Au musée du Luxembourg à Paris j'ai découvert en décembre 2013, dans le cadre d'une exposition consacrée à la représentation du rêve à la Renaissance, une peinture de 1544 du peintre italien Battista Dossi. Cette toile était l'une des dernières d'un parcours qui sur plusieurs salles invitait le visiteur à explorer, avec le recul d'un spectateur éveillé, le cycle que tous nous parcourons quotidiennement : la nuit, l'endormissement, le sommeil, puis ce qu'à la suite du poète Marsilio Ficino l'on appela la "vacance de l'âme", avec ses songes étranges ou cauchemardesques, puis l'aurore, puis le réveil. En fin de parcours, la contemplation de ce tableau m'a littéralement subjugué par la révélation dont il était porteur, au point extrême que, pour moi, il éclipsa tout le reste de l'exposition.
De quelle scène extraordinaire s'agissait-il donc ? Tout simplement, dans un paysage encore embrumé par la nuit, d'une jeune femme revêtue d'un péplos blanc, ample draperie plissée qui lui laisse les bras découverts, sur lequel elle porte une chlamyde d'un clair orangé, une tunique plus courte liée à son épaule droite à l'aide d'une agrafe, et qui s'active avec sérieux à son travail quotidien. Un ruban d'un bleu azur retient sa coiffure sophistiquée et, passant de sa nuque par-dessus son épaule gauche, ceint son torse de part et d'autre de sa poitrine que l'on imagine facilement opulente sous les plis des étoffes. Toute la lumière du tableau, dont elle est la figure centrale, est sur elle. Je ne veux pas dire qu'elle est seule éclairée dans cette nuit, ni encore qu'elle serait radieuse, qu'elle irradierait la lumière. Non. Simplement la lumière est juste posée sur elle. Elle porte la lumière sur elle, comme elle porte les tissus qui l'habillent. Le mouvement de son corps entier, dont les jambes sont noyées dans d'épaisses brumes nuageuses, le mouvement ample et décidé de ses bras musclés à la peau laiteuse, tranchent avec son visage paisible au regard déterminé. Elle remplit simplement sa charge, avec calme et sérénité. Elle fait son devoir, consciente de ses responsabilités, et visiblement nous pouvons avoir confiance en elle. Dans ses poings refermés elles serrent des rênes. Cette jeune femme s'appelle Aube ; elle sort de leur écurie obscure les quatre étalons blancs du char d'Apollon, le char du Soleil qu'il va bientôt élever dans le ciel.
De quelle scène extraordinaire s'agissait-il donc ? Tout simplement, dans un paysage encore embrumé par la nuit, d'une jeune femme revêtue d'un péplos blanc, ample draperie plissée qui lui laisse les bras découverts, sur lequel elle porte une chlamyde d'un clair orangé, une tunique plus courte liée à son épaule droite à l'aide d'une agrafe, et qui s'active avec sérieux à son travail quotidien. Un ruban d'un bleu azur retient sa coiffure sophistiquée et, passant de sa nuque par-dessus son épaule gauche, ceint son torse de part et d'autre de sa poitrine que l'on imagine facilement opulente sous les plis des étoffes. Toute la lumière du tableau, dont elle est la figure centrale, est sur elle. Je ne veux pas dire qu'elle est seule éclairée dans cette nuit, ni encore qu'elle serait radieuse, qu'elle irradierait la lumière. Non. Simplement la lumière est juste posée sur elle. Elle porte la lumière sur elle, comme elle porte les tissus qui l'habillent. Le mouvement de son corps entier, dont les jambes sont noyées dans d'épaisses brumes nuageuses, le mouvement ample et décidé de ses bras musclés à la peau laiteuse, tranchent avec son visage paisible au regard déterminé. Elle remplit simplement sa charge, avec calme et sérénité. Elle fait son devoir, consciente de ses responsabilités, et visiblement nous pouvons avoir confiance en elle. Dans ses poings refermés elles serrent des rênes. Cette jeune femme s'appelle Aube ; elle sort de leur écurie obscure les quatre étalons blancs du char d'Apollon, le char du Soleil qu'il va bientôt élever dans le ciel.
Pourquoi ce tableau de Dossi m'a-t-il fait cet effet ? Parce que j'y ai vu une réalité. Soudain j'avais devant mes yeux une image qui illustrait parfaitement le génie affabulateur de l'espèce humaine, son irrépressible besoin de substituer aux mystères de la nature des histoires.
