samedi 29 décembre 2012

Semaine 52/52 : Le rideau tombe !

Durant l’année 2012 j’avais décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc l’ultime, le 52/52.
 
Je dois maintenant vous remercier pour votre lecture tout au long de ces cinquante deux semaines, lectrices, lecteurs inconnus.
Les statistiques de consultations du blog sur lequel cette chronique fut publiée tout au long de cette année passée révèlent que vous avez été plusieurs milliers à la lire. Mais comment savoir, même parmi celles et ceux qui l’ont relayée sur les réseaux sociaux, ont cliqué sur un “J’aime” ou un “+” combien la lisait vraiment ?
Très peu parmi vous se sont manifestés, seules quelques-unes, seuls quelques-uns, très rares, en commentaires, plus rarement encore par un courriel privé, quelques autres par un petit mot rapide au hasard d’une rencontre, me glissant presque subrepticement à l’oreille qu’ils lisaient ma chronique.
Que ces quelques-unes, que ces quelques-uns soient ici chaleureusement remerciés.
C’est grâce à vous, c’est pour vous, que j’ai tenu jusqu’au bout.
  
En lecteur subjugué
 
Mes plus lointains ancêtres italiens ont lu sur des stèles de marbre. Sur des rouleaux de papyrus, sur du parchemin. Sur des générations entières a soufflé l’esprit méditerranéen. Pour en arriver là. J’en suis l’un des derniers rejetons. Une branche sans fruit. Mais j’ai essayé. J’ai essayé d’exprimer ici. Durant cinquante deux semaines.
Si je ne suis pas parvenu à désigner je crois m’être plusieurs fois approché.
 
Nous connaissons tous le proverbe chinois : « Quand le sage montre la Lune, l'imbécile regarde le doigt. ».
Quelques-uns, je le sais, s’agitent, ils dénigrent ma posture, font courir des bruits, ils disent des choses sur moi, des choses du genre : « Mais pour qui il se prend ! ».
Ils regardent mon doigt et ils refusent de voir ce que je désigne.
Ils se moquent je le sais. Au fond ils me méprisent et s’en cachent à peine. Juste un vernis de bonne éducation, une moisissure d’hypocrisie sur leurs faces.
 
Je me prends juste pour un lecteur viscéralement attaché à la lecture.
Rien d’autre. Rien de plus.
 
Une question demeure cependant intacte, même si j’avais vraiment fait ici la part de l’imprédictible et de l’intemporel, révélant mes stratégies d’évitement, essayant de nommer l’innommable, redéfinissant sans cesse et encore : y-a-t-il une part d’irréductible dans ce que depuis plusieurs siècle nous appelons tous : “livre” ? Et si oui, quoi ?
Et puis aussi, bien sûr, cette question formulée par Thomas Mann, dans La montagne magique : « Celui qui est subjugué peut-il affranchir ? ».
Le rideau tombe sur cette question.
Le rideau tombe sur cette chronique.
Et sur quoi d’autre encore ?
 
La probabilité que cette chronique soit un jour éditée est extrêmement faible.
Plusieurs de ses opus ont été l’objet d’une prépublication dans la revue en ligne belge de Willem Heremans, Numéritérature : successivement les numéros 18 à 21, sous le titre : “Réflexions sur la lecture en 2012 : mois de mai…”, puis 36 à 40, sous le titre : “Cinq semaines de doutes et de lutte…”, et enfin de 41 à 46, sous le titre : “Sans cesse on devient lecteur…”. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
 
Ce n’est pas la première fois qu’un auteur français trouve en Belgique l’appui qu’il n’a pas en France.
Je ne me fais sinon plus aucune illusion.
Ou si peu.
Bonnes lectures.
Malgré tout.
 
52 semaines...
Moutons et perroquets
Semaine 02/52 :
Le livre à l’école du futur
Au seuil d'un autre monde
Semaine 03/52 :
Vers le biolivre ou le plasmabook ?
Je deviens peut-être un peu fou
Les droits des lecteurs menacés
Les droits des auteurs toujours bafoués
La partie immergée de l’iceberg
Semaine 05/52 : D’une possible trans-littérature dans le récit transmédia
Un monde en développement…
Nous sommes le Livre
Semaine 06/52 : Le Livre Absolu
Avatars de chair et Livres de pierre
Du lecteur au personnage sur la scène du monde
Saint-Germain-des-Prés en état de siège ?
Pendant ce temps l’histoire s’écrit…
Et si le hasard n’existait pas ?
Semaine 08/52 : Je est une bibliothèque
Le volume, ce ferment…
Je suis un bipède, un (dé)lire sur pattes
Les grands cimetières sous les livres…
Semaine 09/52 : De la diffusion à l’infusion
Psychogéographie et ubiquité
Comment qualifier cette naissance à la noospshère ?
Un prodige agissant. Une seconde Renaissance ?
Semaine 10/52 : Primauté des articulations
Une semaine "sérendipitielle" de remise en questions
Des phrases qui articuleraient notre présence au monde
« O tempora, O mores » - « Ô temps, ô mœurs ! » (Cicéron)
Des robots indexeurs et prescripteurs
Au-delà de tous les livres LE Livre dont nous sommes les héros
J’aurais besoin que mes avatars m’aident
Semaine 12/52 : Le livre comme objectif
Danger si le livre nous devient étranger
Ne plus rien attendre des professionnels du livre
Semaine 13/52 : Troubles à l’ordre public Bd St-Germain
Quand le 19ème revient hanter mes nuits
Ceux qui font tourner les manèges
Semaine 14/52 : La Grande Pâque à Singe-des-Prés
Immobile près de la rue Grégoire-de-Tours
Mais je suis une grenouille !
Semaine 15/52 : L’obsolescence du livre
Transfiguration du lecteur
Craindre un évanouissement de la lecture
Semaine 16/52 : Une vraie ambition pour le livre et la lecture !
La peste ou le choléra ?
Mais que serions-nous en droit de revendiquer ?
Semaine 17/52 : Cette semaine je me suis fait insulter par un éditeur !
Un baromètre trop optimiste
Pourquoi me laisserais-je insulter par un directeur de collection ?
Semaine 18/52 : Pas Occupy Saint-Germain-des-Prés
Le collectif Livres de Papier
Du loup blanc au mouton noir
Semaine 19/52 : Le lecteur chimérique
La rétractation technologique
La rétine et la peau
Semaine 20/52 : Le livre devant soi
Et j’appris un jour à lire…
Semaine 21/52 : Le livre imprimé comme chrysalide
Être ou ne pas être héroïque ?
Semaine 22/52 : Lire, de la symbiose à l’osmose
Un humanisme numérique ?
Un horizon sonore ?
Semaine 23/52 : L’utopie qui se dessine pour le livre
Utopie ou dystopie ?
Semaine 24/52 : Ma bibliothèque m’appartient-elle ?
La voilà la génération perdue !
Et puis il y a la nature humaine…
Semaine 25/52 : Je préfèrerai ne pas…
La désobéissance intellectuelle
En veux-tu ? En voilà !
Semaine 26/52 : Le pouvoir hallucinogène de la lecture
Quand je lis…
Lire avec un casque !
Semaine 27/52 : Et si l’écriture disparaissait ?
Quand la réalité rattrape la lecture
Vers une civilisation post-alphabétique
Semaine 28/52 : Futurologie du livre
Je me souviens la troisième phrase
Semaine 29/52 : L’impressionnisme de la lecture
La voix de son maitre
Ce qui fait image
Semaine 30/52 : Pourquoi je m’interdis l’autoédition
Tous ont droit. Mais où est leur devoir ?
La mutation de l’espèce
Semaine 31/52 : Mangeur de livres
Bibliothérapie à marée basse
Extraction de la pierre de folie
Semaine 32/52 : L’obsession textuelle
Milan Kundera et Pascal Quignard
Le fascisme des marques
Semaine 33/52 : L’Annonce faite aux éditeurs
Bientôt la fin du spectacle ?
Vous avez souri en lisant Étienne de la Boétie
Semaine 34/52 : Le livre comme partition
Le rêve du livre métamorphosé
Semaine 35/52 : Pourquoi Danton ?
Une statue à Singe-des-Prés
Un monde impropre à toute aventure mythique..
Semaine 36/52 : “Appel des 451”, mais combien sont-ils à freiner dans le virage ?
Un néo-luddisme qui ne dit pas son nom !
Il faut répondre à cet Appel!
Semaine 37/52 : L’édition numérique n’existe peut-être pas !
Penser sur un autre rythme
Une trahison des historiens ?
Semaine 38/52 : Ce qui ferait roman (maintenant)
De l’auteur aux générateurs de romans
Entendre lire dans son cercueil
Semaine 39/52 : L’imprédictible et l’intemporel
Le sentiment que beaucoup abandonnent
Semaine 40/52 : Je porte mes mains sur le livre je le porte à mes yeux à mon nez…
Remonter aux sources du livre
Porter le livre à bout de bras
Semaine 41/52 : Les girafes et les éléphants…
Bloqués dans la monotonie du lexique
Semaine 42/52 : Le livre dépasse la fiction
Rendez-vous en 2440

Semaine 43/52 : Fusionner avec le livre
L’Homo Lector
La lecture comme entrainement au monde de demain
Semaine 44/52 : Sans cesse on devient lecteur…
Des lecteurs dé-livrés ?
Semaine 45/52 : Lire l’innommable…
Le livre, théâtre ou miroir du réel ?
Sur la page, les mots substitués
Semaine 46/52 : Lire les yeux bandés
Un baromètre n’est pas une boussole
Revendiquer nos droits de lecteurs
Semaine 47/52 : Lire entre les lignes
Semaine 48/52 : Les arts numériques, ligne de fuite pour la littérature ?
La fin de l’ère “bibliolithique”
A travers nos émotions
Semaine 49/52 : L’abolition de l’espace (du livre puis du corps…)
Signaux faibles et tendances émergentes…
Peut-on utiliser le livre pour ce qu’il est en vérité ?
Semaine 50/52 : Le livre comme symbolon
Se délier de son odyssée ?
Semaine 51/52 : Pour une organologie du livre
Des bipèdes hypertextuels
Se relier à son odyssée ?
Semaine 52/52 : Le rideau tombe !
En lecteur subjugué. 

