin crash total : plus d’électricité.
Réfléchissez deux secondes s’il vous plait : que feriez-vous, que ferions-nous demain si nous n’avions plus du tout d’électricité ? Pas pour quelques heures, quelques jours, ou quelques mois, mais plus jamais. Comment ferions-nous ? (Notamment pour lire des ebooks !).
Bon je reviens au restaurant…
 
« Le boulevard Saint-Germain était un fleuve de feu. Interdit aux autos, il offrait aux promeneurs la tentation de mille boutiques illuminées. […] François, nous raconte Barjavel, poussa la porte de la Brasserie 13 […] Il était de tradition, dans cet établissement, de manger le bifteck-frites, et tout client s’en voyait automatiquement servi une généreuse portion. ».
  
En parlant steak, d’entrecôtes et de déambulation dans Saint-Germain des Prés… Je déambule moi-même souvent à Saint-Germain-des-Prés. Une fois à la sortie de la station de métro Mabillon, pratiquement à l’angle de la rue du Four (vous savez… Tu viens me dire bonjour // Au coin d’la rue du Four // Tu viens me visiter // A Saint-Germain-des-Prés… Guy Béart …), et une fois donc j’y suis tombé nez à nez avec un bœuf.
  
Je suppose en effet que ce petit monsieur est un bœuf puisqu’il se complait à mon sujet à citer la fable de Jean de La Fontaine, La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, en me mettant bien évidemment dans la position de la grenouille. Grand bien lui fasse ! Pour moi un bœuf n’est jamais rien d’autre qu’un taureau émasculé au destin d’entrecôtes. « Saignante ! S’il vous plait garçon… ». Et bonnes fêtes de Pâques !
 
 

vendredi 6 avril 2012

La bibliothèque en 2042

J'ai eu le plaisir hier de donner une conférence dans le cadre de la journée Bibdoc 2012 à Tours sur le thème : Les impacts des livres numériques sur les bibliothèques. Devant un auditoire de 250 professionnels attentifs j'ai ensuite eu l'opportunité d'exposer mes vues sur... la bibliothèque en 2042. Pour ce faire, point de technologies, j'avais les semaines précédentes travaillé un texte qui tente de réfléchir cette perspective dans toutes ses dimensions. J'ai lu ce texte. Je n'aurais jamais pensé que je ressentirais autant d'émotion à le lire ! Ce texte, le voici : 
  
" L’on m’a demandé de m’exprimer sur le thème de : La bibliothèque en 2042.
Nous sommes aujourd’hui en 2012.
Objectivement 2042 sera donc dans une trentaine d’années seulement.
Commençons, si vous le voulez bien, par réfléchir à ce que cela pourrait signifier.

Trente ans c’est, en moyenne, une génération et demie. Une génération couvre la durée de la naissance d’un parent à celle d’un enfant. Une génération humaine correspond ainsi au cycle de renouvellement d’une population adulte apte à se reproduire, soit environ 20 ans.

Cette perspective générationnelle nous interpelle d’abord sur l’évolution professionnelle des bibliothécaires durant ces trente prochaines années, la formation continue dont ils devraient bénéficier, mais aussi sur la formation des futurs bibliothécaires.

Un jeune qui deviendra bibliothécaire en 2042 à l’âge de 22 ans a aujourd’hui… moins 8 ans. C’est-à-dire qu’il naîtra dans huit ans. C’est-à-dire qu’il aura ses premiers contacts avec l’écrit et fera ses apprentissages en lecture et en écriture sur des supports tactiles connectés multimédias. C’est-à-dire que spontanément il ne se tournera pas vers l’imprimé. C’est-à-dire qu’une fois adulte, et donc à 22 ans quand il deviendra bibliothécaire, il lui semblera peut-être aussi aberrant, voire difficile, de lire sur un livre imprimé relié, que cela nous serait difficile à nous autres aujourd’hui de lire un rouleau de papyrus.

Par ailleurs, la perspective s’élargit si nous admettons que nous vivons actuellement une période que nous pourrions qualifier des e-incunables, en référence à la période des incunables, celle des premiers textes imprimés et que la communauté des historiens du livre s’entend aujourd’hui pour dater de 1450 à 1501 : soit une durée de 51 ans.

