J'ai régulièrement le plaisir de répondre à des interviews d'étudiantes ou d'étudiants de diverses filières, mais qui tous ont en commun de s'interroger sur les évolutions des dispositifs et des pratiques de lecture.
En général je suis à leur écoute et à celle de leurs enseignants et de leurs établissements pour notre intérêt réciproque, car, de fait, nous traversons tous bel et bien une période historique que nous pourrions qualifier, comme je le fais parfois, comme étant celle des "e-incunables"...
- Quel impact l’apparition des appareils de lecture
numérique a-t-il eu sur le marché du livre ? Quel bilan peut-on
faire aujourd’hui ?
Concrètement presque aucun je pense. Les ordinateurs n'étaient pas
et ne sont pas conçus pour une lecture attentive dans la durée.
Quand les "liseuses" à encre électronique sont arrivées à partir de
2007 elles ont suscité un grand espoir, dont je me suis alors fait
l'écho dans mon premier livre "Gutenberg 2.0 le futur du livre",
mais leur marché a vite été menacé et leurs développements ralentis
par l'arrivée des tablettes de type iPad, puis par les smartphones.
Ces appareils sont plus couteux, mais ils sont polyvalents et plus
attractifs qu'une simple liseuse qui n'a qu'une unique fonction :
lire des textes. Du coup, et si l'on prend aussi en considération le
travail de lobbying des acteurs traditionnels de l'interprofession
du livre, le marché du livre numérique n'a jamais vraiment décollé
et il stagne aujourd'hui en France comme, depuis l'an passé, aux
Etats-Unis.
Le véritable impact des appareils numériques de lecture a été
d'amorcer parmi les professionnels du livre et certains lecteurs, un
questionnement sur l'évolution des pratiques de lecture, et de
générer l'émergence d'une nouvelle génération d'éditeurs
pure-players (numériques) (liste actualisée des francophones ici
http://prospectivedulivre.blogspot.fr/2011/04/plus-de-30-editeurs-pure-players.html
).
- Qu’est-ce qu’un livre tout à fait dématérialisé qui
intègre une dimension à la fois visuelle et sonore ? Peut-on
encore parler véritablement de livre ?
La question se pose en effet ! A chacun(e) d'y répondre selon ses
goûts ou ses intérêts. Rien n'oblige à ce que "cela" soit toujours,
soit encore un livre. Ce n'est peut-être pas grave si ce n'est plus
un livre. Je pense que l'important c'est, non pas tant le livre, que
la lecture. Les questions qui se posent alors sont plutôt : en quoi
cela fait-il récit ? En quoi est-ce narratif et immersif ? Mais
aussi : est-ce que cela apporte réellement quelque chose en plus au
sentiment du lecteur de "rentrer dans l'histoire", de s'identifier à
un personnage ?
La BD est un bon exemple. Avec des animations, sonorisations, etc.,
elle devient vite un dessin animé ou un film d'animation !
- Considérez-vous les nouvelles technologies comme une
menace pour le livre ?
Non. Pour les lecteurs attachés à une lecture au long cours sur
papier imprimé les nouvelles technologies ne changent rien. Pour les
autres, elles apportent des ouvertures, la possibilité de nouvelles
expériences narratives, d'autres façons de se confronter à des
univers fictifs et de s'immerger dans une histoire. Cela dit, nous
devons être vigilants et prendre conscience des inévitables
changements générationnels et de ce qu'ils produiront : quid des
tout jeunes qui font aujourd'hui leur apprentissage de la lecture et
de l'écriture avec des supports numériques ? Il est probable
qu'adolescents puis jeunes adultes ils ne se tourneront plus
spontanément, ou moins souvent en tous cas, vers le papier.
- Pensez-vous que la fracture numérique entre les
générations puisse empêcher des personnes de partager autour de
livres ?
Peut-être, si l'on se bloque sur le dispositif. Mais nous devrions
pouvoir échanger sur un même roman, autour de l'intérêt et des
émotions que nous avons ressentis à sa lecture, même si certains
l'ont lu en édition livre de poche et d'autres sur leur smartphone.
Cela peut au contraire rapprocher. Le texte lu reste le même, et en
l'occurrence s'il y a fracture elle serait plus au niveau des
préjugés, ce serait davantage une fracture générationnelle que
numérique. C'est une question d'ouverture d'esprit au niveau des
personnes à mon avis, et cela n'a rien à voir avec les technologies
utilisées.
- Comment voyez-vous l’avenir du livre ?
Je crois en l'avenir de la lecture, dans le sens où lire c'est
capter, décoder, puis documenter, et que c'est là une fonction
première et essentielle de tout organisme vivant, à la fois bien en
amont et bien au-delà des livres.
Le livre, quant à lui, en tant que dispositif de lecture, des
cahiers de pages imprimées pliées et reliées entre elles sous une
couverture, est sinon probablement appelé à disparaitre un jour,
comme jadis les tablettes d'argile ont été remplacées par des
rouleaux de papyrus, puis les rouleaux par des codex de parchemin,
etc. Mais d'après les historiens du livre, les rouleaux et les codex
auraient coexisté pendant au moins un siècle. Ce type de
remplacement est très long, il s'effectue au rythme des
renouvellements de générations. Nous devons aussi par rapport au
passé prendre aujourd'hui en compte les possibilités d'impression à
la demande, et également les avancées technologiques à venir du
support papier lui-même (papier connecté, encre
électro-conductrice...) qui pourraient lui redonner une nouvelle
jeunesse...
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