mardi 25 décembre 2012

Du nom des choses

Peut-être avons-nous donné des choses aux noms, pour les repaître, pour nous les concilier, comme à des divinités auxquelles on ferait des offrandes ou des sacrifices ; mais même si ce fut l’inverse qui se produisit et que nous donnâmes bien un jour des noms aux choses, ce ne sont certainement pas alors là leurs noms véritables, car comment connaitrions-nous, nous autres de l’espèce humaine, les noms véritables du lion, de l’arbre, du nuage, de la table et de la chaise et de toutes ces créatures et ces choses qui envahissent notre monde : se nomment-elles, elles ? Si elles se nomment, elles ne se nomment certainement pas comme nous autres les avons nommées. Nous avons substitué un faux nom d’emprunt à leurs noms véritables, comme nous faisions avec les esclaves.
Un jour viendra, où les choses et les noms briseront leurs chaines, ces chaines que nous leur imposons.
Une table ne s’appellera plus table ni une chaise, chaise.
Dans quel monde vivrons-nous alors ?
Si les choses et les noms ont pitié de nous, nous pardonnent et nous laissent en vie ?
Illustration : Edwaert Collier, Vanitas - Nature morte, 1665.
 

lundi 24 décembre 2012

Dernière actualisation de l'année 2012 de la liste des éditeurs numériques francophones


En ce 24 décembre nous mettons en ligne la dernière actualisation de cette année 2012 de notre liste des éditeurs numériques francophones :
111 entreprises concernées, dont 90 éditeurs de plusieurs pays francophones et 21 prestataires de services à l'édition.
Cette liste avec genres concernés, url et pays, reste librement accessible par ce lien...
Nous vous souhaitons d'heureuses fêtes de Noël :-)
 

dimanche 23 décembre 2012

Semaine 51/52 : Pour une organologie du livre

Durant cette année 2012 qui s’achève j’avais décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Cet opus est donc le pénultième, le 51/52.
 
L’organologie, de par son étymologie, nous rappelle utilement que nos organes, naturels (comme le cœur ou l’estomac) ou artificiels (comme les livres et les téléphones portables) sont des instruments. Car l’organologie, suivant sa définition wikipédienne : « a pour objet l'étude des instruments de musique et leur histoire ». Analyses iconographiques (picturales, sculpturales et manuscrites), recherches musicologiques et ethnomusicologiques, historiques, archéologiques et technologiques en sont les principaux moyens.
Je pense qu’aujourd’hui une sorte “d’organologie des livres”, comme dispositifs de lecture, serait nécessaire.
 
Des bipèdes hypertextuels
 
A considérer de tous temps les efforts de l’espèce pour lire le monde, et depuis les débuts de l’écriture pour lire les livres (quelles que soient leurs formes temporaires), je me demande si le façonnage que nous avons appliqué, que nous appliquons à la nature, ne témoignerait pas simplement d’une forme d’extériorisation, de projection, de notre imaginaire, de nos imaginaires de lecteurs.
Que cherchons-nous en somme à (re)produire ?
 
Nous devrions bientôt, si nous suivons la voie indiquée par les transhumanistes, pouvoir mieux discerner les articulations entre fiction (mythes) et monde (réalités) et science-fiction.
 
Je vois en ville, je vois dans les transports en commun, de plus en plus de bipèdes de mon espèce vivant apparemment en mode hypertexte. Leurs connexions permanentes les rendent intrinsèquement hypertextuels. Contrairement à moi, ils ne sont plus dans la linéarité, plongés dans le contexte, mais dans une forme d’échappatoire à l’espace physique et urbain. Ils “s’ubiquitisent” dans une spatio-temporalité où l’architecture du web et celle de nos kystes urbains, de plus en plus, s’hybrident.
 
Durant des siècles nous avons configuré le livre, comme support, à notre format mental, et cherché à ramener l’univers entier dans cette boîte de Pandore qu’est aussi tout volume imprimé, en ce qu’il renferme du tragique de notre condition.
 
Aujourd’hui, la ville conçue comme cinquième écran (après celui de cinéma, de télévision, d’ordinateur, de smartphone) se réaffirme dans la lignée des cités antiques où l’écrit se donnait à lire sur les façades de ses volumes architecturés. Une ville était une bibliothèque, du moment que nombre de ses bâtiments y étaient des livres habitables et habités.
 
Considérer les livres, maintenant, comme des édifices de verre, qui laissent voir leurs contenus, leurs habitants et leurs vies, et qui laissent notre regard passer au-travers, au-delà ; considérer les livres comme des prismes rendant visibles le rayonnement des mots.
 
Se relier à son odyssée ?
 
Alors pourrait-on parler d’une reterritorialisation du livre ?
La lecture poursuit-elle dans nos concentrations technologiques la conversation des sociétés pastorales ?
Partout sur Terre, sans doute pas seulement en Australie, les pistes chantées des aborigènes ont créé le monde en même temps qu’elles le découvraient. Les pas en avant comme les pas de côté établissaient le chemin en le révélant pas à pas, en désignant puis en nommant son paysage.
Je crois avoir fait pareil en faisant mes premiers pas et en acquérant les premiers mots vers 1962 sur le boulevard Richard Lenoir.
 
