samedi 9 novembre 2013

Nous passons à une ère nouvelle

Au commencement l’espèce humaine immergée dans un univers indéfini où rien n’avait de nom se comporta spontanément comme toutes formes de vie. Instinctivement, pour déchiffrer son environnement, elle adopta un point de vue concentrique : anthropocentrique, ethnocentrique, égocentrique.
Les êtres humains perçoivent naturellement le monde qui les entoure comme s’ils en étaient chacun le centre, mais aussi à leur échelle réduite et en fonction de leur équipement neurosensoriel les limitant à la perception d’une bande spectrale réduite. Les avancées récentes des neurosciences, notamment les neurosciences de l’esthétique, ou bien s’intéressant à la lecture (je pense aux travaux de Stanislas Dehaene) ouvrent aujourd’hui de nouvelles pistes à explorer. Mais prenons garde cependant que certaines sciences ne s’érigent en religions nouvelles.
Plus largement, affirmons, face aux idolâtres des technologies numériques, que dans le transhumanisme la transgression doit rester au service de l’humain. A l’origine du livre il y a le lecteur. (Or apparaissent maintenant des dispositifs de lecture qui peuvent lire les lecteurs, établir leur profil, “tracer” (sic) et baliser leurs parcours de lectures, anticiper leurs attentes et conditionner leurs choix de textes.)
 
Le souffle d’un changement d’ère
 
Si la lecture est, je l’ai déjà dit souvent, l’activité première de tout organisme vivant qui doit décoder et documenter son milieu naturel pour y survivre, le livre est une invention humaine.
D’une part, puisant aux sources des mythes de la création il acquiert ainsi une sacralité universelle. Tabernacles du code actif de la langue, les livres renferment la puissance structurante et agissante du Verbe, alors que le firmament fut probablement la première écriture que nos ancêtres cherchèrent à déchiffrer. (C’est le rapport entre cet infini du roman universel et ce fini des livres, qui en condensent des récits fragmentaires, qui est aujourd’hui en tension, et il nous faudrait donc réfléchir l’au-delà bien au-delà des enjeux conjoncturels d’un simple passage de l’édition imprimée à une édition dite, simplement, “numérique”.)
Sur toute la surface de la Terre les premiers lecteurs furent apparemment des devins, tant en Mésopotamie (au minimum durant l’époque paléo-babylonienne), qu’en Chine (je pense ici aux travaux et au récent ouvrage du sinologue Léon Vandermeersch, Les deux raisons de la pensée chinoise). Pour les trois monothéismes abrahamiques les Livres, que sont respectivement la Torah, la Bible, et le Coran, sont des mémoriaux de notre transhumance, et tant en Méso-Amérique de civilisation précolombienne, qu’en Afrique de l’Ouest les chemins qui menèrent de la bibliographie naturelle aux écritures humaines semblent parallèles : la Parole ensemence, l’écrit cultive.
Par leur étymologie la page est un vignoble rectangulaire, la lecture s’apparente à une cueillette et le texte à un tissu. L’écrit et ses supports s’imposent ainsi à l’origine comme les principaux vecteurs d’élévation spirituelle de l’espèce humaine.
D’autre part, les dispositifs de lecture, dans leurs dimensions matérielles, ont été cependant logiquement conçus à notre (petite) échelle. Les premiers “manuels” (sic) d’architecture adoptèrent le corps humain comme référence pour les unités de mesures architecturales. Le Parthénon aurait été l’un des premiers édifices à illustrer ce rapport. La Pierre de Salamine, gravée de pieds, de bras et de mains est une table de conversion des différentes mesures en usage à l’époque pour que les ouvriers de cités différentes puissent œuvrer en commun sur un même chantier. Et aujourd’hui encore c’est en pouces que nous mesurons la taille des écrans. Au 1er siècle av. EC l’architecte romain Vitruve théorisa ce rapport, immortalisé en 1492 par Léonard de Vinci avec son dessin de l’homme vitruvien : un corps humain idéalisé inscrit, comme une étoile, dans un cercle et un carré. Les alphabets anthropomorphes de certains abécédaires, tel celui de l’italien Paulini au 16e siècle, expriment cette même résonance entre corps humain, architecture et écriture, liens dont les sources de témoignages abondent au fil des siècles (Traité des proportions du corps humain d’Albrecht Dürer en 1525, L’Art et science de la proportion des lettres, de Geoffroy Tory en 1529…).
Les tablettes sumériennes d’argile rouge, à l’articulation symbolique des versants spirituel et matériel du livre, étaient ainsi façonnées pour tenir dans la paume d’une main humaine ouverte. (Rien là que de naturel.) Il faut desserrer les poings, il faut laisser tomber l’arme ou l’outil, pour lire. (Je pense ici à l’essai de Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force, où la philosophe s’appuie en 1939 sur le langage comme levier pour décrire et décrier l’usage de la force.)
Les dispositifs de lecture s’expriment ainsi entre projections et externalisations du corps des lecteurs. Les bulles-enveloppes d’argile (vers 3200 av. EC) étaient des externalisations de notre cavité buccale renfermant les mots avant qu’ils ne deviennent paroles, tout comme les premières pièces de monnaie en forme d’amandes étaient des projections de l’œil (je me réfère pour ces deux exemples aux travaux de Clarisse Herrenschmidt de l’Institut d’anthropologie sociale du Collège de France, et plus particulièrement à son essai : Les trois écritures - Langue, nombre, code). L’argile et le parchemin sont clairement des substituts de notre peau. Pour Michel Serres les ordinateurs pourraient être considérés comme des externalisations de notre cerveau, les circuits intégrés comme des externalisations de notre mémoire, et les algorithmes externaliseraient nos fonctions mentales...
 
