Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon ressenti personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 13/52.
Quand le 19ème revient hanter mes nuits
L’événement marquant de cette semaine, je m’en excuse, est
un rêve. Un rêve qui m’a réveillé dans la nuit de mercredi à jeudi.
Difficile de raconter un rêve.
La trame nous échappe, les images s‘estompent, le sens, lui,
a déjà disparu. Il ne reste que l’impression - intéressant ici ce terme "impression",
n’est-ce pas ?
Une impression sur la surface la plus sensible peut-être de
notre conscience, puisque nous dormions, puisque je dormais.
Si je tente aujourd’hui de traduire l’impression laissée par
ce rêve, je parlerais d’un sentiment de foule.
Je suis dans une foule. Je ne vois que des dos, des épaules,
des nuques. Entre, au-delà, d’autres nuques, d’autres épaules. Il y a un lent
mouvement de tangage. Une poussée, faible mais continue. Tout cela comme au
ralenti. Un peu étouffant. A posteriori je ne me souviens pas d’un avant cette
scène et je la vois en noir et blanc, un peu saccadée peut-être, comme une
scène d’un vieux film. Il y a là quelque chose de vaguement révolutionnaire,
d’insurrectionnel. Sans doute en écho aux pulsations de mon propre cœur on
frappe des coups sourds. Oui devant moi la foule frappe des coups sur une porte
close. Ce doit être, j’imagine, une solide porte en bois et verrouillée. Je ne
le vois pas directement, mais j’ai la nette impression que cette foule frappe
des poings contre cette porte. Et là, vous allez rire, j’ai l’impression de
réaliser que nous sommes Boulevard Saint-Germain et que la porte est celle du
syndicat national de l’édition. Stupide !
Nous avons je pense tous vécu parfois cette expérience d’une
certaine distanciation dans nos rêves, l’étrange impression d’être à la fois
endormis en train de rêver, et, en même temps, d’avoir une certaine distance,
de garder un regard, un esprit critique.
C’est ce qui m’arriva. Dans l’éclair d’une milliseconde
peut-être, je m’amusai tant du ridicule de cette scène, que je faillis me
réveiller, mais c’est alors qu’une voix grave dans mon dos prononça ces mots
étranges : CERCLE DE LA LIBRAIRIE. Oui, comme cela, mais tel que j’eus
l’impression qu’une personne réelle les avait prononcés juste derrière moi dans
la pièce dans laquelle je dormais.
Je me réveillai aussitôt en sursaut, oppressé, au bord de la
panique.
Ce rêve étrange a sans doute été dicté à mon inconscient par
les tensions et les frustrations qui agitent de plus en plus ouvertement le
petit monde du livre et de son marché.
Le livre n’est plus le ferment qu’il était, sonné depuis des
décennies par l’assommoir de la télévision et maintenant face à la
technologisation massive des moyens de communication, d’information et de
loisirs -
quand les trois ne sont pas confondus, et qui se retrouve enchainée dans une
économie de l’attention où l’internaute aujourd’hui, le lecteur bientôt, sont
des marchandises humaines (Quand vous ne voyez [payez] pas le service, c’est que vous êtes le produit !
).
Si ce rêve étrange ne présentait pas les éléments d’un
cauchemar, il m’en a laissé le goût au réveil subit qu’il provoqua, au cœur de
la nuit dans un clapier d’une banlieue pauvre. Et plus loin dans la nuit, lorsqu’enfin
je m’étais rendormi, la voix dans mon dos a encore parlé, mais plus doucement :
« Mais qui sont ces gens ? », m’a-t-elle demandé.
Ceux qui font tourner les manèges
Qui sont ces gens ? Le Cercle de la librairie, fondé au 19e siècle, est une instance peu connue des auteurs et des lecteurs
et elle joue cependant un rôle, sinon LE rôle, crucial dans le marché du livre.
