Durant l’année 2012
j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon
sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien
évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le
48/52.
J’ai vu deux très
beaux cèdres sous la pluie cette semaine.
Je me demande
parfois s’il n’y aurait pas plus d’humanité à être un arbre qu’un humain en
proie à l’indifférence ou au mépris de ses pairs.
La force d’inertie
qui se déploie occupe presque tout l’espace vital qu’il me reste. J’ai presque manqué
d’air dans les heures qui ont suivi. Je ressens durement cette froide résistance
au changement, comme des parois lisses, sans failles, je le ressens
particulièrement dans les non-réactions à l’incubateur web 3D immersive que
j’ai lancé en janvier de cette année. Qui pourtant pourrait encore nier la
porosité de son quotidien au numérique, que la réalité devient les réalités,
qu’elles sont mixtes, aléatoires, augmentées, enrichies, ou artificiellement
appauvries ou contrôlées, plus ou moins à notre insu.
Garder ses œillères
c’est laisser les maquignons faire, les faquins gouverner.
L’homme est au fond
un animal domestique apparemment.
L’offensive du numérique au Salon du livre et de la presse
jeunesse, qui se déroule actuellement à Montreuil, ne peut pas être niée, par
quiconque. Dans moins d’une génération, dans une dizaine d’années seulement,
deux fois cinq ans, ces jeunes seront ou ne seront pas le lectorat du siècle.
Je ne pense pas avoir failli depuis le lancement de cette
chronique, il y aura bientôt un an. C’est bien de l’actualité que je traite
toujours, même si je ne donne pas toujours les clefs, les noms, le
contexte ; si j’essaye, immodestement sans doute, de prendre un peu de
hauteur.
Il y a deux semaines j’ai suivi attentif une prestation
publique de Yann Minh, talentueux comme toujours, mais au mieux nos voies sont parallèles. Depuis
quelques semaines je peine à lire le pourtant intéressant Surfer la vie de Joël de
Rosnay. Je le recommande aux étudiants pour son message porteur d’optimisme et
d’une saine combattivité, pour les valeurs qu’il véhicule. Mais lorsque j’ai
récemment eu l’occasion de le croiser et d’échanger quelques mots avec lui je
suis resté atterré par son scepticisme, sa méfiance instinctive vis-à-vis de la
prospective du livre.
Apparemment la révolution numérique, qu’elle soit vécue
comme catastrophique ou comme bienfaitrice, ne concernerait ni le livre ni la
lecture. Ah ?
Il est vrai que Joël de Rosnay est un surfeur. Il ne fait
pas de plongée sous-marine. Il n’est pas océanographe. Mais sous les vagues,
sous la surface des choses, s’agitent bien des possibles, se préparent bien des
avenirs. Avec la déconstruction du livre ce sont les habitants de ces grands
fonds marins qui vont revenir hanter nos esprits et parler par nos bouches,
nous subjuguer par le truchement de nos petites machines électroniques. Les
mythes vont remonter à la surface. De nos yeux. De nos bouches, oui.
« Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes yeux se
mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ;
car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect
brutal ; mais... courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons,
avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil
océan ! » (Les Chants de Maldoror - Chant I - Strophe 9, Isidore
Ducasse, Comte de Lautréamont).
Oui il faudrait changer de lunettes, de logiciels,
s’arracher peut-être même les yeux et le cerveau, se débarrasser de notre pensée,
sortir de notre peau, si nous voulons vraiment comprendre ce qui nous arrive,
ce qui va arriver.
La fin de
l’ère “bibliolithique”
Il faut considérer
la prospective du livre et de la lecture dans la perspective de la Singularité
de Ray Kurzweil.
L’effort doit aussi
consister dans le présent à dépasser les théories d’études du champ littéraire
et les modèles explicatifs de la linguistique, en réintégrant les
problématiques de la lecture dans l’épopée de l’espèce, en interrogeant les
neurosciences, les éventuels processus synesthésique et cybernétique en jeu
dans l’exercice de la lecture.
En cette première
moitié du 21e siècle nous sortons enfin de l’ère bibliolithique, celle du livre
inscrit sur la pierre, ses dérivés et ses substituts ; j’entends là tous
les supports matériels d’affichage, par ailleurs plus ou moins difficilement
réinscriptibles et non connectés.
Nous en sortons, et
ce faisant nous entrerions dans la bibliosphère, nous accèderions enfin à un
stade du livre où l’impermanence des supports de lecture dans leur singulière
pluralité, et surtout la volatilité de leurs impertinences, comme des ondes
radio, nous obligeront. La parole désincarcérée des reliures sera. Une nouvelle
ère de l’oralité où l’écrit agira avec la versatilité des mots dits.
Maudits ? Malédiction ? Mal et diction ? Par exemple, oui,
peut-être, ainsi.
Beaucoup restent encore
abusés par les industriels du divertissement, qui masquent les évolutions du
livre et de la lecture en les réduisant à un marché de gadgets, mais ces
manœuvres commerciales n’empêchent rien. Ce ne sont que de grands enfants même
s’ils font de gros dégâts.
Le passage, par
exemple, des tablettes d’argile aux rouleaux de papyrus, le passage des
rouleaux de papyrus aux livres de parchemin, furent des ruptures. Ce que nous
vivons apparaît plus radical encore. Et bien plus encore que du passage de la
copie écrite à la reproduction imprimée.
Nous ne passons pas
seulement d’un support de lecture à un autre.
Le livre est dans
une phase de déconstruction.
De voyage
à-rebours.
Il retourne à la
page unique, à la labilité de la langue, à la mobilité des populations nomades,
et peut-être plus loin encore.
A travers nos émotions
Lire, comme le
reste, c’est parcourir des lignes. Ce que nous voyons nous le ramenons toujours
à des lignes. Ce que nous entendons aussi. Nous avons porté les sons sur des
lignes que nous avons appelées “portées”. Lorsqu’il n’y a pas de lignes, comme
dans l’espace, alors nous en inventons, pour relier les étoiles en
constellations, dessiner les orbites des planètes.
Notre espèce
est-elle la seule à être ainsi obsédée par les lignes ?
Que révèlent les
sens multiples des écritures, horizontal, vertical, de gauche à droite ou de
droite à gauche, de haut en bas ou de bas en haut, et les quatre sens figurés dans
le judaïsme et le christianisme : le sens littéral du texte, son sens
allusif, celui de son interprétation parabolique, et enfin son sens caché, ésotérique ;
tous ces sens différents qui pourtant convergent et à eux quatre délimitent le tracé
du verger, le Paradis.
L’espèce humaine en
est-elle réduite à ne pouvoir échanger que par des mots ?
Les mots sont-ils
le chemin ?
Le sillon initial
se perd dans les brumes du temps. Du passé, et de l’avenir aussi. La mélancolie
du paysage littéraire face à son destin, c’est ici donc ce que nous
contemplons, cette approche de l’inconnu dont l’ombre portée sur la page nous
fait tressaillir.
« La ligne
de mots palpe ton propre cœur. Elle envahit les artères, elle entre dans le
cœur avec la ruée du souffle ; elle étreint le rebord mobile d’épaisses
valvules ; elle tâte ce muscle obscur aussi fort que des chevaux,
cherchant une chose, qu’elle ignore. » (Annie Dillard, En vivant,
en écrivant, traduit de l’américain par Brice Matthieussent).
Pourquoi les écrans
d’ordinateurs, qui dissipent nos lectures, sont-ils appelés des
moniteurs ?
Les arts numériques
introduisent une rupture, tout comme les nouvelles technologies d’affichage et
de diffusion, ils brisent les lignes.
Électrifiée,
connectée au monde à l’entour, la page expérimente plus que jamais la mise sous
tension d’une étendue délimitée par les hommes, le champ cultivé, le verger,
avec d’autant plus de puissance peut-être, qu’elle peut s’étendre par-delà les
écrans au-delà des supports (le transmédia notamment) et s’inventer comme les cités
nouvelles d’un nouveau monde (l’imaginaire de la SF est fructueux sur ce
chapitre, les villes vertes et connectées, les cités intelligentes et futuristes
qui commencent à sortir de terre en témoignent à voix basse, les métaphores
livres/villes murmurent dans le chaos…). Et je perçois cela.
Peut-être la
littérature pourrait-elle s’y enfouir — dans cette faille ouverte par les
arts numériques, s’y enfuir pour échapper à l’enfer que nous préparent les
marchands.
La puissance des grandes
œuvres romanesques est je pense en ce quelle abrite de mythique.
Avec les arts
numériques, la fiction pourrait peut-être s’exprimer hors du champ des jeux
numériques, et initier un dialogue avec ce qui s’écrit aux lisières et dans les
terrains vagues.
Mais les lignes (de tranchées...), que vous dessinez entre les anciens et les modernes sont elles aussi poreuses. Vous êtes, à votre façon, également un conservateur. Vous êtes vous aussi inquiet, comme ceux que vous côtoyez, mais d'un souci peut-être plus essentiel. Ce n'est pas un métier, une tradition, une matérialité que vous défendez, mais un mystère. Vous voulez sauver une flamme vacillante, plus menacée par l'oubli que par la technologie d'ailleurs, vous voulez que vive la magie de lire.
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