Je fais débuter, et je n’ai à ce jour reçu aucune contradiction sur ce point, je fais débuter la période des e-incunables à partir de l’été 1971.
Durant cet été 1971 j’avais en tête le collège de banlieue parisienne auquel j’allais accéder à la prochaine rentrée scolaire. Mais pendant ce temps, le 04 juillet 1971 précisément, un étudiant du nom de Michael Hart à l’université de l’Illinois numérisait lui un premier texte : l’e-Text #1, la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique, et concevait le Projet Gutenberg, projet international de mise à disposition des livres du domaine public, projet titanesque qu’il allait mettre en œuvre inlassablement jusqu’à sa mort, le 06 septembre 2011. Avec le projet Gutenberg, Michael Hart fut le premier à créer une bibliothèque numérique.
Toujours durant cet été 1971, le 15 août, le président Richard Nixon annonçait au monde la suspension de la convertibilité en or du dollar américain. Les autres pays allaient suivre. Pour Clarisse Herrenschmidt, membre de l’Institut d’anthropologie sociale du Collège de France, il se passa alors la chose suivante, et je pense comme elle : « Le langage non artificiel écrit des nombres et des calculs cessa d’avoir un référent matériel, prit son envol comme arbitraire, forme symbolique pure et advenue… ».
C’est ainsi qu’à son insu, durant cet été 1971, l’humanité est bel et bien entrée dans une période de transition de l’imprimé au digital.

Ce phénomène de mutation de l’écrit s’exprime aujourd’hui par les effets cumulés, d’une part, de la métamorphose des livres et autres supports de textes, en tant que contenants, et, d’autre part, de la volatilité des livres et des textes en général, en tant que contenus.
1971 + 51 ans = 2022.

En 2042 donc, nous serions alors sortis de la période des e-incunables depuis déjà 20 ans. Soit une génération.
En 1521, soit donc 20 ans après la période des incunables, l’imprimerie était déjà un formidable média de diffusion d’idées nouvelles et combattues par les pouvoirs en place. En 1521 on aurait déjà fait 500 000 impressions des 81 livrets dans lesquels le réformateur religieux Luther exposait les fondements du protestantisme.

Enfin, il nous faut aussi je pense prendre en considération la théorie de la singularité technologique. Cette théorie postule qu’à partir d'un certain point de son évolution technologique, la civilisation humaine connaîtra une croissance technologique d’un ordre supérieur, appelé "singularité", et tel que nous ne pouvons, nous autres, hommes et femmes d’avant la Singularité, l’imaginer.

Si nous représentons graphiquement les évolutions technologiques de l’humanité l’accélération est indéniable. C’est sur cette observation et ses projections dans le temps que se fondent les théoriciens du transhumanisme pour annoncer une ère nouvelle.
Pour certains futurologues le point de bascule dans la "singularité" adviendrait durant la troisième décennie du 21e siècle, soit entre les années 2030 et 2039.
Il se pourrait donc qu’en 2042 nous ayons déjà basculé dans cet autre monde.

Quid alors de la bibliothèque dans ce nouveau monde des post-e-incunables, voire de la singularité ?
 
Le plus souvent, et cela est hautement symptomatique, la science-fiction et les scénarios de jeux vidéo présentent régulièrement des bibliothèques, mais avec des personnalités caricaturales de bibliothécaires venues jusqu’à nous par les mauvais souvenirs de plusieurs générations d’écoliers des siècles précédents. Ces bibliothécaires sont de pâles fonctionnaires ou des vieilles filles, et dans les deux cas ils ne sont guère aimables.

Si les bibliothécaires veulent survivre au 21e siècle, ils doivent viser l’objectif d’apparaître un jour dans les jeux vidéos et les films de science-fiction, comme des magiciens ou des aventuriers du savoir, les gardiens de la Tradition, des détenteurs de secrets…
Devenir des créatures intelligentes et parfois hybrides, des cyber-créatures augmentées et armées intellectuellement pour maîtriser les guérillas d’une vie ultra-technicisée au sein de laquelle la survie nécessitera de disposer de la bonne information juste au bon moment.
Vous avez disons… 18 ans, le temps d’atteindre l’an 2030 et la bascule dans l’ère de la Singularité, 18 ans, le temps que nous donnons chez nous à l'individu pour passer du stade de nourrisson à celui d’adulte, vous avez 18 ans pour devenir ces guerriers, ces guerrières du savoir. Après ce sera trop tard.

