mardi 13 août 2019

Littérature et biodiversité prospective

Cette année je passe mes vacances d'été au... 19e siècle, dans la ville fictionnelle de Middlemarch, dans les Midlands.
C'est un privilège de lecteur que de pouvoir voyager ainsi, non seulement dans l'espace, mais également dans le temps.
Middlemarch est un spécimen démiurgique de la romancière britannique George Eliot, et les personnages qui y vivent sont tout autant attachants que ceux d'un salon proustien ou d'un sanatorium à Davos (référence à l'une de mes lectures cultes La montagne magique de Thomas Mann).  

Vivre une nouvelle fois une expérience de ce type m'a incité à poser une petite question sur les réseaux sociaux où je suis le plus actif, Facebook et Twitter : "A votre avis les personnages de fiction relèveront-ils un jour de la biodiversité : Oui ou Non ?".
L'absence presque totale de réactions à ma demande n'est pas selon moi la conséquence des vacances d'été, d'autres posts suscitant réactions et commentaires, mais elle est le signe d'une absolue incompréhension : pour mes interlocuteurs une telle question ne se pose tout simplement pas car les personnages de fictions ne sont évidemment pas des créatures vivantes et ne peuvent donc pas participer de la biodiversité.
Or je considère que c'est une grave erreur que de penser ainsi.

Dans le cadre de mes propres recherches sur les fictions littéraires je travaille en effet, entre autres, sur ce que j'appelle la "biodiversité prospective", et je m'interroge sur une possible évolution du statut de personnage considérant que l'écriture-lecture (et plus généralement le langage) peut créer des formes de vie dans le sens où nommer confère une certaine existence, ne serait-ce que dans notre imaginaire, ce qui n'est pas rien.
Nous le constatons bien avec les mythes : la pensée est un véritable biotope. 

Ne pourrions-nous donc pas dans un premier temps au moins accepter d'envisager ce que nous gagnerions à considérer les personnages de fictions littéraires comme des entités vivantes ?

La pensée est un biotope 

Pour faire face à cette question j'ai cherché à lister les principaux points qui attesteraient d'une certaine possibilité d'existence des personnages de fictions littéraires (uniquement ceux  qui existent dans les romans que nous lisons et non pas ceux dont une image nous est imposée, par le cinéma ou le théâtre par exemple). Voici donc une première ébauche de cette liste :
 
- Les personnages sont souvent les supports spontanés de projections, voire d'identifications de la part des lectrices et des lecteurs.
- Nous pouvons ressentir parfois des émotions assez fortes à ce qu'il leur arrive. 
- Un nombre non évalué de personnes, lectrices ou pas, auraient notamment durant leur prime enfance un ami ou compagnon imaginaire.
- L'existence réelle de personnages en apparence légendaires mais apparaissant dans des mythes de la création ou des textes fondateurs de grandes religions ne semble faire parfois aucun doute pour les adeptes des groupes concernés. (Nous pourrions aussi nous intéresser à l'importance du bestiaire imaginaire dans la circulation des idées.)

Ces quatre points suffisent déjà je pense à renforcer mon hypothèse que les personnages de fictions littéraires, ces créatures anthropomorphiques extraterrestres, peuvent, si nous l'acceptons, accéder pour nous à un certain degré d'existence.
Nous pourrions alors utiliser cette capacité contenue dans les fictions littéraires pour enrichir notre relation au monde et lui donner davantage de lisibilité. 
Notre rapport à la réalité dépend d'un certain nombre (assez important) de certitudes acquises et renforcées au fil des ans par l'éducation et les habitudes. Si nous acceptions de les considérer comme de simples croyances (ce que finalement elles sont peut-être) nous pourrions alors les modifier, nous ouvrir à d'autres champs perceptuels, élargir notre empan perceptif et affiner notre sensibilité.
Potentiellement les fictions littéraires pourraient être considérées comme des continuums des différentes séquences qui constituent une vie de lectrice ou de lecteur. 
Un même élan de vie traverse les différentes strates de notre relation au monde.
Sylvie Dallet, directrice de recherches au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (UVSQ) et présidente de l'Institut Charles Cros, me l'exprimait récemment ainsi dans un échange : "La littérature participe de l'animisme très profondément ".

Cette possible ouverture de la littérature sur d'autres déclinaisons du vivant ne me semble cependant guère abordée au sein des études ayant pour objet la littérature, ni même être connue, en tout cas consciemment et de façon réfléchie et assumée, des lectrices et des lecteurs de fictions littéraires.
Ne pensez-vous pas que notre objectif devrait être alors de travailler à la prise de conscience de cette ouverture de la littérature sur de multiples déclinaisons des formes de vie, c'est-à-dire ne devrions-nous pas nous attacher à y déceler puis à y favoriser l'éclosion de ces potentialités démiurgiques ? 
 

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