Le 14 février 2014 nous avons été une poignée d'internautes disséminés sur Terre à nous connecter au métavers (monde virtuel en 3D immersive accessible depuis le web) pour nous retrouver et partager ensemble dans un environnement médiéval une expérience unique : le dévoilement et la libre démonstration d'un dispositif de lecture du 16e siècle, pionnier de l'hyperlien et des tables à plateau-écran tactile du 21e siècle.
Cette expérience était parrainée par le Collectif i3Dim [L'incubateur 3D immersive] qui accueille mon projet Bibliosphère. Avec ses deux salles d'exposition et ses panneaux connectés au web cette manifestation a prouvé, si besoin en était encore, que ce type d'environnement parallèle sera un jour - j'ai déjà souvent eu l'occasion de le dire, je l'exprime à nouveau en faisant un pas de plus : la prochaine bifurcation d'Internet et l'interface naturelle de dispositifs de réalité augmentée (relire Le jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges : "Le temps bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs.").
Modélisation fonctionnelle en 3D immersive open source par Jenny Bihouise |
Gros plan sur le dispositif conçu en 1501 par Agostino Ramelli |
D'autres photos, ainsi qu'un montage vidéo de cette soirée sont accessibles sur le blog du Collectif l'i3DIM. Le principal intérêt de cette vidéo est de laisser parfois visible l'interface du navigateur web 3D, ce qui peut permettre aux profanes je pense de réaliser un peu de la portée de l'expérience comparée au web classique.
Ci-dessous la retranscription du texte que j'ai lu en introduction de cette soirée :
Le codex et la clé à sardines
"Il est des machines simples dont nous aimerions parfois être des exemplaires anonymes. Des outils structurants car monotâches, sans mode d’emploi et nécessitant peu d’intelligence pour leur usage.
La plupart d’entre eux nous deviennent vite familiers. Il arrive même que certains se fassent oublier au point que leur disparition, un jour, passe inaperçue.
A en croire le rejeton encyclopédique Wikipédia, la liste des machines simples comprenait seulement dans l’Antiquité : le levier, la roue, la poulie, le coin et le plan incliné ; auxquels certains ajoutent la vis, l’engrenage — nous en verrons ce soir, et le treuil, pas si simples que cela.
Il n’y avait pas de livres à l’époque, mais des rouleaux de papyrus qui avaient remplacé les tablettes d’argile. C’est dire donc que le codex — l’assemblage de cahiers de feuilles protégés par une couverture, ce que nous appelons couramment : livre, n’y figure pas. La clé à sardines non plus.
Un jour, sans que nous nous en apercevions, les clés pour ouvrir les boites de sardines ont disparu. Les couvercles prédécoupés des boites de sardines étaient dorénavant équipés d’un anneau à tirer d’un coup de l’index. Dans la pratique, l’index arrache régulièrement l’anneau, vous basculez en arrière, dans son élan votre coude frappe le ventre de la personne qui était amicalement penchée sur votre épaule. Dès lors, tenter d’ouvrir la boite de sardines devient une opération à risques.
Les mutations des lecteurs et les métamorphoses de la lecture sur les tablettes numériques tactiles connectées rappellent de la même manière à notre souvenir qu’un livre c’est simple comme un marteau ou une cuillère à soupe. Et pourtant…
Pourtant au départ l’organisation du livre est rudimentaire. Elle repose sur l’archétype de l’empilement. Empiler des pierres sur la sépulture d’un proche pour qu’il ne soit pas dévoré par les charognards, ériger des tours, construire des bibliothèques, témoignent d’un certain niveau de conscience.
Mais en instituant le pli du feuilletage, en renfermant les mots entre ses pages et les livres dans des coffres et les coffres dans des bibliothèques inaccessibles aux profanes, jusqu’au 16e siècle, les livres, en tant que dispositifs de lecture furent cependant des machines célibataires, singulières et ambiguës, se reproduisant difficilement, lentement, onanistes et exhibitionnistes, ne fonctionnant que sous les regards et entre les mains de voyeurs, davantage lettrés que lecteurs.
Le livre d’avant l’imprimerie correspond à cela. Mais depuis 1501 il est entraîné dans un processus de clonage, lequel culmine aujourd’hui avec la duplication infini des fichiers numériques. De machine célibataire le livre est devenu un produit manufacturé et envahissant, qui serait inadapté aux mœurs et aux exigences de l’époque.
Au 16e siècle, en pleine expansion du livre imprimé, l’italien Agostino Ramelli inventait une machine hypertextuelle : la roue à livres, que nous sommes une poignée d’humains à avoir l’an passé, en 2013, sublimée sur un territoire purement numérique.
C’est pour admirer cette réalisation et pénétrer nos esprits de la portée symbolique de cet acte que nous sommes réunis ici ce soir malgré les kilomètres qui ne nous séparent plus.
L’acte peut sembler anodin. Il est pionnier cependant, éclaireur d’une passerelle lancée comme une sonde à la recherche du temps perdu et des demeures nombreuses dans la Maison des livres.
Au 21e siècle, en pleine expansion du livre numérique, ce qu’il faudrait inventer serait une machine abstraite, un dispositif mental apte à simuler une grammaire générative nous donnant accès à d’autres niveaux de lecture de l’univers.
Les dispositifs de simulation numérique qui développent des potentialités immersives, tel celui où nous nous projetons ce soir, et qui nous unis vers, ceux-là sont des machines virtuelles qui remettent en cause les rapports que nous admettions jusqu’alors entre le réel et l’imaginaire, le statut de la fiction et la structure narrative de nos propres vies.
Une nouvelle théorie pourrait naître de cela. Ce ne serait qu’une théorie. Le “théo” de théorie est le même que celui de théologie. Une théorie désignait dans la Grèce Antique une ambassade sacrée de personnes se rendant dans un temple. Nous sommes ici même ce soir sur un plan interstitiel une théorie d’avatars. Un groupe qui cherche à formuler un nouveau récit.
Un œil sur le rétroviseur, l’autre dans le viseur ; spéculer aujourd’hui sur les nouveaux dispositifs de lecture c’est prendre ainsi “l’évolution” au mot, avec sa part d’Eve, d’ovule, et de locomotion, c’est se mettre, au pied de la lettre, dans la situation du maçon au pied du mur.
Avec le web comme écritoire chaque spécimen alphabétisé de notre espèce est aujourd’hui de fait une roue à livres subliminale. Nous sommes tissés de mots, comme nos avatars le sont de pixels. Le grincement des roues à livres des temps jadis nous accompagne. En progressant ainsi à rebours nous réitérons Pénélope. En détissant ce que nous filons. En nous défilant sans cesse nous réinventons la roue, la roue à livres.
Nous marchons sur la même route que celle que suivait Agostino. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Sur quelle étagère de l’évolution sommes-nous catalogués, à quelle lettre, à quel numéro, dans quelle collection ? Viendra-t-on nous emprunter ? Et qui ? Qui est le bibliothécaire ? "
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