lundi 15 février 2016

Mutations de paradigmes - impact des dispositifs d’écriture-lecture sur nos représentations du monde

Le 13 février 2016 j'ai eu le plaisir de présenter le texte ci-dessous dans le cadre de la reprise du séminaire Cultures Numériques, organisé par la Revue Implications Philosophiques à la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne.
Ai-je réussi à faire passer le message que je cherchais à transmettre, à savoir ce point précis, que ce serait je pense au niveau de la lecture que se jouent, depuis les origines jusqu'à nos interrogations contemporaines sur l'avenir, les mues successives de notre espèce ? N'hésitez pas à donner votre avis en commentaires...
  
 
 
"Ce texte n'est qu'une réflexion préparatoire qui vise à mettre en perspective l'histoire passée, les changements présents et les possibles évolutions à venir des dispositifs de lecture, avec comme postulat que ce que nous désignerions comme des mutations seraient en fait une succession de mues en interdépendance avec nos représentations du monde.
En si peu de temps un tel champ ne peut qu'être survolé et je vais surtout m'attacher à en pointer les principales lignes de tension, qui chacune pourraient faire l'objet d'une recherche approfondie.
Pour déterminer donc s'il y aurait de « grandes mutations de paradigmes » que nous pourrions repérer dans l'histoire des dispositifs d'écriture-lecture, et quelles seraient leurs influences sur nos représentations du monde, je vais progresser en sept parties très brèves, assénant quelques points que je pense essentiels, et mettant dans une perspective anthropologique et transhistorique les principales questions que nous devrions nous poser si nous voulions entreprendre sérieusement des recherches transdisciplinaires sur la lecture.
 
1 Au commencement était la lecture
Tout organisme vivant est nécessairement une machine à lire, c'est-à-dire en soi un dispositif de lecture, un lecteur. La plus petite unité de vie, la cellule, doit décoder et documenter son environnement si elle veut remplir sa mission au monde (être). Or, décoder et documenter c'est lire.
Cela peut se résumer en deux points : -1- La vie capte l'attention (économie de l'attention : la lecture en est le premier vecteur) -2- Vivre c'est lire.
Pour l'humain, comme pour toutes les autres formes de vie, la première expression de la lecture fut probablement une lecture spontanée de la bibliographie naturelle du monde. De cette époque est ancrée en nous la double métaphore du monde comme livre et du livre comme monde. Faire signifier le monde extérieur c'est déjà initier la pratique fabulatrice d'où pourra quelques milliers d'années plus tard émerger un jour le livre sous toutes ses formes.
 
2 L'émergence du langage articulé chez les hominidés
Nous ne disposons d'aucune archive pouvant documenter l'apparition et les premiers développements du langage au sein de notre espèce et seul peut-être notre anthropocentrisme naturel nous incite à toujours le distinguer des autres formes de communications végétales et animales. Le développement du langage articulé dans l'espèce humaine serait probablement lié à la faculté de vouloir, dans un premier temps, puis à force, de pouvoir un jour, évoquer des faits qui ne sont pas ou qui ne sont plus directement observables par ses interlocuteurs (accession au signal découplé par Homo erectus il y a environ 1,5 million d'années). De là, la description de scènes éloignées, la mise en récits d'événements passés, puis un jour l'irruption de la fiction, peut-être par le biais du mensonge.
Nous avons d'abord montré du doigt, puis nous avons appris à nommer dès lors que nous voulions communiquer sur quelque chose d'absent, que nous ne pouvions plus montrer, puis nous avons appris à parler de choses que nous n'aurions en aucune façon pu montrer du doigt, mais qui cependant existent bien, comme, par exemple, des émotions, des sentiments, des idées, des "choses" aussi dont l'existence matérielle serait impossible, comme des créatures fabuleuses ou des divinités, puis un jour nous nous sommes mis à fabuler pour servir nos intérêts. Ce parcours serait lié à l'émergence d'une pensée symbolique. En résumé : le langage aujourd'hui, et depuis longtemps, nous dépasse car il outrepasse sa fonction utilitaire de simplement nommer le monde. En plus de structurer notre pensée et notre représentation du réel, il alimente notre perpétuel monologue intérieur. Le langage que nous utilisons détermine notre perception du monde, comme l'exprime hypothèse Sapir-Whorf, depuis déjà les années 1930.
 
3 – La mise au point des écritures chez les hominidés parlants
Le sinologue français Léon Vandermeersch rattache l'invention de l'idéographie chinoise à des pratiques divinatoires, contrairement aux théories qui majoritairement voudraient lier les écritures aux nécessités d'échanges commerciaux ou de traités de paix (alors que des civilisations de l'oralité ont élaboré d'autres stratégies et notamment de fixation et de transmission de la mémoire). La longue tradition documentée sur l'usage de masques et d'autres formes de communications signifiantes devrait nous inciter à relativiser l'importance de ce que nous appelons écriture.
 
4 – Les dispositifs d'écriture et de lecture
Le corps serait peut-être le premier dispositif d'écriture-lecture, avec les atteintes naturelles (rides, cicatrices...), puis artificielles des scarifications et des tatouages... Les paléontologues semblent assez ennuyés pour imaginer la fonction de certaines boules de pierre ayant précédées la fabrication des bifaces (1,6 million d’années). Clarisse Herrenschmidt propose comme premiers dispositifs d'écriture les Bulles à calculi (vers 3400 av. J.-C.), sphères d'argile (projection de la cavité buccale), avant les tablettes d'argile (vers 3300 av. J.-C.). En 1501 un ingénieur italien, Agostino Ramelli, met au point un dispositif simple d'hypertexte : la Roue à livres (deux roues reliées par une douzaine de plateaux articulés sur chacun desquels repose un livre ouvert). Aujourd'hui, au-delà des tablettes tactiles et réinscriptibles, en termes de pensée design, sur la même ligne que celles d'argile, la lecture-écriture déroulante et commentée sur écrans, en termes de pensée design, sur la même ligne que celles des rouleaux de papyrus, arrivent sur le marché des casques de réalité virtuelle, à terme des lunettes ou des lentilles connectées, voire à plus longue échéance des implants pour des extensions mnésiques, par exemple, ou des tatouages connectés, qui marqueront peut-être (et là nous pourrions alors peut-être parler effectivement d'une grande mutation de paradigme) une déchéance du réel (?).
 
5 L'impact de ces dispositifs sur nos représentations du monde
Nous pourrions passer du temps à essayer d'imaginer ce que nous ressentirions avec une tablette d'argile entre nos mains, à la posture que nous devrions adopter pour lire sur un rouleau de papyrus, à essayer de prendre conscience des différences d'attention et de mémorisation pour chacun de nous d'un même texte, selon que nous le lisons sur un livre de poche ou sur un smartphone… Mais j'opte ici pour une vision encore plus englobante : je propose une métaphore pour résumer les quatre points précédents sur l'apparition de la lecture, du langage et de la pensée symbolique, de l'écriture et de ses interfaces : nous serions une civilisation engloutie sous le lac artificiel du langage.
Ces dernières années l'addiction, le caractère addictif, par exemple d'un jeu vidéo, est devenue l'expression d'une qualité et un argument de vente. Parallèlement, dans le discours ambiant nous entendons parler de plus en plus de technologies émergentes, et simultanément, l'immersion serait ce que les lecteurs, les spectateurs et les consommateurs rechercheraient.
La question se pose de savoir si dans notre rapport à la réalité et à l'imaginaire nous voudrions garder la tête sous l'eau ?
Le véritable changement de paradigme nécessiterait de : -1- remonter à la surface, -2- flotter à l'interface des deux mondes.
Dans le prêt à penser, véhiculé par ce que Mallarmé nommait : les "mots de la tribu", il y a l'idée que nous vivrions depuis plusieurs décennies dans une "société de l'image". Cela est, je crois, une illusion. Nous nourrissons cette illusion parce que nous avons l'impression de pouvoir enfin produire de puissants simulacres du monde réel. Depuis les cavernes nous cherchons à produire de tels simulacres et nous avons toujours été dans des sociétés de l'image. Car nous n’avons jamais eu le choix. Dès lors que nous venons au monde, nous sommes dans l'image du monde. Aujourd'hui encore nous pouvons lire dans La Septante (la traduction grecque vers 270 av. J-C. de la Bible hébraïque ) : « c'est dans l'image que chemine l'homme » .
Des miniatures enluminées de quelques centimètres carré à peine, par exemple, des couvercles en céramique peinte de piluliers, peuvent par leur extrême minutie en donner plus à visiter en imagination que les plus grandes fresques cinématographiques. La puissance des images est aussi terrible que celles des mots, mots et images étant les deux faces du biface symbolique d'où émergea le langage. Nos plus lointains ancêtres, tout comme chacun d'entre nous à sa naissance, ont été submergés par le monde qui venait à eux. Le flot d'images qui frappe continuellement nos rétines et que nous absorbons comme l'air que nous respirons (et qui nous est peut-être tout aussi vital) nous obsède au point de venir chaque nuit nous hanter dans notre sommeil. Or, derrière les images, nous mettons toujours des mots, et réciproquement, derrière les mots il y a toujours des images.
TIGRE. Je viens de dire le mot : tigre. Vous n'avez pas eu peur, vous n'avez pas eu l'émotion que vous auriez ressentie si un tigre était réellement entré dans la salle où nous sommes. Mais, à la seconde même où vous avez entendu ce mot, votre cerveau a généré l'image mentale d'un tigre, et pas celle d'une baleine ou d'un papillon. Les images illustrent les mots qui les légendent.
 