A l’origine syndicat patronal français des industries du livre et longtemps au
117 boulevard Saint-Germain, l’organisation a engendré directement ou indirectement
un véritable maillage d’associations et de syndicats professionnels et
interprofessionnels. Présidé depuis 2003 par Denis Mollat
Le Cercle de la librairie a deux filiales : une Société immobilière
Grégoire-de-Tours qui gère ses actifs immobiliers, et Électre SA, qui contrôle
la base de données bibliographiques Électre, le magazine professionnel
hebdomadaire en position de monopole Livres Hebdo, et les éditions
professionnelles : les Éditions du Cercle de la librairie.
Le Syndicat national de l’édition (SNE), 115 boulevard Saint-Germain, et qui
contrôle notamment l’Asfored (centre de formation et d’expertise pour les
métiers de l’édition, de la presse et de la communication) et l’organisation du
Salon du livre de Paris, fut quant à lui présidé pendant presque vingt ans (de 1991
à 2010), soit une génération entière, par Serge
Eyrolles, PDG du Groupe Eyrolles
au 61 boulevard Saint-Germain.
Pas de commentaires. Cela dit tout de la gouvernance de
cette organisation et rend indéniable la responsabilité de ce monsieur sur la
préparation des éditeurs français à s’adapter au 21e siècle.
Durant ces dernières décennies l’interprofession française
du livre imprimé n’a pas été préparée à cette guerre de l’ombre : « la guerre des éditeurs contre Amazon
[entre autres !] dont nous parlait cette semaine Pierre Assouline. Au Salon [du livre 2012], l’écho renvoyait leur doute existentiel.
Ils n’ont guère de visibilité et se sentent chroniquement mal aimés, mais leur
souci est cette fois justifié. La plus grande librairie en ligne du monde
tenait boutique pour la première fois. Mais si elle suscite et effroi et
consternation dans les rangs des éditeurs français rencontrés dans les travées,
à commencer par les plus importants, si elle n’est pas seulement dénoncée comme
l’ennemi public No1 mais bien comme le diable évidemment, c’est parce qu’Amazon
s’apprête à devenir elle-même éditeur. Un grand parmi les grands. Qui se fiche
bien de se voir reprocher d’être dès lors en concurrence avec ses fournisseurs
et qui agira, comme Google et Apple, avec les méthodes toutes de cynisme et de
pragmatisme qu’on leur connaît. Inutile de préciser qu’à leurs yeux la notion
même d’exception culturelle est une vue de l’esprit. Un machin typiquement
français inventé par des socialistes à seule fin de freiner la libre
concurrence. » (Lire le post Une histoire de pliants, du
30 mars de Pierre Assouline sur son blog La république des livres).
Siècle après siècle sommes-nous condamnés à revivre
éternellement les Illusions perdues de Balzac ?
« Personne sur le
boulevard Saint-Germain ; rue Danton personne. », écrivit
Jean-Paul Sartre dans La mort dans l’âme. Comme cette phrase sonne juste. « Personne
sur le boulevard Saint-Germain ; rue Danton personne. Les rideaux de
fer n’étaient même pas baissés, les vitrines étincelaient : simplement ils
avaient ôté le loquet de la porte en s’en allant. C’était dimanche. Depuis
trois jours c’était dimanche… »
Si un jour je me donne la mort ce sera à
Saint-Germain-des-Prés.
Mais face au plus de monde possible et de façon
spectaculaire.
Illustrations : photos Association Artegraf, Salon du livre
Paris 2007, mon ouvrage "Gutenberg 2.0, le futur du livre" sur la
tablette Iliad de feu l’entreprise iRex Technologies, et sur la presse de
Balzac elle-même adaptée du modèle de celle de Gutenberg.
Grâce à l’éditeur Malo Girod de l’Ain mon livre fut en 2007 le
premier ouvrage à traiter de la technologie de l’encre électronique et le
premier livre français à être porté sur une tablette de lecture e-paper.
C’était il y a cinq ans déjà.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire