Au commencement l’espèce humaine immergée dans un
univers indéfini où rien n’avait de nom se comporta spontanément comme toutes
formes de vie. Instinctivement, pour déchiffrer son environnement, elle adopta
un point de vue concentrique : anthropocentrique, ethnocentrique,
égocentrique.
Les êtres humains perçoivent naturellement le monde
qui les entoure comme s’ils en étaient chacun le centre, mais aussi à leur
échelle réduite et en fonction de leur équipement neurosensoriel les limitant à
la perception d’une bande spectrale réduite. Les avancées récentes des
neurosciences, notamment les neurosciences de l’esthétique, ou bien s’intéressant
à la lecture (je pense aux travaux de Stanislas Dehaene) ouvrent aujourd’hui de
nouvelles pistes à explorer. Mais prenons garde cependant que certaines
sciences ne s’érigent en religions nouvelles.
Plus largement, affirmons, face aux idolâtres des
technologies numériques, que dans le transhumanisme la transgression doit
rester au service de l’humain. A l’origine du livre il y a le lecteur. (Or
apparaissent maintenant des dispositifs de lecture qui peuvent lire les
lecteurs, établir leur profil, “tracer” (sic) et baliser leurs parcours de
lectures, anticiper leurs attentes et conditionner leurs choix de textes.)
Le souffle
d’un changement d’ère
Si la lecture est, je l’ai déjà dit souvent, l’activité
première de tout organisme vivant qui doit décoder et documenter son milieu
naturel pour y survivre, le livre est une invention humaine.
D’une part, puisant aux sources des mythes de la création il
acquiert ainsi une sacralité universelle. Tabernacles du code actif de la
langue, les livres renferment la puissance structurante et agissante du Verbe,
alors que le firmament fut probablement la première écriture que nos ancêtres
cherchèrent à déchiffrer. (C’est le rapport entre cet infini du roman universel
et ce fini des livres, qui en condensent des récits fragmentaires, qui est
aujourd’hui en tension, et il nous faudrait donc réfléchir l’au-delà bien au-delà
des enjeux conjoncturels d’un simple passage de l’édition imprimée à une
édition dite, simplement, “numérique”.)
Sur toute la surface de la Terre les premiers
lecteurs furent apparemment des devins, tant en Mésopotamie (au minimum durant
l’époque paléo-babylonienne), qu’en Chine (je pense ici aux travaux et au
récent ouvrage du sinologue Léon Vandermeersch, Les deux raisons de la pensée chinoise). Pour les trois
monothéismes abrahamiques les Livres, que sont respectivement la Torah, la Bible,
et le Coran, sont des mémoriaux de notre transhumance, et tant en Méso-Amérique
de civilisation précolombienne, qu’en Afrique de l’Ouest les chemins qui
menèrent de la bibliographie naturelle aux écritures humaines semblent parallèles :
la Parole ensemence, l’écrit cultive.
Par leur étymologie la page est un vignoble
rectangulaire, la lecture s’apparente à une cueillette et le texte à un tissu. L’écrit
et ses supports s’imposent ainsi à l’origine comme les principaux vecteurs
d’élévation spirituelle de l’espèce humaine.
D’autre
part, les dispositifs de lecture,
dans leurs dimensions matérielles, ont été cependant logiquement conçus à notre
(petite) échelle. Les premiers “manuels” (sic) d’architecture adoptèrent le
corps humain comme référence pour les unités de mesures architecturales. Le
Parthénon aurait été l’un des premiers édifices à illustrer ce rapport. La
Pierre de Salamine, gravée de pieds, de bras et de mains est une table de
conversion des différentes mesures en usage à l’époque pour que les ouvriers de
cités différentes puissent œuvrer en commun sur un même chantier. Et aujourd’hui
encore c’est en pouces que nous mesurons la taille des écrans. Au 1er siècle
av. EC l’architecte romain Vitruve théorisa ce rapport, immortalisé en 1492 par
Léonard de Vinci avec son dessin de l’homme vitruvien : un corps humain
idéalisé inscrit, comme une étoile, dans un cercle et un carré. Les alphabets
anthropomorphes de certains abécédaires, tel celui de l’italien Paulini au 16e
siècle, expriment cette même résonance entre corps humain, architecture et
écriture, liens dont les sources de témoignages abondent au fil des siècles (Traité des proportions du corps humain d’Albrecht
Dürer en 1525, L’Art et science de la
proportion des lettres, de Geoffroy Tory en 1529…).
Les tablettes sumériennes d’argile rouge, à
l’articulation symbolique des versants spirituel et matériel du livre, étaient ainsi
façonnées pour tenir dans la paume d’une main humaine ouverte. (Rien là que de
naturel.) Il faut desserrer les poings, il faut laisser tomber l’arme ou
l’outil, pour lire. (Je pense ici à l’essai de Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force, où la
philosophe s’appuie en 1939 sur le langage comme levier pour décrire et décrier
l’usage de la force.)
Les dispositifs de lecture s’expriment ainsi entre
projections et externalisations du corps des lecteurs. Les bulles-enveloppes
d’argile (vers 3200 av. EC) étaient des externalisations de notre cavité
buccale renfermant les mots avant qu’ils ne deviennent paroles, tout comme les
premières pièces de monnaie en forme d’amandes étaient des projections de l’œil
(je me réfère pour ces deux exemples aux travaux de Clarisse Herrenschmidt de
l’Institut d’anthropologie sociale du Collège de France, et plus
particulièrement à son essai : Les
trois écritures - Langue, nombre, code). L’argile et le parchemin sont
clairement des substituts de notre peau. Pour Michel Serres les ordinateurs pourraient
être considérés comme des externalisations de notre cerveau, les circuits
intégrés comme des externalisations de notre mémoire, et les algorithmes externaliseraient
nos fonctions mentales...
Entre ce « d’une
part » les livres tabernacles du code actif, et ce « d’autre part » les livres à échelle
humaine, se joue ce qui se joue à l’heure actuelle en termes de mutations des
dispositifs et des pratiques de lecture.
Aujourd’hui les tablettes de plastique, de verre et
de composants électroniques rebattent les cartes, mais les esprits libres et
sensibles peuvent toujours (j’espère), dans cette métamorphose du livre comme miroir,
percevoir le rayonnement fossile venu des âges mythologiques comme un continuum
de conscience qui traverse l’ordre du vivant. Nous pouvons y voir de nouvelles fenêtres
(des “fait naître”) à ouvrir. Même si
le présent en ce domaine ne se ramènerait qu’à un seul acte : celui de dé-corréler
les textes et les images de leurs supports d’affichage. (Car cela arriverait
pour la première fois ?)
Le livre-codex nous apparaît comme une machine simple
(comme la roue, la poulie, le levier…) mais est-il encore adapté aux textes et
aux images qu’il doit maintenant nous donner à réfléchir ?
(Quoi qu’il en soit les réflexions ci-dessus doivent
je pense nous inviter à envisager la lecture littéraire comme une pratique
émancipatrice de notre condition humaine, et nous inciter à nous considérer
davantage comme des transmetteurs que comme des novateurs.)
Conservation,
conversion, conversation
Face à cet événement majeur : la nouvelle métamorphose
des dispositifs et des pratiques d’écriture et de lecture, laquelle — et
cela est bien compréhensible, nous éblouit tous et aveugle les professionnels
qui font commerce du livre (imprimé ou numérique), comment expliquer que l’on
cherche à localiser ailleurs le changement d’ère que nous serions de plus en
plus nombreux à pressentir ?
Le terme d’anthropocène est aujourd’hui de plus en
plus souvent celui qui s’impose pour marquer une nouvelle ère, qui aurait
débutée avec la révolution industrielle, et ferait ainsi bien convenablement écho
à la doxa d’une influence prédominante, et forcément négative, de l'homme sur
les équilibres de l’écosystème terrestre, en particulier climatique.
J’ai, pour ma part, ceci à dire : un courant de
pensée, parmi d’autres certainement, traverse depuis quelques années déjà les
fourmilières et certaines fourmis pensent mordicus que leurs congénères sont
responsables des déplacements des plaques tectoniques et de la fréquence des
tremblements de terre. Certes ! Ces fourmis là ne sont pas sérieuses,
elles sont simplement trop “myrmécocentriques”. Mais nous pouvons les
comprendre car, parmi les hommes, certains pensent comme elles. Certains
d’entre nous — même en sachant que de grandes civilisations du passé, qui
ne disposaient pas de nos technologies et dont l’empreinte écologique ne
pouvait être qu’insignifiante, ont nonobstant été balayées par des
catastrophes naturelles, certains, comme mes amies les fourmis, restent cependant
persuadés que l’homme contemporain serait à l’origine des changements climatiques.
En se crispant sur la conservation de l’ancien monde,
au lieu d’œuvrer à sa conversion, certains limitent dangereusement les
possibilités de conversation de l’espèce humaine avec le rayonnement fossile
que j’évoquais plus haut, ce qui aujourd’hui encore dans la simple lecture littéraire
d’un grand roman… nous éclaire malgré tout.
Vivons-nous
la fin de « l’âge des pages de variétés » ?
Je pense que l’ère à laquelle nous passerions ne peut
pas être ainsi baptisée d’anthropocène, car, plus surement, il s’agirait, je
crois, du bibliocène.
A la lecture du roman d’Hermann Hesse, romancier
allemand Nobel de littérature 1946, Le
jeu des perles de verre, dont l’action se déroule après “l’âge des pages de
variétés” (dont la description est celle de notre 20e siècle), nous ressentons
je pense la portée de ma précédente proposition d’une possible conversation,
par le biais de la lecture littéraire de grands romans, avec le rayonnement
fossile qui remonterait à nous depuis les origines de l’écriture.
Bien qu’il n’y ait à ma connaissance aucune preuve de
l’appartenance d’Hermann Hesse à un quelconque mouvement maçonnique l’on
pourrait percevoir dans ce Jeu des perles
de verre des harmoniques avec l’Art royal. Pour ma part je pense qu’il
s’agissait plutôt dans l’esprit de l’auteur de nous entretenir, par l’exemple,
de l’Art du roman. Plusieurs indices m’incitent à cette interprétation. En
particulier le fait que le premier Magister
Ludi (Maître du Jeu), le personnage de Thomas de La Trave, ne serait autre
que Thomas Mann, romancier allemand Nobel de littérature 1929. Cela pourrait en
outre signifier, si nous considérons Le
jeu des perles de verre comme un roman d’anticipation, que la constitution
d’une telle fraternité idéalisée resterait à venir.
Le roman, dont le surgeon moderne est le Don Quichotte, roman de la négation du
réel pour le philosophe Michel Onfray, mais je dirais pour ma part : roman
des substitutions, le roman serait peut-être, et les nouveaux contextes et
médiations numériques de la lecture littéraire nous en apporteront peut-être
des preuves au cours des décennies à venir, l’Art des arts.
C’est ainsi que Pierre Ménard est pour moi tout
autant que Cervantès l’auteur du Don
Quichotte, en ce sens qu’il en a eu la ferme intention et que celle-ci le
rend pour moi aussi réel que Cervantès (ou que Borges, car je fais évidemment
référence ici à la nouvelle de Jorge Luis Borges : Pierre Ménard, auteur du Quichotte).
A la fois cathédrale et symphonie de lettres,
architecture imaginaire dont les mots sont les pierres et la musique, le roman
est une fabuleuse équation fractale qui se projette à tous les étages de la
géométrie du vivant, sur tous les plans sensibles, impressionnables.
Comme le pensait Jorge Luis Borges, que je reconnais,
humblement et respectueusement, comme précurseur de ma propre invention de la
“prospective du livre et de la lecture” : « Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non
plus s'il existe une différence entre rêver et vivre. » (ou entre lire
et vivre).
Bienvenue dans le bibliocène, scène universelle du
Livre.
Très intéressant, même si je ne suis pas sûre d'avoir parfaitement tout compris..
RépondreSupprimerEn ce qui concerne Pierre Ménard, quid de celui-ci :
http://www.cipmarseille.com/auteur_fiche.php?id=1653
Le choix de ce pseudonyme n'est-il pas source de confusion, s'il est vrai que le Pierre Ménard de Borgès et de l'Oulipo peut être considéré comme une sorte de symbole ?
Cela ajoute une dimension à la mise en abyme je trouve ;-)
SupprimerMerci de votre réponse :-)
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