
Au-delà les problèmes de définitions, notamment juridique et fiscale, du livre numérique, se pose avec de plus en plus de force la question de comment qualifier génériquement la multitude d’appareils qui ont pour fonction, parfois parmi beaucoup d’autres, de permettre la lecture de ces livres numériques précisément.
Ne serait-ce qu’en implications marketing, nommer ces objets va influencer le marché et orienter les pratiques de lecture du siècle.
Les appeler “liseuses”, terme lancé en France par Virginie Clayssen (Directrice adjointe du développement numérique chez Editis et Présidente de la Commission numérique du SNE Syndicat National de l'Edition) me semble risqué. C’est en partie valider de fait ces machines comme des machines à lire, sans tenir forcément compte de la manière dont elles vont certainement influencer et orienter l’évolution des pratiques de lecture dans les décennies à venir. C’est un peu leur donner un blanc seing.
Affordance de l’iPad en question
C’est l’affordance qui est ici en fait questionnée. (Pas le blog éponyme d’Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en Sciences de l'information et de la communication, et dont je profite de l’occasion pour recommander la lecture :
Affordance.)
L’affordance est la capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation (Wikipédia). Qu’en est-il donc alors de l’affordance de ces machines à lire ? Tant des tablettes e-ink / e-paper présentées dans
l’eBook Reader Matrix que de ce fameux iPad ?
Le concept d’affordance serait particulièrement intéressant à étudier je pense, dans le contexte actuel de mutation des interfaces de publication, de lecture et d’écriture, sous ses aspects de psychologie de la perception, de design, et d’interaction homme-machine (dans le sens où je parle souvent d’interfaces i2L, interfaces Lecteurs/Livres).
iPad vs eBook
L’iSlate tant attendu s’est appelé iPad lorsqu’il est apparu. Quant aux différences de fonctions ainsi induites par le changement entre nom supposé et nom imposé, l’effet est certes subtil, mais peut-être pas négligeable. Cela pourrait se discuter. Mais là n’est pas le plus important je pense. L’important c’est qu’un “pad of paper” c’est un bloc notes, pas un livre. Nous retrouvons bien, dans cette dénomination iPad, ce qui se joue actuellement dans la redéfinition des pratiques d’écriture et de lecture : un déplacement du centre de gravité et une (con)fusion des usages.
Le terme e-book, forgé en 1998 au sein de la société américaine NuvoMedia qui, depuis la Silicon Valley, allait lancer en 1999 les deux premiers lecteurs d’e-books (le Rocket eBook et le Softbook), ce terme e-book reste, plus de 10 ans après son invention, toujours approximatif dans son emploi, tantôt désignant le contenu (le fichier texte qui est lu), tantôt le contenant (l’appareil).
Le terme québécois livrel (construit sur le modèle de courriel) semble davantage fixé pour désigner les contenus. Des diverses appellations poétisantes comme, par exemple, “baladeur de textes” de Pierre Schweitzer, pour nommer son projet @folio en 1996, ou “Lyber” de Michel Valensi des Éditions de l’Éclat, et au rang desquelles j’ai tendance à mettre également “liseuse”, c’est encore ce “livrel” de nos amis québécois qui fonctionnerait le mieux.
La définition proposée en 2000 par Emmanuelle Jéhanno dans son ouvrage : Enquête sur la filière du livre numérique (éditions 00h00), et que nous pourrions résumer ainsi :
On parle d’e-book, ou livre électronique, quand il y a, à la fois :
- Un contenu numérisé
- Un support de lecture électronique
- Un logiciel de lecture dédié ; si elle clarifiait les choses en 2000, ne fait en 2010 qu’entériner la confusion née dans ces années là, étrangement proches et lointaines à la fois.
En septembre 2002, Marie Lebert dans Le Livre 010101, aux éditions Numilog, rapportait cette déclaration, pertinente et toujours à méditer, de Pierre Schweitzer : « J’ai toujours trouvé l’expression livre électronique très trompeuse, piégeuse même […]. Car quand on dit livre, on voit un objet trivial en papier, tellement courant qu’il est devenu anodin et invisible... alors qu’il s’agit en fait d’un summum technologique à l’échelle d’une civilisation. […] Quand on lui colle [au livre] électronique ou numérique derrière, cela renvoie à tout autre chose : il ne s’agit pas de la dimension indépassable du codex, mais de l’exploit inouï du flux qui permet de transmettre à distance, de recharger une mémoire, etc., et tout ça n’a rien à voir avec le génie originel du codex ! C’est autre chose, autour d’Internet, de l’histoire du télégraphe, du téléphone, des réseaux... »
Alors comment nommer les machines à lire ?
Des acteurs des industries de la communication, comme Apple ou Google, par exemple, pourront certainement user de leur puissance en ingénierie sociale pour imposer l’air de rien une dénomination sexy apte à séduire les consommateurs. Ce ne sera pas la première fois qu'un nom de marque ou de fabricant s'imposera pour désigner un objet appelé à devenir quotidien. Rappelons-nous Frigidaire, Kleenex, Caddie, ou encore Cocotte minute, marque déposée de SEB.
Cette situation dans laquelle, nous autres lecteurs, nous nous retrouvons aujourd’hui en 2010, me rappelle ces quelques mots d’Albert Bensoussan, dans sa présentation du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude (Collection Points Poche éd. du Seuil) : « Là, tout sera à créer et l'on vivra le déchiffrement des premiers jours du monde, car "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Et voilà l'humaine condition installée dans l'Histoire, dans la contingence, dans le devenir et le cyclique... » Oui, en effet ;-)