6 – La futurologie du livre à l'épreuve de la magie
La prospective du livre et de la lecture, c'est-à-dire des dispositifs, des interfaces et des pratiques de lecture, telle que je la développe depuis le début des années 2000 et que je définis comme : « la mise en perspective historique et l'étude de l'évolution des dispositifs et des pratiques de lecture. », par sa dimension transhistorique, s'ouvrant de la mythanalyse à la futurologie, transcende la dualité continuité vs rupture.
Pourquoi parler ici de magie ? Sous l'angle de la prospective de la lecture, je propose de définir la magie comme étant : l'affirmation d'une interdépendance entre le réel et l'imaginaire. Grimoire et grammaire ont la même source.
En outre, l'informatique, mais aussi la lecture, transforment des données en information (c'est là de la mise en forme). Transformer c'est donner une nouvelle forme, c'est métamorphoser. Et, donner vie à des formes en produisant l'illusion de la réalité, ce qu'il se produit en nous lorsque nous lisons une fiction, peut donc relever aussi de la magie. Mais allons encore plus loin… Une forme transmet du sens. Donner forme mentalement à une idée, ce que nous faisons lorsque nous lisons ou que nous pensons, serait donc, si nous en avons l'intention sur un plan ou un autre, engendrer une réalité. Je pense ainsi qu'il faut une intention manifeste pour dynamiser, pour animer les formes nées de nos lectures. En résumé : la forme matérialise l'intention et en transmet le sens. Ce serait ce processus alchimique que nous pourrions activer lorsque nous lisons, et c'est pourquoi l'examen des nouveaux paradigmes de la culture numérique doit être je pense entrepris dans la continuité du processus d'hominisation.
La culture numérique n'induit pas véritablement de rupture, dans le sens où les performances atteintes aujourd'hui sont dans la ligne des efforts déployés depuis plusieurs millénaires. Nous pouvons discerner la même volonté en action derrière les peintures rupestres, puis les lanternes magiques, et des milliers d'autres tentatives pour donner formes et vie à des machines à simuler et à communiquer. Nous accouchons constamment des mystères qui nous ont frappés lorsque le monde et la conscience d'être au monde sont venus à nous.
L'acte de manger le livre, de retrouver dans le processus de lecture la sensation des mots dans notre bouche lorsque nous parlons, s'exprime aujourd'hui dans l'avatar du cyborg, de l'hybridation avec des machines.
Le lecteur deviendrait lui-même une machine à traiter l'information, un dispositif mental apte à simuler et à stimuler une grammaire générative lui donnant accès à de nouveaux niveaux de lecture de l’univers. S'il y a vraiment un nouveau paradigme induit par la culture numérique il serait là : dans une figure en train d'émerger d'un Cyber-Lecteur Tout à la fois Livre et Lecteur, lu et lisant.
Qui sait si le fameux big data ne va pas jouer comme une sorte d'hologramme narratif (un hologramme étant un ensemble d'informations qui n'ont justement pas besoin d'un support physique pour apparaître). Le biface (outil esthétique préhistorique) images/mots-mots/images, serait-il comme un Daïmon (cf. Socrate) : une interface (un intermédiaire) entre l'imaginaire (la fiction) et le réel (entre les dieux et les mortels), atteignant son apogée dans le processus créatif de langages imagés et particulièrement des métaphores.
 
7En guise de conclusion provisoire
Les œuvres de fiction tendent de plus en plus à devenir des mondes habitables et le monde réel nous apparaît lui de plus en plus fictionnalisé. Le désir de fiction, l'action de façonner, de donner forme, et de feindre la réalité, ce besoin de merveilleux qui nous habite est comparable à de l'eau, et les frontières entre le réel et l'imaginaire ne sont pas étanches.
Nous traversons une mutation du système rhétorique de notre espèce, c'est-à-dire du programme d'influence du langage sur nos esprits (en considérant ici le langage comme un code actif qui nous programmerait). Cela relève bien plus de la puissance magique des mots, en tant qu'ils sont générateurs d'images et créateurs de réalités, que du niveau basique des simples dispositifs de lecture en général et de gadgets informatiques en particulier. Algorithmes, métadonnées et big data, ne sont que les expressions contemporaines de forces antédiluviennes, des mots substitués pour désigner en fait des avatars d'anges et de démons, c'est-à-dire d'instances mentales que nous réifions sous la forme de créatures imaginaires, en entendant bien la réification comme : un « processus par lequel on transforme quelque chose de mouvant, de dynamique en être fixe, statique » (Larousse). Pour preuve la substantivation de l'adjectif "numérique".
La révolution du livre n'est pas dans les objets du numérique, car ce qui se joue-là n'a jamais été de l'ordre des machines, mais toujours de celui de la pensée et des mystères de la conscience du vivant. Le code informatique, en tant qu'expression de règles algorithmiques, en tant que langage de programmation, surpasse le signe, simple indice de signification. Aujourd'hui la puissance des algorithmes, liée à la puissance de l'imaginaire humain, nous désigne comme de véritables magiciens dans l'ordre des substitutions analogiques qui pourraient rendre sensibles diverses modalités de l'univers. Ne parle-t-on pas de plus en plus de virtuel, de mondes miroirs, de réalité augmentée et de réalités alternées ? La mutation de paradigmes va opérer au niveau de la jonction des neurosciences et de l'informatique, au sein de ce qui est appelée : la Grande Convergence NBIC, c'est-à-dire la convergence des nanotechnologies, des biotechnologies, de l'intelligence artificielle et des neurosciences cognitives.
 
Conclusion de la conclusion :
Depuis une dizaine d'années, chaque jour qui passe, je suis de plus en plus étonné de constater que la lecture, cette activité du vivant où précisément s'entremêlent images et mots, mots et images, est le point aveugle des mutations du 21e siècle. N'est-ce pas étrange ? Sur un plan biologique, le point aveugle est la partie de la rétine où s'insère le nerf optique relayant l'information visuelle jusqu'au cerveau. Ce petit point de contact, dépourvu de cellules sensibles à la lumière puisqu'il est l'endroit où se connecte le nerf optique, est donc de ce fait… complètement aveugle. Je le redis : la lecture est le point aveugle des mutations du 21e siècle. Et je le déplore."
 
Bibliographie spontanée informelle
N.B. : il ne s'agit pas forcément ici d'ouvrages qui auraient directement inspiré le texte ci-dessus, mais, de quelques lectures seulement qui sont importantes pour envisager le sujet dans toutes ses dimensions...
 
L'espèce fabulatrice, Nancy Huston
Comment le langage est venu à l'homme, Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud
Les trois écritures, Clarisse Herrenschmidt
Les deux raisons de la pensée chinoise, Léon Vandermeersch
Manger le livre, Gérard Haddad
L'apparition du livre, Lucien Febvre et Henri-Jean Martin
Le livre à venir, Maurice Blanchot
Magie et technologie, Manuela de Barros

4 commentaires:

  1. Bonjour Lorenzo Soccavo. Je me suis permis de relayer votre intéressant article dans un groupe de discussion sur LinkedIn / Sapiens numericus : https://www.linkedin.com/groups/8431189
    Cordialement, L:D

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    1. Merci beaucoup ! Un groupe intéressant d'ailleurs et auquel je me suis inscrit :-) A bientôt certainement...

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  2. Nicolaï Drassof22 avril 2016 à 22:27

    très intéressant article qui ouvre bien des portes à la réflexion.
    Suis venu sur la suggestion de Laurent Dinaut (groupe ci-dessus)et je reviendrai lire vos archives. Merci et compliments

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    1. Bonjour et merci :-) Je reste à votre écoute. Mon "book in progress" Le Voyage Intérieur du Lecteur, sur la plateforme Wattpad https://www.wattpad.com/user/Lorenzo-Soccavo vous intéresserait peut-être également ? :-)

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