dimanche 9 décembre 2012

Semaine 49/52 : L’abolition de l’espace (du livre puis du corps…)

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 49/52.
  
J’aurais peut-être pensé cela de toutes les époques où j’aurais pu vivre, mais n’empêche que je le pense aujourd’hui bel et bien de la nôtre : nous vivons une époque bizarre.
Par exemple, j’ai mis cette semaine moins de temps pour aller en train de Paris à Bruxelles, que je n’en ai mis en rentrant le soir à Paris, de la Gare du Nord à chez moi aux portes du treizième arrondissement en métro. Je n’ai pas une nature voyageuse, je voyage surtout dans les livres, mais je crois bien que j’avais mis encore moins de temps pour aller à Naples ou à Madrid en avion. Peu importe les détails objectifs. Ce qui m’intéresse dans cette digression est mon sentiment subjectif, étayé par ma montre, à savoir que : plus je vais loin, moins je mets de temps !
Je rapproche cette observation, pour le moins paradoxale, de mon accès presque absolu (en fantasmant légèrement) à la bibliothèque mondiale, avec une simple connexion au web, et à ce fait corollaire que je peux accéder plus rapidement à un document, de la BnF par exemple, via Gallica, depuis chez moi devant mon ordinateur, qu’en me rendant sur les lieux.
Au tout début de La montagne magique, Thomas Mann, faisant relation de l’approche d’Hans Castorp du sanatorium international Berghof, éclaire ce rapport du temps et de l’espace : « L’espace qui, décrit-il, tournant et fuyant, s’interpose entre lui et son lieu d’origine, développe des forces que l’on croit d’ordinaire réservées à la durée. D’heure en heure, l’espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelque manière, les surpassent. ».
 
Du moment que nous sommes connectés, une surcouche sensible aboli les repères du temps et de l’espace physiques, voilà en quoi résiderait peut-être un rapport analogique entre volume des livres et temps de lectures, entre livres dématérialisés et connexion permanente.
 

Signaux faibles et tendances émergentes…

    
J’insiste toujours dans les cours que je donne sur la nécessité de bien distinguer les tendances émergentes, qui ont une probabilité de se développer et de s'imposer à court, moyen ou long terme, des signaux faibles, informations fragmentaires répétées et convergentes, mais dont le sort est plus difficile à déterminer, et des phénomènes purement conjoncturels, liés eux à des effets de modes, à d’éphémères stratégies industrielles ou marketing.
Ce n’est pas ici le lieu de telles analyses, mais j’indiquerais quelques-unes de ces tendances, de ces signaux, pêle-mêle, juste pour brouiller nos certitudes sur le livre et entrer (peut-être) dans l’abolition de ce qui pour le lecteur fait (peut-être) barrière entre le réel et la fiction.
J’indiquerais ainsi le développement d’une logique de l’accès versus la possession, en parallèle au développement de pratiques non marchandes autour du livre et de la lecture et au mouvement open source ; la renaissance de la littérature dans la réalité augmentée, le transmédia, les arts numériques, la ludification ; la plus importante perméabilité de la frontière entre amateurs et professionnels ; enfin, la possibilité d’un nouveau type d’interfaces de lectures, mixage du papier et des écrans (à terme de la peau ?) ; la miniaturisation des supports de stockage, en parallèle des bio-nanotechnologies.
 
Ce ne serait en fait qu’une question de temps et de générations, d’aspiration du temps, de laps (qui) suce : de ce bref instant où les mots permutent à mon insu, où la langue se joue de moi ; birlibirloque de la langue comme si j’étais toréé par elle, comme si le langage, difficilement conquit dans les années 1960, m’utilisait depuis lors, et m’instrumentalisait aujourd’hui au service de la promotion de ses avatars technicisés.
 
C’est juste une question de temps (temps de lire, des lectures et des lecteurs, temps diégétique — celui des histoires lues…), de temps passé à lire, et d’espace, du volume des livres et de celui du corps des lecteurs, des lectrices, de mon propre corps avec ses manifestations triviales, et d’espace virtuel parcouru durant la lecture.
A ce carrefour dont nous approchons qu’allons-nous rencontrer ?
 

Peut-on utiliser le livre pour ce qu’il est en vérité ?

 
C’est quelque part une déviation, un fétichisme, une perversion, que de considérer le livre comme un objet esthétique en soi. C’est en fait je pense beaucoup plus que cela.
C’est d’un véritable prolongement de l’être humain dont il s’agit, une projection de sa parole, de sa gestuelle, de son cheminement, de son passé nomade et agité ; de tout cela l’objet livre serait une mise en ordre.
Mais le livre en vérité dans ses entrailles toujours poursuit et manifeste notre nomadisme, au-delà nos postures statiques de lecteurs. Il nous court après.
 
Le rapport sage et respectueux que nous entretenons vis-à-vis du livre imprimé, marqué d’interdits, atteste de sa totémisation.
On constaterait aisément, si l’on était un peu attentif, que les interdits qui s’appliquent aux livres sont les mêmes que ceux qui s’appliquent à la chair humaine. Brûler. Manger…
 
Avec les avancées des nanotechnologies et des neurosciences le livre pervasif, diffus, se réordonnera peut-être au cours de ce millénaire sous la forme de prothèses, voire de fonctions, voire d’organes supplémentaires.
Pourrait-on imaginer alors l’émergence d’une nouvelle espèce, d’une chimère, mi-humaine mi-livresque ? Cela s’appelle des personnages de roman. Et certains sont en quête d’auteur.
 

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