Comme l’école et l’université, les bibliothèques vont de plus en plus voir débouler une génération bardée de dispositifs de communication que, pour la plupart d’entre nous, nous avons déjà du mal à maîtriser.

Lorsqu’en 2008, suite à la sortie de la deuxième édition de mon livre Gutenberg 2.0, le futur du livre j’annonçai dans des conférences à certains de vos collègues en France, en Belgique, en Suisse Romande, l’apparition prochaine de bibliothèques sans livres, comprenons sans livres imprimés, ils me regardèrent comme si j’étais un fou.
En août 2010 la bibliothèque universitaire d'ingénierie de Stanford, en septembre 2010 la bibliothèque de l’UTSA - Université du Texas San Antonio, en janvier 2012 la bibliothèque du Wellington College de Berkshire, en Angleterre, ont ouvert leurs portes. Ce sont des bibliothèques sans livres imprimés.
Et durant l’été 2011 la nouvelle bibliothèque de Birmingham a d’abord ouvert ses portes sur l’univers digital de Second Life [cf. illustrations], plusieurs années avant d’ouvrir dans la réalité. Il s’agit pour les personnels de pouvoir tester sur le web 3D leur futur environnement, mais nous savons bien par ailleurs qu’il existe maintenant de plus en plus de bibliothèques en ligne qui n’ont pas d’existence matérielle sur le territoire.

Alors que vais-je vous annoncer aujourd’hui pour 2042, qui se réalisera ?
Dans trente ans nous serons en 2042, mais il y a trente ans nous étions en 1982.
 
1982, vous vous souvenez ? Nous n’avions chez nous ni ordinateur, ni smartphone dans nos poches, ni tablette tactile multimédia, ni GPS dans la voiture, etc. Nous ne pensions pas que nos ancêtres de l’Antiquité avaient dû un jour abandonner les rouleaux pour passer aux livres reliés et nous ne nous posions même pas la question d’un après le livre imprimé. Aucune des deux grandes entreprises planétaires qui aujourd’hui impactent le livre et sa diffusion n’existaient en 1982 : Amazon a été créée en 1994, Google en 1998. Apple, créée en 1976, existait donc depuis juste 6 ans, mais qui parmi nous aurait imaginé alors avoir aujourd’hui un iPhone dans sa poche et pour certains un iPad dans leur sacoche. Voyez comme en seulement trente ans les choses changent !

Ainsi, dans trente ans, en 2042, aurons-nous poursuivi sur l’actuel paradigme dominant de l’information et d’une économie de l’attention, ou bien serons-nous passés à une autre étape de l’évolution de l’humanité ?
Ce qui est certain, aujourd’hui, face à la technologisation croissante des processus de communication, de fabrication et d’accès à l’information et aux savoirs, c’est que la bibliothèque, comme espace, doit inscrire son destin dans une perspective évolutionniste.

En 2042 vous ne pourrez plus considérer les usagers comme des usagers, mais comme des "cherchants", voire comme des chercheurs à part entière.
Le bibliothécaire devra être ce sachant un peu magicien qu’il était peut-être dans l’Antiquité.

Alors que seront les bibliothèques en 2042 ?
Je ferais deux hypothèses.
Une hypothèse basse : les bibliothèques seront enfin véritablement des médiathèques, au sens le plus plein, le plus téméraire du terme.
Une hypothèse plus ambitieuse : les bibliothèques seront des espaces privilégiés pour l’auto-formation et l’information de tous à l’exercice d’une gouvernance citoyenne totale et éclairée, des zones franches pour l’accès libre aux savoirs de l’humanité.
 
En 2042 j’aurai 82 ans.
J’espère pouvoir relire alors ce texte dont je viens de vous donner lecture.
Ce sera, je n’en doute pas, une belle leçon de vie.
Je fréquenterai toujours les bibliothèques et peut-être même, voyez-vous, serais-je alors bibliothécaire.
Alors, si vous le voulez bien : revoyons-nous en 2042."

Illustrations : Nouvelle bibliothèque de Birmingham (Angleterre) dans Second Life.