Entre ce « d’une part » les livres tabernacles du code actif, et ce « d’autre part » les livres à échelle humaine, se joue ce qui se joue à l’heure actuelle en termes de mutations des dispositifs et des pratiques de lecture.
Aujourd’hui les tablettes de plastique, de verre et de composants électroniques rebattent les cartes, mais les esprits libres et sensibles peuvent toujours (j’espère), dans cette métamorphose du livre comme miroir, percevoir le rayonnement fossile venu des âges mythologiques comme un continuum de conscience qui traverse l’ordre du vivant. Nous pouvons y voir de nouvelles fenêtres (des “fait naître”) à ouvrir. Même si le présent en ce domaine ne se ramènerait qu’à un seul acte : celui de dé-corréler les textes et les images de leurs supports d’affichage. (Car cela arriverait pour la première fois ?)
Le livre-codex nous apparaît comme une machine simple (comme la roue, la poulie, le levier…) mais est-il encore adapté aux textes et aux images qu’il doit maintenant nous donner à réfléchir ?
(Quoi qu’il en soit les réflexions ci-dessus doivent je pense nous inviter à envisager la lecture littéraire comme une pratique émancipatrice de notre condition humaine, et nous inciter à nous considérer davantage comme des transmetteurs que comme des novateurs.)
 
Conservation, conversion, conversation
 
Face à cet événement majeur : la nouvelle métamorphose des dispositifs et des pratiques d’écriture et de lecture, laquelle — et cela est bien compréhensible, nous éblouit tous et aveugle les professionnels qui font commerce du livre (imprimé ou numérique), comment expliquer que l’on cherche à localiser ailleurs le changement d’ère que nous serions de plus en plus nombreux à pressentir ?
 
Le terme d’anthropocène est aujourd’hui de plus en plus souvent celui qui s’impose pour marquer une nouvelle ère, qui aurait débutée avec la révolution industrielle, et ferait ainsi bien convenablement écho à la doxa d’une influence prédominante, et forcément négative, de l'homme sur les équilibres de l’écosystème terrestre, en particulier climatique.
J’ai, pour ma part, ceci à dire : un courant de pensée, parmi d’autres certainement, traverse depuis quelques années déjà les fourmilières et certaines fourmis pensent mordicus que leurs congénères sont responsables des déplacements des plaques tectoniques et de la fréquence des tremblements de terre. Certes ! Ces fourmis là ne sont pas sérieuses, elles sont simplement trop “myrmécocentriques”. Mais nous pouvons les comprendre car, parmi les hommes, certains pensent comme elles. Certains d’entre nous — même en sachant que de grandes civilisations du passé, qui ne disposaient pas de nos technologies et dont l’empreinte écologique ne pouvait être qu’insignifiante, ont nonobstant été balayées par des catastrophes naturelles, certains, comme mes amies les fourmis, restent cependant persuadés que l’homme contemporain serait à l’origine des changements climatiques.
En se crispant sur la conservation de l’ancien monde, au lieu d’œuvrer à sa conversion, certains limitent dangereusement les possibilités de conversation de l’espèce humaine avec le rayonnement fossile que j’évoquais plus haut, ce qui aujourd’hui encore dans la simple lecture littéraire d’un grand roman… nous éclaire malgré tout.
 
Vivons-nous la fin de « l’âge des pages de variétés » ?
  
Je pense que l’ère à laquelle nous passerions ne peut pas être ainsi baptisée d’anthropocène, car, plus surement, il s’agirait, je crois, du bibliocène.
A la lecture du roman d’Hermann Hesse, romancier allemand Nobel de littérature 1946, Le jeu des perles de verre, dont l’action se déroule après “l’âge des pages de variétés” (dont la description est celle de notre 20e siècle), nous ressentons je pense la portée de ma précédente proposition d’une possible conversation, par le biais de la lecture littéraire de grands romans, avec le rayonnement fossile qui remonterait à nous depuis les origines de l’écriture.
 
Bien qu’il n’y ait à ma connaissance aucune preuve de l’appartenance d’Hermann Hesse à un quelconque mouvement maçonnique l’on pourrait percevoir dans ce Jeu des perles de verre des harmoniques avec l’Art royal. Pour ma part je pense qu’il s’agissait plutôt dans l’esprit de l’auteur de nous entretenir, par l’exemple, de l’Art du roman. Plusieurs indices m’incitent à cette interprétation. En particulier le fait que le premier Magister Ludi (Maître du Jeu), le personnage de Thomas de La Trave, ne serait autre que Thomas Mann, romancier allemand Nobel de littérature 1929. Cela pourrait en outre signifier, si nous considérons Le jeu des perles de verre comme un roman d’anticipation, que la constitution d’une telle fraternité idéalisée resterait à venir.
Le roman, dont le surgeon moderne est le Don Quichotte, roman de la négation du réel pour le philosophe Michel Onfray, mais je dirais pour ma part : roman des substitutions, le roman serait peut-être, et les nouveaux contextes et médiations numériques de la lecture littéraire nous en apporteront peut-être des preuves au cours des décennies à venir, l’Art des arts.
C’est ainsi que Pierre Ménard est pour moi tout autant que Cervantès l’auteur du Don Quichotte, en ce sens qu’il en a eu la ferme intention et que celle-ci le rend pour moi aussi réel que Cervantès (ou que Borges, car je fais évidemment référence ici à la nouvelle de Jorge Luis Borges : Pierre Ménard, auteur du Quichotte).
 
A la fois cathédrale et symphonie de lettres, architecture imaginaire dont les mots sont les pierres et la musique, le roman est une fabuleuse équation fractale qui se projette à tous les étages de la géométrie du vivant, sur tous les plans sensibles, impressionnables.
Comme le pensait Jorge Luis Borges, que je reconnais, humblement et respectueusement, comme précurseur de ma propre invention de la “prospective du livre et de la lecture” : « Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s'il existe une différence entre rêver et vivre. » (ou entre lire et vivre).
Bienvenue dans le bibliocène, scène universelle du Livre.
 

3 commentaires:

  1. Très intéressant, même si je ne suis pas sûre d'avoir parfaitement tout compris..
    En ce qui concerne Pierre Ménard, quid de celui-ci :

    http://www.cipmarseille.com/auteur_fiche.php?id=1653

    Le choix de ce pseudonyme n'est-il pas source de confusion, s'il est vrai que le Pierre Ménard de Borgès et de l'Oulipo peut être considéré comme une sorte de symbole ?

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    1. Cela ajoute une dimension à la mise en abyme je trouve ;-)

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