jeudi 13 février 2025

Intuitions...

Peinture de Paul Cézanne
Depuis quelques mois je cherchais à comprendre ce que l’anthropologue Barbara Glowczewski avait voulu dire dans son ouvrage Les Rêveurs du Désert, consacré au peuple Warlpiri d’Australie, lorsqu’elle y écrivait ceci : « Les mots sont en quelque sorte garants de ce que le réel est déjà dans l’image ». Elle précise dans la foulée : « les kangourous peuvent exister seulement parce que, en disant « kangourou », on perçoit des images correspondantes qui permettent de reconnaître les diverses formes et substances qui donnent sens à ce mot. Mais à l’inverse, sans un mouvement qui anime les images, les noms ne pourraient se matérialiser. »
 
Hier, à l’écoute de l’une des séances du séminaire de Georges Didi-Huberman au CEHTA (Centre d'Histoire et de Théorie des Arts), consacré au thème "L'ange de l'histoire", j’ai peut-être eu une réponse.
Georges Didi-Huberman y citait un extrait du Journal de Moscou de Walter Benjamin dans lequel ce dernier écrivit ceci : « devant un tableau extraordinairement beau de Cézanne je me suis rendu compte à quel point est faux le discours sur l’empathie. [c’est-à-dire, explicite Didi-Huberman, l’idée que l’on va en quelque sorte régler son émotion sur ce qu’il se passe dans le tableau] Il m’a semblé, dans la mesure où on saisit un tableau, qu’on ne pénètre absolument pas dans son espace ; c’est bien plutôt cet espace qui se porte en avant. D’abord à différents endroits bien précis, il s’ouvre à nous dans les angles et les coins où nous croyons pouvoir localiser des expériences très importantes du passé. Il y a quelque chose d’inexplicablement connu à ces endroits. »
J’ai trouvé sur le web une traduction un peu différente de ce passage originellement en allemand : « Devant un tableau extraordinairement beau de Cézanne, je me suis rendu compte à quel point est faux, déjà linguistiquement, le discours sur l’« intuition ». Il m’a semblé, dans la mesure où on saisit un tableau, qu’on ne pénètre absolument pas dans son espace ; bien plutôt cet espace se porte en avant [...] »

En fait, dans la lecture immersive d’une fiction littéraire, ce ne serait donc pas alors la lectrice ou le lecteur qui projetteraient dans le monde fictionnel du texte l’instance psychique (ou angélique) que j’ai nommée fictionaute, mais, de par le phénomène même de la lecture, qu’elle soit à haute voix ou silencieuse, comme une déferlante qui, de l’image propulsée par les mots, se porterait en avant et emporterait avec elle, ravirait, la part sensible de la lectrice ou du lecteur, son fictionaute, l’entraînant dans le monde imaginaire de la fiction lue.
Ainsi, nous ne réglerions pas notre émotion sur ce qu’il se passe dans l’histoire que nous lisons, mais ce seraient les images mentales contenues dans les mots que nous lisons qui nous fascineraient en ravivant en nous l’écho d’expériences vécues de notre passé. Nous avons l’impression de pouvoir retrouver en arrière-fond du texte « quelque chose d’inexplicablement connu ».

Ce que nous appelons lecture serait cette espèce d’émulation, de rivalité au sein même du langage entre les mots et les images (« les mots surgissant pour dire ce qui ne peut être montré et les images apparaissant pour donner forme à ce qui ne peut être dit », comme l’exprimait Annie Le Brun dans un entretien de 2024 pour Le Matricule des Anges).
Lire serait une façon de rêver le réel à partir de mots, comme rêver serait une façon de le lire à partir d’images.
 
[Illustration : Le pont de l'île Machefer à Saint-Maur-des-Fossés, par Paul Cézanne, dont il serait question dans le texte de Benjamin...] 
N.B. je suis à votre écoute si mes travaux sur le concept opérationnel de fictionaute vous intéressent.
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire