LA
DISPARITION DU LIVRE ? ET APRÈS ?
* N.B. : ce texte est en date de novembre 2015. Merci de le considérer comme en partie obsolète ;-) et de consulter les posts les plus récents...
L'émergence
des technologies immersives, portée par le développement du marché
de la réalité dite augmentée, va profondément modifier le paysage
de nos interfaces numériques au cours des prochaines années.
Ecrans,
claviers, souris et manettes de contrôle seraient ainsi destinés à
disparaître et à être remplacés par des lunettes de réalité
virtuelle (Cf. par exemple les HoloLens de Microsoft), voire par des
systèmes de type Virtual Retinal Display, où la rétine même
devient le support direct d'affichage, ce à quoi il faudrait
peut-être ajouter encore la multiplication de (très petits) objets connectés…
Que ce soit en simple réalité augmentée, c'est-à-dire la superposition de données en temps réel au contexte environnemental, ou bien la projection dans l'espace d'une imagerie virtuelle perceptible par nos organes sensoriels, hologrammes ou autres, ou bien encore de la réalité virtuelle intégrale, immergeant l'individu dans un environnement purement fictif (Cf. par exemple les projets de Facebook avec le casque de réalité virtuelle Oculus Rift et ceux développés pour High Fidelity par les nouvelles équipes de Philip Rosedale le fondateur de Second Life, tandis que se multiplient les projets de mondes virtuels...), l'extension du domaine de l'information (au sens propre de : "ce qui donne forme") est flagrante.
Attention !
Cela s'apparente à de la magie, dans le sens où il s'agit de donner
vie à des formes, ou de produire l'illusion de la réalité.
Images,
mages et magie, imaginations et imaginaires…, dans un psaume (texte
poétique psalmodié) de la Septante (première traduction en langue
grecque de la Bible hébraïque vers 270 av. J-C.), nous pouvons
toujours lire : « c'est dans l'image que chemine
l'homme » (38,7, traduction de Jean-Louis Chrétien dans
son essai L'espace intérieur, p. 40, 2014, Éditions de
Minuit).
L'industrie
du divertissement (The Walt Disney Company, par exemple) et du jeu
vidéo se lancent évidemment dans cette brèche béante au réalisme
(Cf. par exemple Sony avec le casque de réalité virtuelle
Playstation VR pour Playstation 4).
Cela
est férocement attractif comme loisirs, addictif, et inespéré pour
ceux qui font tourner les manèges et pensent contrôler la Matrice.
Nonobstant,
l'expansion des territoires numériques et la profusion des projets
de mondes 3D simulés par l'informatique, engendrent bel et bien de
nouvelles spatialités et nous projettent dans un monde indéfini qui
n'est pas sans rappeler l'époque des Grandes découvertes (XVe-XVIe
siècles), ou celle des débuts de la conquête spatiale (deuxième
moitié du XXe siècle).
L'homme,
qu'il soit considéré comme animal-lecteur ou pas, et même si ce
serait je pense une très grave erreur de ne pas le considérer
d'emblée comme tel, est au centre de ces manipulations.
Ces
technologies immersives concernent en effet les interfaces
hommes-machines, pour l'heure via le simple pilotage par gestes (Cf.
par exemple le système Leap Motion), mais à plus long terme, via des systèmes actuateurs d'impulsions
neuronales (neural impulse actuator), permettant de remplacer les
actions physiques par la lecture de l'activité électrique du
cerveau de l'utilisateur,
et de Brain Machine Interfaces (voir par exemple les recherches du
Nicolelis Lab).
Face
à cela les dispositifs actuels, qui auraient prétention à
supplanter les livres imprimés, ne font que reprendre les codes des
tablettes d'argile mésopotamiennes (rectangulaires à angles
arrondis, réinscriptibles, sans fil...).
Dans
ce contexte, la prospective du livre et de la lecture se heurterait à
un plafond de verre dans la mesure où elle continuerait à
considérer livres et lecture dans le cadre limité d'un rapport à
l'écrit.
Le
transmédia semble se dissoudre dans l'immersif et l'immersif être
spontanément narratif. D'objet, le livre deviendrait passage.
Force
est de constater cependant que les dispositifs actuels ne peuvent
toujours en aucun cas égaler les performances naturelles d'un
cerveau humain qui n'est pourtant pas ontogénétiquement conçu pour
la lecture (« Selon l'hypothèse du recyclage neuronal, les
inventions culturelles telles que la lecture reposent sur des
mécanismes cérébraux anciens
[de reconnaissance visuelles
des objets et des visages], qui ont évolué pour un autre
usage, mais qui disposent d'une marge suffisante de plasticité pour
parvenir à se recycler ou se reconvertir à ce nouvel usage... »,
cours du professeur Stanislas Dehaene au Collège de France).
L'espace
mental des lecteurs de fictions demeurent une terra incognita,
une aire vacante, comme celles de nos rêves nocturnes. Les
passerelles, les passages entre ces deux univers seraient d'ailleurs,
eux aussi, à explorer.
Tout
au moins apparemment, et dans la lecture comme dans le rêve
également, notre cerveau semble fait pour rationaliser, ramener à
la mesure de nos capacités émotionnelles et cognitives, tout ce à
quoi nous pourrions être confrontés. Nous ne pouvons percevoir,
comprendre, supporter, que dans certaines limites. Cette plasticité
cérébrale pourrait peut-être se comprendre en termes d'adaptation
à la fiction, et si nous la comprenions ainsi, comme un art alors de
mettre l'informulé en histoires, en récits, de mettre de l'ordre
dans le chaos de l'univers.
Rappelons-nous
cette déclaration de Vladimir Nabokov : « Nous sommes
absurdement accoutumés au miracle de quelques signes écrits
capables de contenir une imagerie immortelle, des tours de pensée,
des mondes nouveaux avec des personnes vivantes qui parlent,
pleurent, rient. […] Et si un jour nous allions nous
réveiller, tous autant que nous sommes, et nous trouver dans
l’impossibilité absolue de lire ? » (extraite de
Feu Pâle, et rappelée par le professeur Stanislas Dehaene
dans ses cours).
La
généralisation de nouveaux systèmes de visualisation, la
manipulation d'avatars, et un jour peut-être d'avatars fictionnels
issus d'univers fictifs qui cohabiteront avec nous, vont en
accentuant insensiblement, jour après jour, notre sentiment d'osmose
à…, la possibilité tout au moins, d'autres mondes habitables.
Tout
cela ferait-il appel à notre éventuelle capacité allotropique,
c'est-à-dire au-delà d'une simple auto-empathie, à notre faculté
potentielle à exister sous différentes formes (je m'inspire ici
très librement des travaux du neurophysiologiste français Alain
Berthoz sur le cerveau simulateur et émulateur comme créateur de
mondes, ainsi qu'à mes propres observations sur la médiation
littéraire dans des territoires numériques depuis 2006).
La
question de la disparition du livre est ici directement concernée
dans le sens où ce que nous observons de véritablement unique, depuis l'entrée sur la scène humaine du duo écriture/lecture, se
situe précisément dans la dé-corrélation observable des formes
(c'est-à-dire notamment les contenus textes et images) de tous
supports d’affichage. La mutation des dispositifs de lecture serait
en fait une forme d'allotropie (autrement dit un récit de la
tablette d'argile à la tablette numérique, en passant par des
étapes intermédiaires, comme celle du livre imprimé).
La
question essentielle qui se trouve posée serait donc la suivante :
la disparition de l'objet livre imprimé, comme interface de lecture,
s'inscrit-elle dans cette dématérialisation apparente des
supports ? Ou pas ?
Les
effets de réel que la lecture de romans imprimés engendre
apparaissent indépassables, et nous ne devons pas être dupes non
plus des vastes stratégies commerciales qui sont en action derrière
ce qui n'est souvent en grande partie qu'un business de l'imaginaire.
Cinéma et littérature participent pour beaucoup à une
fictionnalisation abusive du monde qui ne pourrait plus se
réenchanter que dans une relation massivement consumériste.
C'est
pourquoi la prospective de la lecture ne concerne pas tant les
progrès technologiques, que les changements en maturation dans
l'espèce humaine.
La
lecture est en grande partie un phénomène culturel, et n'oublions
jamais que : « L'essentiel est invisible pour les
yeux » (Saint-Exupéry).
Des
questions concrètes que nous devrions aujourd'hui nous poser
pourraient être, par exemple et entre autres :
- En
quoi nos comportements de lecture changent-ils et sous l'action de
quelles influences ?
-
Comment la fonction sociale de la lecture évolue-t-elle ?
- En
quoi les usages des lecteurs pourraient-ils orienter le devenir des
dispositifs de lecture ?
Le
problème n'est pas en effet de participer indirectement et plus ou
moins à notre insu à la communication et au marketing social de tel
ou tel gadget technologique, comme le font de trop nombreux blogs et
sites web. C'est de l'animal-humain dont il s'agit. De nous. De moi
en tant que lecteur. Du rapport de l'homme face à ce qu'il doit
déchiffrer, face à son besoin paradoxal de rationaliser et de
fictionnaliser à la fois, face à son imaginaire, face probablement
au visage de la conscience humaine qui n'a probablement que pas ou
infiniment peu changé depuis son éveil.
Ce
sont ces invariants et ces constantes anthropologiques qui
détermineront le devenir des pratiques de lecture quels que puissent
en être demain les supports. Et c'est pourquoi la prospective de la
lecture s'attache bien davantage à découvrir, qu'à prévoir,
prédire, ou même anticiper.
Ce
qui relie le lecteur à la lecture, c'est souvent l'illusion ;
faux-semblant que le véritable lecteur doit apprendre à savoir
déjouer, pour véritablement lire ce qu'il y a à lire, dans toute
la polysémie, la complexité insondable du monde et de ses multiples
niveaux de sens, ces horizons narratifs qui se succèdent les uns aux
autres indéfiniment.
Nous
pouvons cependant pour conclure avancer deux idées. La première est
que nous assisterions actuellement au divorce de la lecture d'avec
les pouvoirs de l'écrit. La seconde, que ce sera demain aux œuvres
de rendre visible le livre, et non plus l'inverse.
Lorenzo Soccavo - Paris. Novembre 2015.
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