dimanche 2 décembre 2012

Semaine 48/52 : Les arts numériques, ligne de fuite pour la littérature ?

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 48/52.
 
J’ai vu deux très beaux cèdres sous la pluie cette semaine.
Je me demande parfois s’il n’y aurait pas plus d’humanité à être un arbre qu’un humain en proie à l’indifférence ou au mépris de ses pairs.
La force d’inertie qui se déploie occupe presque tout l’espace vital qu’il me reste. J’ai presque manqué d’air dans les heures qui ont suivi. Je ressens durement cette froide résistance au changement, comme des parois lisses, sans failles, je le ressens particulièrement dans les non-réactions à l’incubateur web 3D immersive que j’ai lancé en janvier de cette année. Qui pourtant pourrait encore nier la porosité de son quotidien au numérique, que la réalité devient les réalités, qu’elles sont mixtes, aléatoires, augmentées, enrichies, ou artificiellement appauvries ou contrôlées, plus ou moins à notre insu.
Garder ses œillères c’est laisser les maquignons faire, les faquins gouverner.
L’homme est au fond un animal domestique apparemment.
L’offensive du numérique au Salon du livre et de la presse jeunesse, qui se déroule actuellement à Montreuil, ne peut pas être niée, par quiconque. Dans moins d’une génération, dans une dizaine d’années seulement, deux fois cinq ans, ces jeunes seront ou ne seront pas le lectorat du siècle.
 
Je ne pense pas avoir failli depuis le lancement de cette chronique, il y aura bientôt un an. C’est bien de l’actualité que je traite toujours, même si je ne donne pas toujours les clefs, les noms, le contexte ; si j’essaye, immodestement sans doute, de prendre un peu de hauteur.
Il y a deux semaines j’ai suivi attentif une prestation publique de Yann Minh, talentueux comme toujours, mais au mieux nos voies sont parallèles. Depuis quelques semaines je peine à lire le pourtant intéressant Surfer la vie de Joël de Rosnay. Je le recommande aux étudiants pour son message porteur d’optimisme et d’une saine combattivité, pour les valeurs qu’il véhicule. Mais lorsque j’ai récemment eu l’occasion de le croiser et d’échanger quelques mots avec lui je suis resté atterré par son scepticisme, sa méfiance instinctive vis-à-vis de la prospective du livre.
Apparemment la révolution numérique, qu’elle soit vécue comme catastrophique ou comme bienfaitrice, ne concernerait ni le livre ni la lecture. Ah ?
Il est vrai que Joël de Rosnay est un surfeur. Il ne fait pas de plongée sous-marine. Il n’est pas océanographe. Mais sous les vagues, sous la surface des choses, s’agitent bien des possibles, se préparent bien des avenirs. Avec la déconstruction du livre ce sont les habitants de ces grands fonds marins qui vont revenir hanter nos esprits et parler par nos bouches, nous subjuguer par le truchement de nos petites machines électroniques. Les mythes vont remonter à la surface. De nos yeux. De nos bouches, oui.
« Vieil océan, aux vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre ; car, je sens que le moment venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal ; mais... courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan ! » (Les Chants de Maldoror - Chant I - Strophe 9, Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont).
 
Oui il faudrait changer de lunettes, de logiciels, s’arracher peut-être même les yeux et le cerveau, se débarrasser de notre pensée, sortir de notre peau, si nous voulons vraiment comprendre ce qui nous arrive, ce qui va arriver.
 
La fin de l’ère “bibliolithique”
 
Il faut considérer la prospective du livre et de la lecture dans la perspective de la Singularité de Ray Kurzweil.
L’effort doit aussi consister dans le présent à dépasser les théories d’études du champ littéraire et les modèles explicatifs de la linguistique, en réintégrant les problématiques de la lecture dans l’épopée de l’espèce, en interrogeant les neurosciences, les éventuels processus synesthésique et cybernétique en jeu dans l’exercice de la lecture.
En cette première moitié du 21e siècle nous sortons enfin de l’ère bibliolithique, celle du livre inscrit sur la pierre, ses dérivés et ses substituts ; j’entends là tous les supports matériels d’affichage, par ailleurs plus ou moins difficilement réinscriptibles et non connectés.
Nous en sortons, et ce faisant nous entrerions dans la bibliosphère, nous accèderions enfin à un stade du livre où l’impermanence des supports de lecture dans leur singulière pluralité, et surtout la volatilité de leurs impertinences, comme des ondes radio, nous obligeront. La parole désincarcérée des reliures sera. Une nouvelle ère de l’oralité où l’écrit agira avec la versatilité des mots dits. Maudits ? Malédiction ? Mal et diction ? Par exemple, oui, peut-être, ainsi.
Beaucoup restent encore abusés par les industriels du divertissement, qui masquent les évolutions du livre et de la lecture en les réduisant à un marché de gadgets, mais ces manœuvres commerciales n’empêchent rien. Ce ne sont que de grands enfants même s’ils font de gros dégâts.
 