La fiction comme laboratoire, le récit comme réservoir de la pensée, le livre comme territoire, devraient-être des intuitions à prendre davantage en considération par les chercheurs je pense.
Car ce qui s’opère aujourd’hui au 21e siècle se réalise dans la déstructuration du livre. Et nous devons bien en prendre acte. Et cela nous ramène à l’aventure. Face à de grands espaces de temps. Vers le passé. Vers le futur.
Nous n’avons pratiquement plus d’autres choix en ce 23 décembre 2012 que de renouveler notre expérience du livre.
 
Imaginer pour l’humanité des futurs inimaginables ne doit plus être laissé aux seuls auteurs de science-fiction. Outre que j’ai prétention à faire entendre ma voix en tant que prospectiviste du livre, je pense que nous devons oser forcer l’inimaginable-innommable à nous relier aux aborigènes des premières pistes, quel que puisse être le prix à payer ; au-delà les siècles, ceux de la pierre gravée et ceux de la tablette internet, d’avant même, et d’après aussi.
Décrypter ce passé. Anticiper ce futur.
Beaucoup de livres sont en fait de véritables grimoires.
 
Pensons à eux. Le sol semblait solide sous leurs pieds. Mais il ne fallait pas s’y fier. Ce n’était pas tant avec l’espace qu’ils avaient à faire, les premiers. Mais au temps. Dans les filets duquel nous sommes toujours pris.
Moi écrivant.
Vous me lisant.
Cela dit : joyeux Noël.
 
N.B. : illustration, Exterior photo of the Bibliotheca Alexandrina (library) in Alexandria, Egypt. Stone relief mural on library's stone facade. Credits Photo taken by Hajor, December 2002. Released under cc-by-sa and/or GFDL.

samedi 22 décembre 2012

La consommation solidaire pourrait-elle gagner (par) le marché du livre ?

S'il y a un phénomène qui prend actuellement de l'ampleur avec, d'une part, la crise économique, et, d'autre part, un ras le bol croissant du consumérisme écoeurant qui nous obsède tous plus ou moins, c'est bien celui de la consommation dite collaborative. Mauvaise qualification cependant à mon avis, car réductrice, qui se satellise bêtement sur la culture numérique - car même s'il est exact je pense qu'elle en dérive, avec notamment la culture du logiciel libre et les outils de communication et de comparaison que l'informatique apporte, la consommation "collaborative" déborde largement ce cadre, tout comme d'ailleurs les Fab Labs, coopératives du futur, débordent le numérique.
Je préfère donc quant à moi parler de : Consommation solidaire.
 
J'ai déjà évoqué récemment dans le post : La gratuité du livre numérique vous faisait peur ? le développement de pratiques non-marchandes qui s'organisent dans des circuits parallèles à l'édition commerciale, et en premier lieu, imprimée.
 
Plusieurs signaux faibles semblent en effet dessiner, en marge de l'édition numérique, des possibilités d'émergence d'un nouvel écosystème solidaire pour le livre et la lecture, et recentré sur l'auteur et le lecteur, au cours de ces prochaines années :
- Un retour au modèle de la souscription (sauvagement baptisée crowdfunding).
- Une explosion des fan-fictions (un "Tous auteurs ! Tous lecteurs !" qui se vivrait dans une fraternité de l'aventure narrative partagée, dont le site Fanfiction donne déjà un aperçu étonnant, même s'il est regrettable de constater que, là aussi, la francophonie est pratiquement absente :-(
- L'invention de monnaies alternatives (vaste sujet que je connais moins et qui ici nous éloignerait trop de mon propos).
 
La consommation solidaire touche déjà de nombreux domaines (le portail dédié en rend compte), et pour ce qui est des livres l'offre s'étoffe :
- Le mouvement des little free libraries (en français : "petites bibliothèques gratuites") gagne la planète (lire, par exemple : De drôles de cabanes à livres).
- Idem pour le mouvement du bookcrossing qui gagne de plus en plus la France, avec par exemple Circul'Livre...
- Les sites de dons et d'échanges gratuits de livres, comme BigLib, BookMooch...
En parallèle l'offre de versions numérisées légales et gratuites d'ouvrages du domaine public est déjà conséquente et bien répertoriée sur la Toile, tandis que le mouvement des PiratesBox se répand, notamment... en bibliothèques.

L'interprofession aurait tort à mon avis de négliger ces signaux ou de n'y répondre qu'avec les arsenaux juridiques des siècles passés.
Je lisais par exemple récemment ceci sur le site d'un auteur : "
Quoi qu’on en pense, Alexandriz est un acteur du livre. Illégal, certes, mais un acteur tout de même. Il est le reflet d’un certain comportement moderne dans la consommation des biens culturels, et une porte vers ce que sera aussi l’avenir. Si les artistes veulent s’adapter, cela passe forcément par essayer de comprendre les comportements des internautes." (A comme Alexandriz, par Thomas Geha).
Cet Alexandriz dont il est ici question n'est autre que la Team Alexandriz, poursuivie en justice par le SNE (Syndicat national de l'édition) et plusieurs groupes d'éditeurs français depuis le mois de novembre 2012 (Des éditeurs engagent des poursuites contre le site Team Alexandriz).
Il est intéressant d'ailleurs de lire sur ce sujet le point de vue d'un éditeur pure-player : Quand un auteur tend la main (contraint) à la Team Alexandriz, par Julien Simon de Walrus Books.
 
Du lectorat aux lecteurs-écrivants
 
Etienne Mineur, éditeur designer, pointait récemment des faits relevant De l’incohérence des prix des livres numériques.
Ces questions étaient en filigrane de mon récent post sur l'avenir du format poche face au livre numérique.

Le carcan juridique entrave et limite souvent en effet des initiatives citoyennes, encouragé en cela par les lobbies qui privilégient les circuits commerciaux, même bien évidemment pour les biens culturels.
Mais de plus en plus d'auteurs et de lecteurs se révoltent. Je pense d'ailleurs parfois à fermer ce blog, et à rejoindre ces maquis pour lesquels l'écriture et la lecture sont prioritaires sur le commerce du livre, et me consacrer uniquement à la recherche, à l'enseignement  et à l'écriture.
 
Malgré les verrous et les contrôles croissants imposés par les majors du numérique nous passerions bel et bien cependant du lectorat, via les lectorats, aux lectrices et aux lecteurs individuels et eux-mêmes auteurs potentiels, et développant de leurs relations quotidiennes, tant sur les réseaux sociaux que dans "la vraie vie" de tous les jours, des fonctions médiatrices de prescripteurs, de critiques, de bibliothécaires, voire de libraires de livres d'occasion.
Une libre redistribution des rôles en fonction des désirs et des compétences de chacune de chacun, du moment que l'échange est entre passionnés de lecture(s).
 
 
 
 
Une culture économique alternative pourrait peut-être ainsi se structurer, au moins par rapport au marché des biens culturels et peut-être précisément à partir de celui du livre.
Mais il faut regarder la réalité en face et voir aussi les manoeuvres sinistres qui vont dans le sens contraire, avec des attaques répétées contre le domaine public, la marchandisation des biens communs, les tractations entre les acteurs français de la filière et les industriels de la culture anglo-saxonne.
 
Cependant un mouvement global existe bel et bien et est clairement identifié, bien au-delà du marché du livre, comme le confirme une récente enquête de D'Cap Research sur les comportements des français : " Nous avons constaté, avec cette étude, l’apparition d’une très large économie « en réseau », largement invisible : des espaces où les gens échangent d’une façon nouvelle, souvent sans intervention d’aucune institution, parfois même sans monnaie. Le phénomène est beaucoup plus massif que nous ne le pensions. Son développement est reflété par le succès spectaculaire de sites d’échanges [...] Un tel phénomène est né du mariage du Web et de la crise. Il se développe dans une immense zone grise. Quand je dis « grise », je ne veux pas dire « illégale » : ces échanges sont pour la plupart conformes à la loi, mais ils échappent aux statistiques et aux observations des économistes." (extrait de « Crise et Web ont généré une très large économie de la débrouille » dans Rue 89 Eco).
Le phénomène prend de l'ampleur. Un salarié de Google a même récemment créé en open source un scanner de livres pouvant traiter 1000 pages en 90 minutes seulement (voir ici la vidéo) et le P2P pourrait bien préfigurer la société de demain, basée sur une plus grande justice des échanges.
Pour Michel Bauwens, théoriciens des systèmes pair-à-pair et fondateur de la P2P Foundation : "Ce modèle d’architecture peut également s’adapter à une structure sociale. Il s’agit alors d’une structure au sein de laquelle chacun est capable de communiquer et de collaborer avec qui il veut, sans demander la permission. C’était déjà possible au niveau local. Aujourd’hui, internet permet des formes de collaboration à l’échelle globale, sur de grands projets matériels, scientifiques ou culturels. Ça, c’est nouveau ! Donc, pour moi le P2P c’est cette capacité de sociabilisation horizontale et de création de valeur commune, en partageant la connaissance..." (extrait de Michel Bauwens : Les P2P préfigure la société de demain).
Les grands groupes issus des 19e et 20e siècles sont aujourd'hui prisonniers de l'obsolescence de leurs modèles économiques (et cela est aussi valable pour l'édition). Certains envisagent de possibles retournements stratégiques, qu'un regard attentif peut percevoir aussi dans le marché du livre au-delà des discours corporatistes et syndicalistes convenus.
 
Mais surtout les partenaires indépendants et les lecteurs (consommateurs) sont moins facilement corruptibles que les décideurs économiques et politiques. J'en veux pour preuve le développement d'une campagne citoyenne contre Amazon en Angleterre et la multiplication sur le web de bannières incitant les lecteurs à acheter leurs livres auprès de sociétés solidaires (payant leurs taxes dans le pays concerné). La France restera-t-elle en retrait ?  
 

vendredi 21 décembre 2012

La lecture (tout simplement ;-)

La lecture d'un texte est généralement une communication différée. Aujourd'hui elle est dissociable de ses supports et peut avoir une audience potentiellement universelle.
Plus que jamais la lecture est une interaction productive avec les lecteurs.
Depuis les années 1970 se sont développées diverses théories sur la lecture. Sans avoir aucunement la prétention de les connaitre ni de les maitriser toutes, j'essaye seulement, avec la représentation graphique ci-après, d'en réunir et synthétiser les éléments convergents permettant de répondre à cette question : que se passe-t-il lorsqu'on lit un texte ? et d'envisager de comprendre : comment un texte et ses supports programment-ils leurs réceptions ? 
(Ce travail m'a été inspiré par la lecture de l'essai de Vincent Jouve, titré : La lecture, et paru en 1993 aux éditions Hachette Livre.)
 



dimanche 16 décembre 2012

Semaine 50/52 : Le livre comme symbolon

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 50/52.
 
Je me demande souvent quelle serait aujourd’hui la manière la plus féconde de repenser le livre ?
Peut-être comme un symbolon ?
Un symbolon était dans la Grèce archaïque un fragment d’objet cassé en deux parties, chacune remise à un contractant. Nous sommes là à l’origine du terme et du concept de symbole. C’est dans le lien invisible, la relation qui unit les deux parties et qui leur permettra le moment venu de se reconnaître complémentaires, l’une comme l’autre, liées l’une à l’autre, que réside toute la puissance invisible du symbolon, sa puissance dans la séparation même, par opposition à celle du diabolo qui, lui, divise.
 
Se délier de son odyssée ?
 
« Lire, nous l’avons peut-être oublié, c’est se tenir à la limite d’un domaine dangereux, à une frontière d’où nous appelions et en même temps rejetions un autre à la ressemblance de celui que nous logions, un autre auquel il fallait bien faire appel pour justifier les incursions que nous risquions dans les territoires secrets que nous abritions. Cet autre de soi, cette ombre portée, cet autre foyer de l’ellipse qu’on peut poser comme une hypothèse nécessaire, ou un artifice de calcul, quand nous lisons, à travers nos émotions ou les profits d’un savoir, ne faisons-nous peut-être qu’en convoquer la présence, que créer les conditions de son observation. » (Jean-Louis Baudry, “Un autre temps“, Nouvelle revue de psychanalyse, 1988, “La lecture”).
 
Comme il faut un point d’appui pour qu’un levier puisse être un outil opérationnel, cette citation, ci-dessus, a joué ce rôle alors que je m’interrogeais sur ce que m’apportait en vérité la lecture.
 
Je me demandais comment imaginer à la lettre une civilisation post-alphabétique, et supposer ses équivalences et ses représentations mentales avec le monde qui est le nôtre aujourd’hui ?
Comment nier le mystère qui surgit dès lors que l’on s’éloigne du présent ?
En fait, tant l’origine que l’avenir du livre et de la lecture ne sont pas opaques à ma réflexion : ils sont, tout simplement, mystérieux. Comme écrits sur une pliure, difficilement déchiffrables.
Il se pourrait cependant, d’après ce dont je puis avoir l’intuition, que notre univers soit une vaste structure narrative.
Je constate souvent, comme vous-mêmes je pense, que nos vies sont forcément, férocement parfois, romanesques, même si nous ne sommes généralement que des personnages secondaires, troisièmes couteaux, seconds rôles au mieux le plus souvent, mais toujours personnages et jamais figurants ; des personnages en quête d’auteur.
Dans l’histoire littéraire nous pourrions trouver des marqueurs de cela je pense, dans les récits sans intrigue notamment, la veine des antihéros et celle de l’autofiction, les expérimentations de l’Oulipo et de l’Alamo (Atelier de littérature assistée par les mathématiques et les ordinateurs), des écritures numériques plus récemment et des générateurs de textes…, autant de pas vers un horizon dont les lignes semblent se préciser depuis 1971.
Seulement, l’actualité quotidienne en parasite l’écho narratif, brouille la ligne sur laquelle nous inscrivons vaille que vaille nos vies et nos vices dans le (dis)cours.
Déterminer notre place sur la portée, notre tonalité propre, le juste interligne sur lequel nous pourrions nous rattacher au récit, cela reste, cela est possible je pense, mais cet exercice fait de nous des funambules, des personnages de fiction.
Dé-lire ainsi sa propre histoire, sa légende personnelle, permettrait-il de se délier de son odyssée ?
Suspendre ses préjugés et réévaluer son propre personnage par rapport au récit global, universel, seraient donc les étapes pour parvenir, par les livres et la lecture, à une redécouverte de soi, d’un moi-lecteur tout frétillant, comme un petit poisson d’argent dans les filets d’un « Il était une fois… ».
 