Je me suis rappelé tout à trac le texte de la quatrième de couverture de l'éclairant essai signé en 2008 par la romancière Nancy Huston et que j'avais lu avec passion : « Ils disent, par exemple : Apollon [justement !]. Ou : la Grande Tortue. Ou : Râ, le dieu Soleil. Ou : Notre Seigneur, dans son infinie miséricorde. Ils disent toutes sortes de choses, racontent toutes sortes d’histoires, inventent toutes sortes de chimères. C’est ainsi que nous humains, voyons le monde : en l’interprétant, c’est-à-dire en l’inventant, car nous sommes fragiles, nettement plus fragiles que les autres grands primates. Notre imagination supplée à notre fragilité. Sans elle – sans l’imagination qui confère au réel un Sens qu’il ne possède pas en lui-même – nous aurions déjà disparu, comme ont disparu les dinosaures. ».
Je crois bien que notre planète ne porta jamais sur son sol ou dans ses cieux un seul individu susceptible de vraiment croire que chaque matin une jeune femme au-delà les nuages sort d'une écurie quatre étalons blancs pour les atteler au char d'un jeune homme qui va s'en servir pour traîner le soleil de part et d'autre d'une autoroute céleste. Non. De toute évidence "cela" n'est qu'une allégorie : l'expression d'une idée par le truchement d'une métaphore scénarisée. Mais d'où nous viennent de telles idées et pourquoi les exprimons-nous ainsi ?
Si "cela", malgré tout, sur un certain plan, celui de l'imaginaire, celui plus précisément que nous explorons au cours de l'expérience esthétique et intime de la lecture littéraire, la lecture de textes de fictions, si "cela" était vrai ? Si, comme la fameuse mais probable apocryphe exclamation de Galilée : « Et pourtant elle tourne ! », nous pouvions clamer : « Et pourtant c'est vrai ! C'est ainsi : oui, chaque matin Aube sort de l'écurie quatre étalons blancs ! ». Si Galilée ne s'était pas retenu il ne serait pas mort dans son lit, mais certainement sur un bûcher. Sans risquer au 21e siècle de périr ainsi, à quoi nous risquerions-nous si nous osions une telle déclaration insensée ?
Et pourtant, nous ne voyons pas la Terre tourner, nous ne percevons pas non plus son déplacement dans l'espace au tour du soleil, lequel selon les scientifiques dépasserait la vitesse de 100.000 km/h. Et pourtant ! Oui pourtant, du point de vue de notre perception la Terre est plate et immobile. Le problème qui se pose alors est je crois celui de décider si, aussi sérieusement limités sur le plan physique par nos cinq sens, nous devons aussi absolument nous condamner à être tout autant limités sur le plan métaphysique, celui d'un sixième sens extrasensoriel, psychique ou poétique ?
Ma réponse est : non, nous ne devons pas nous limiter. D'ailleurs, je crois bien que si nous nous offrions l'occasion d'observer une aurore, nous pourrions alors tous aisément concevoir qu'au-delà toutes considérations scientifiques, par ailleurs justes, la lecture que nous pourrions spontanément en faire s 'apparenterait bien à de telles figures et représentations imaginaires, appellerait bel et bien un tableau comme celui peint au 16e siècle par Battista Dossi, lequel ne faisait d'ailleurs que reprendre dans son Allégorie de l'aube (voir illustration) une mise en scène de l'antiquité.
De la mythologie grecque aux sondes spatiales les plus sophistiquées que nous pourrons envoyer dans l'espace, les récits que nous nous faisons des phénomènes naturels donnent raison à ce que le penseur d'origine argentine, ancien lecteur de Borges, Alberto Manguel écrivait en 2011 dans son Nouvel éloge de la folie : « Je crois que nous sommes, dans l'âme, des animaux lecteurs et que l'art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce ». Il y écrivait aussi dans sa préface : « Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu’est le monde. ».
De la mythologie grecque aux sondes spatiales les plus sophistiquées que nous pourrons envoyer dans l'espace, les récits que nous nous faisons des phénomènes naturels donnent raison à ce que le penseur d'origine argentine, ancien lecteur de Borges, Alberto Manguel écrivait en 2011 dans son Nouvel éloge de la folie : « Je crois que nous sommes, dans l'âme, des animaux lecteurs et que l'art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce ». Il y écrivait aussi dans sa préface : « Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu’est le monde. ».
Comme Lewis Carroll le fait dire par Humpty Dumpty à son Alice : « De toute façon, le mot a le sens que je lui donne parce que le problème n'est pas de savoir le sens qu'a le mot, mais de savoir qui détient la maîtrise du sens, qui commande dans cette affaire. ». Alors qui commande ? Le réel ou l'imaginaire ?
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