Le passage, par exemple, des tablettes d’argile aux rouleaux de papyrus, le passage des rouleaux de papyrus aux livres de parchemin, furent des ruptures. Ce que nous vivons apparaît plus radical encore. Et bien plus encore que du passage de la copie écrite à la reproduction imprimée.
Nous ne passons pas seulement d’un support de lecture à un autre.
Le livre est dans une phase de déconstruction.
De voyage à-rebours.
Il retourne à la page unique, à la labilité de la langue, à la mobilité des populations nomades, et peut-être plus loin encore.
 
A travers nos émotions
 
Lire, comme le reste, c’est parcourir des lignes. Ce que nous voyons nous le ramenons toujours à des lignes. Ce que nous entendons aussi. Nous avons porté les sons sur des lignes que nous avons appelées “portées”. Lorsqu’il n’y a pas de lignes, comme dans l’espace, alors nous en inventons, pour relier les étoiles en constellations, dessiner les orbites des planètes.
Notre espèce est-elle la seule à être ainsi obsédée par les lignes ?
 
Que révèlent les sens multiples des écritures, horizontal, vertical, de gauche à droite ou de droite à gauche, de haut en bas ou de bas en haut, et les quatre sens figurés dans le judaïsme et le christianisme : le sens littéral du texte, son sens allusif, celui de son interprétation parabolique, et enfin son sens caché, ésotérique ; tous ces sens différents qui pourtant convergent et à eux quatre délimitent le tracé du verger, le Paradis.
L’espèce humaine en est-elle réduite à ne pouvoir échanger que par des mots ?
Les mots sont-ils le chemin ?
Le sillon initial se perd dans les brumes du temps. Du passé, et de l’avenir aussi. La mélancolie du paysage littéraire face à son destin, c’est ici donc ce que nous contemplons, cette approche de l’inconnu dont l’ombre portée sur la page nous fait tressaillir.
« La ligne de mots palpe ton propre cœur. Elle envahit les artères, elle entre dans le cœur avec la ruée du souffle ; elle étreint le rebord mobile d’épaisses valvules ; elle tâte ce muscle obscur aussi fort que des chevaux, cherchant une chose, qu’elle ignore. » (Annie Dillard, En vivant, en écrivant, traduit de l’américain par Brice Matthieussent).
 
Pourquoi les écrans d’ordinateurs, qui dissipent nos lectures, sont-ils appelés des moniteurs ?
Les arts numériques introduisent une rupture, tout comme les nouvelles technologies d’affichage et de diffusion, ils brisent les lignes.
Électrifiée, connectée au monde à l’entour, la page expérimente plus que jamais la mise sous tension d’une étendue délimitée par les hommes, le champ cultivé, le verger, avec d’autant plus de puissance peut-être, qu’elle peut s’étendre par-delà les écrans au-delà des supports (le transmédia notamment) et s’inventer comme les cités nouvelles d’un nouveau monde (l’imaginaire de la SF est fructueux sur ce chapitre, les villes vertes et connectées, les cités intelligentes et futuristes qui commencent à sortir de terre en témoignent à voix basse, les métaphores livres/villes murmurent dans le chaos…). Et je perçois cela.
 
Peut-être la littérature pourrait-elle s’y enfouir — dans cette faille ouverte par les arts numériques, s’y enfuir pour échapper à l’enfer que nous préparent les marchands.
La puissance des grandes œuvres romanesques est je pense en ce quelle abrite de mythique.
Avec les arts numériques, la fiction pourrait peut-être s’exprimer hors du champ des jeux numériques, et initier un dialogue avec ce qui s’écrit aux lisières et dans les terrains vagues.
 

1 commentaire:

  1. Mais les lignes (de tranchées...), que vous dessinez entre les anciens et les modernes sont elles aussi poreuses. Vous êtes, à votre façon, également un conservateur. Vous êtes vous aussi inquiet, comme ceux que vous côtoyez, mais d'un souci peut-être plus essentiel. Ce n'est pas un métier, une tradition, une matérialité que vous défendez, mais un mystère. Vous voulez sauver une flamme vacillante, plus menacée par l'oubli que par la technologie d'ailleurs, vous voulez que vive la magie de lire.

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