Dans l’espèce humaine, l’embranchement des lecteurs, ces plantes mélancoliques que sont les lecteurs, eux, les lecteurs, seraient sans doute plus sensibles que les autres à ces influx que j’évoque ici. Peut-être.
Les livres seraient peut-être ainsi des symbolons, reliant les lecteurs par la lecture, ce lien invisible, cette relation qui unit dans la distance et l’histoire, ce que l’espace et le temps ont désuni.

samedi 15 décembre 2012

Retour sur la conférence de Florian Forestier sur l'écrit et la spatialité

Très intéressante conférence hier soir sur la plateforme de web 3D immersive Francogrid, au sein de l'incubateur MétaLectures, que j'y ai lancé en janvier 2012.
Florian Forestier, docteur en philosophie, membre du CEPCAP (Centre d'études de la philosophie classique allemande et de sa postérité) de la Sorbonne, et chargé de collection à la BnF, nous a en effet entretenu durant une petite heure du thème suivant : "L'élargissement de l'ordre des livres : l'urbanisme comme modèle".
Ce sujet l'a conduit à aborder la question de l'hybridation du réel et du virtuel, phénomène pour le moins singulier que nous sommes de plus en plus nombreux à expérimenter au quotidien sur Francogrid en général et MétaLectures en particulier, pour ce qui concerne l'exploration de nouvelles formes de médiations autour du livre et de la lecture.
Personnellement j'en avais fait l'expérience pour la première fois en 2007, avec une conférence au sein de la Bibliothèque francophone du Métavers.

Elargissement de l'ordre des livres...
 
Extraits de la conférence de Florian Forestier, qui fut suivie par une quinzaine d'internautes avatarisés de la France entière et en vidéo live streaming par quelques dizaines d'autres (lien vers la captation vidéo) et fut prolongée avec de riches échanges entre l'auditoire et le conférencier :
 
" Cette conférence est composée à partir de deux articles que nous avons écrits : « L’élargissement de l’ordre des livres », publié dans la revue Argus, décembre 2012, et « Internet comme espace urbanisé », en attente de publication.
 
Où va le livre ?
  
Dans la continuité des travaux de Leroi-Gourhan, un certain nombre de penseurs contemporains, dont, particulièrement, Bernard Stiegler, comprennent le développement humain comme une extériorisation progressive de la mémoire. Une des fonctions du livre-objet a été de participer à ce processus de « domestication » collective de la mémoire. Le livre-objet servait ainsi de processus de stabilisation et d’extériorisation d’une mémoire fortement dépendante des opérations de la pensée humaine, donc fragile, et exigeant des processus de transmissions rigides. Roger Chartier évoque, à ce sujet, un « ordre des livres », amorcé avec la mise en place du codex dans les premiers siècles de notre ère et renforcé par l’invention et la généralisation de l’imprimerie. [...]
 
La finitude du livre
 
Des formes symboliques comme le livre-objet, en d’autres termes, ne sont pas seulement des outils cognitifs. Elles participent plutôt à l’inscription matérielle du rythme de la pensée se cherchant, se retenant, se contrôlant, s’affinant. Elles matérialisent l’excès de la pensée sur ce qu’elle peut retenir d’elle-même – excès qui n’est que l’autre face de l’inscription et de l’appartenance de la pensée au monde. Au-delà de certaines caractéristiques de la matérialité spécifique du livre-objet (la relation quasiment insécable entre le texte et le support), c’est bien à l’organisation fondamentale d’une forme de vie que celui-ci participe. [...]
 
Le livre et la ville
 
... la question de l’élargissement du livre au-delà du livre est également celle de l’architecture. La problématique du déplacement de l’ordre des livres recoupe la très intéressante réflexion menée par un certain nombre de philosophes contemporains sur l’architecture en tant que dimension fondamentale de la constitution d’une expérience comme expérience humaine. Le déploiement de la pensée, s’avisent ces derniers, est spatial aussi bien que temporel. Ainsi, « l'architecture est une condition de possibilité de la fiction, et, sans doute, du dire et du penser en général. », écrit Benoît Goetz, qui, dans la filiation de Heidegger et Derrida, lie même de façon indissociable pensée et spatialité. L'architecture est mise en œuvre d'horizons de sens : en cela elle est « condition de possibilité », lieu d'articulation des dimensions de sens qui traversent l'expérience. [...]
  
L'espace et la métaphore urbaine
  
La ville est un modèle fécond sur au moins deux plans. Tout d’abord, parce qu’elle constitue un exemple de système complexe et évolutif « non-borné » ; ensuite, parce qu’elle permet de penser de façon originale et pertinente à notre époque la mise en œuvre d’horizons de sens au sein d’un espace générateur.
La métaphore urbaine est une façon de penser sans la réduire la complexité des univers de l’information, mais également de comprendre que cette complexité se traduit par une structuration. [...]
 
La ville et Internet : deux espaces qui s'hybrident
 
C’est bien ici une hybridation, non seulement de l’Internet, mais du virtuel en général et du (disons) réel qui a lieu. D’une part, on interagit avec l’environnement physique comme s’il s’agissait d’un environnement virtuel, en y cliquant, y naviguant, et d’autre part le numérique vient lui-même s’inscrire dans l’espace réel au sein duquel on le rencontre comme on rencontre les autres objets. [...]
 
La patrimonialisation d’Internet : quelques observations sur le Dépôt Légal du web
 
L’évolution des pratiques liées à Internet invite à se pencher sur le statut – légal et symbolique – à accorder à cet Internet épaissis et densifié. [...] "
 
  

dimanche 9 décembre 2012

Semaine 49/52 : L’abolition de l’espace (du livre puis du corps…)

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 49/52.
  
J’aurais peut-être pensé cela de toutes les époques où j’aurais pu vivre, mais n’empêche que je le pense aujourd’hui bel et bien de la nôtre : nous vivons une époque bizarre.
Par exemple, j’ai mis cette semaine moins de temps pour aller en train de Paris à Bruxelles, que je n’en ai mis en rentrant le soir à Paris, de la Gare du Nord à chez moi aux portes du treizième arrondissement en métro. Je n’ai pas une nature voyageuse, je voyage surtout dans les livres, mais je crois bien que j’avais mis encore moins de temps pour aller à Naples ou à Madrid en avion. Peu importe les détails objectifs. Ce qui m’intéresse dans cette digression est mon sentiment subjectif, étayé par ma montre, à savoir que : plus je vais loin, moins je mets de temps !
Je rapproche cette observation, pour le moins paradoxale, de mon accès presque absolu (en fantasmant légèrement) à la bibliothèque mondiale, avec une simple connexion au web, et à ce fait corollaire que je peux accéder plus rapidement à un document, de la BnF par exemple, via Gallica, depuis chez moi devant mon ordinateur, qu’en me rendant sur les lieux.
Au tout début de La montagne magique, Thomas Mann, faisant relation de l’approche d’Hans Castorp du sanatorium international Berghof, éclaire ce rapport du temps et de l’espace : « L’espace qui, décrit-il, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent. ».
 
Du moment que nous sommes connectés, une surcouche sensible aboli les repères du temps et de l’espace physiques, voilà en quoi résiderait peut-être un rapport analogique entre volume des livres et temps de lectures, entre livres dématérialisés et connexion permanente.
 

Signaux faibles et tendances émergentes…

    
J’insiste toujours dans les cours que je donne sur la nécessité de bien distinguer les tendances émergentes, qui ont une probabilité de se développer et de s'imposer à court, moyen ou long terme, des signaux faibles, informations fragmentaires répétées et convergentes, mais dont le sort est plus difficile à déterminer, et des phénomènes purement conjoncturels, liés eux à des effets de modes, à d’éphémères stratégies industrielles ou marketing.
Ce n’est pas ici le lieu de telles analyses, mais j’indiquerais quelques-unes de ces tendances, de ces signaux, pêle-mêle, juste pour brouiller nos certitudes sur le livre et entrer (peut-être) dans l’abolition de ce qui pour le lecteur fait (peut-être) barrière entre le réel et la fiction.
J’indiquerais ainsi le développement d’une logique de l’accès versus la possession, en parallèle au développement de pratiques non marchandes autour du livre et de la lecture et au mouvement open source ; la renaissance de la littérature dans la réalité augmentée, le transmédia, les arts numériques, la ludification ; la plus importante perméabilité de la frontière entre amateurs et professionnels ; enfin, la possibilité d’un nouveau type d’interfaces de lectures, mixage du papier et des écrans (à terme de la peau ?) ; la miniaturisation des supports de stockage, en parallèle des bio-nanotechnologies.
 
Ce ne serait en fait qu’une question de temps et de générations, d’aspiration du temps, de laps (qui) suce : de ce bref instant où les mots permutent à mon insu, où la langue se joue de moi ; birlibirloque de la langue comme si j’étais toréé par elle, comme si le langage, difficilement conquit dans les années 1960, m’utilisait depuis lors, et m’instrumentalisait aujourd’hui au service de la promotion de ses avatars technicisés.
 
C’est juste une question de temps (temps de lire, des lectures et des lecteurs, temps diégétique — celui des histoires lues…), de temps passé à lire, et d’espace, du volume des livres et de celui du corps des lecteurs, des lectrices, de mon propre corps avec ses manifestations triviales, et d’espace virtuel parcouru durant la lecture.
A ce carrefour dont nous approchons qu’allons-nous rencontrer ?
 

Peut-on utiliser le livre pour ce qu’il est en vérité ?

 
C’est quelque part une déviation, un fétichisme, une perversion, que de considérer le livre comme un objet esthétique en soi. C’est en fait je pense beaucoup plus que cela.
C’est d’un véritable prolongement de l’être humain dont il s’agit, une projection de sa parole, de sa gestuelle, de son cheminement, de son passé nomade et agité ; de tout cela l’objet livre serait une mise en ordre.
Mais le livre en vérité dans ses entrailles toujours poursuit et manifeste notre nomadisme, au-delà nos postures statiques de lecteurs. Il nous court après.
 
Le rapport sage et respectueux que nous entretenons vis-à-vis du livre imprimé, marqué d’interdits, atteste de sa totémisation.
On constaterait aisément, si l’on était un peu attentif, que les interdits qui s’appliquent aux livres sont les mêmes que ceux qui s’appliquent à la chair humaine. Brûler. Manger…
 
Avec les avancées des nanotechnologies et des neurosciences le livre pervasif, diffus, se réordonnera peut-être au cours de ce millénaire sous la forme de prothèses, voire de fonctions, voire d’organes supplémentaires.
Pourrait-on imaginer alors l’émergence d’une nouvelle espèce, d’une chimère, mi-humaine mi-livresque ? Cela s’appelle des personnages de roman. Et certains sont en quête d’auteur.