jeudi 13 mars 2014

L’avenir du papier dans le futur du livre (Petit-déjeuner Culture Papier de mars 2014)

Je suis intervenu hier matin à l'invitation de Culture Papier pour animer l'un de leurs petits-déjeuners mensuels. Un moment qui fut de fait... animé, avec un auditoire attentif, critique (dans le bon sens du terme) et réactif. Très intéressant !
Ci-après la retranscription de mon intervention.
Et vous, qu'en pensez-vous ?
 
 
<< En guise de (longue) introduction …
 
De quoi vais-je vous parler ?
Du papier. Du livre. De la lecture.
Mon postulat est le suivant : l’imprimé ne peut pas suivre le rythme des technologies numériques de la communication, de nouveaux dispositifs de lecture entrainent de nouvelles pratiques de lecture, de nouveaux genres littéraires — au sens large, des formes nouvelles émergent, dans ce contexte la question qui se pose pour votre association est : allons-nous continuer et pourquoi continuerions-nous à lire sur du papier ?
Comme vous m’invitez gentiment et que je ne veux surtout pas vous gâcher votre petit-déjeuner je vous rassure tout de suite : personnellement je pense que le papier peut avoir un avenir dans le futur du livre, à condition qu’il réponde au principe de plaisir de la lecture, qu’il soit un choix désirable pour les lectrices et les lecteurs.
Sans cela “couic”.
Car tout n’est pas rose.
Je pense que les lectures utiles, utilitaires, utilitaristes — s’informer, se documenter, apprendre, dans une optique rationaliste…, trouvent des fonctionnalités nouvelles en versions numériques sur des supports connectés.
Les magazines pourraient résister (c’est un conditionnel, car de nouveaux modes de lecture s’expérimentent, notamment sur iPad, et la “presse magazine” pourrait se révéler soluble dans des “sites web” pour tablettes…), mais, nous voyons avec les mooks (contraction de magazine et de book, “grosse revue papier”) ou, par exemple, le trimestriel France Culture Papiers que, le papier justement, peut encore cristalliser certains plaisirs liés à une décélération, à la recherche d’un autre rythme de vie, plus proche de la radio que de la télévision ou de l’ordinateur, de la tablette ou du smartphone : un temps de déconnexion.
Je pense que de plus en plus, et même parmi les jeunes générations (je l’observe fréquemment chez les étudiants auprès desquels j’interviens parfois) il va y avoir quelque chose de reposant, de relaxant, exprimé par les objets dédiés à une activité unique, par exemple : ne faire que lire. Ce “ne faire que” sera peut-être demain un véritable luxe.
 
Je vous rappelle la liste de ce que les Anciens considéraient comme des “machines simples” : le levier, la roue, la poulie, le coin, le plan incliné, la vis, l’engrenage et le treuil. Le codex n’y figure pas, n’étant probablement pas considéré comme une machine. A tort peut-être. Mais c’est indéniablement un dispositif d’un usage simple. Un livre c’est comme un marteau ou une cuiller à soupe, ce n’est pas d’un abord compliqué. L’organisation du dispositif-livre repose à la fois sur la simplicité du pli, et donc de l’articulation, de l’ouverture et de la fermeture, et ce sur une base primitive : l’archétype de l’empilement.
L’avenir des papiers à usages graphiques n’est donc pas je pense sur la voie des lectures utiles, utilitaires, utilitaristes, mais sur celle des lectures de plaisir, recouvrant ce qui est couramment appelée “la lecture littéraire”, celle de romans et d’œuvres de fiction en général.
Je vais donc orienter notre réflexion sur les évolutions possibles de la lecture littéraire et aborder comment, dans différents scénarios possibles d'évolution, le papier pourrait pour les lecteurs devenir un choix.
Plus que d'apporter des réponses, mon souci sera surtout celui de poser de bonnes questions, d'ouvrir des perspectives pour engager la discussion et les échanges d'idées...
 
Qu’est-ce que je fais ?
C’est quoi la prospective du livre et de la lecture ?
« La prospective du livre est la mise en perspective historique et l'étude de l'évolution des dispositifs et des pratiques de lecture. ».
C’est une activité que je mène (et/ou qui me mène) à plein temps et en indépendant depuis une dizaine d’années, et qui est principalement centrée sur un travail de veille stratégique et technologique et sur une réflexion théorique d’ordre anthropologique.
Depuis 2013 j’oriente de plus en plus mes travaux sur la médiation numérique autour des livres (pour les bibliothèques et les librairies), et les rapports entre nouveaux dispositifs, nouvelles pratiques de lecture, et l’émergence de nouvelles formes de narration.
Mon activité est donc, à la fois, très centrée, concentrée sur le livre et la lecture, mais aussi très excentrée, voire excentrique, car livre et lecture sont des champs d’études transversaux et facilement transdisciplinaires. Comme certains fours c’est petit dehors et grand dedans.
  
Le vif du sujet : pourquoi, plus que les éléphants, les mammouths font-ils rêver les enfants ?
  
Les NDL — nouveaux dispositifs de lecture, sont potentiellement de plus en plus nombreux. Du 1er au 20e siècle de notre ère le codex était quasiment l’unique interface de lecture. Il n’y avait donc pas de choix. Aujourd’hui nous pouvons distinguer quatre grandes familles de NDL : les ordinateurs, les smartphones, les liseuses, les tablettes. Très bientôt les lunettes type Google Glass, les casques de réalité virtuelle type Oculus Rift, les pico-projecteurs et que sais-je… Dans les vingt ans à venir toutes les surfaces, tous les supports pourront potentiellement être utilisés pour lire, y aura-t-il à lire dessus, qu’est-ce qui orientera le choix des lecteurs et qu’est-ce qui pourrait alors encore leur donner l’envie de lire sur du papier ?
En plus, la lecture en streaming se développe indéniablement. Les limitations de nos capacités rétiniennes entre 400 à 500 mots maximum par minutes vont être dépassées par des technologies de lecture séquentielle rapide, comme celles développées par Spritz, Velocity, Readline…
 
En marge de ces bouleversements le mammouth de l’édition imprimée issue des siècles précédents et que je qualifierais, entre guillemets et sans que cela soit péjoratif, de “classique”… Que peut faire le mammouth ? sinon faire rêver les grands enfants que nous sommes.
Nous assistons à la multiplication de nouvelles structures éditoriales : des éditeurs pure-players, certains fonctionnant plus ou moins sur le modèle des start-up, d’autres sur celui des agences de communication ou de design, par exemple, et à termes sur celui des agences de créations de jeux vidéo, voire comme des producteurs audiovisuels.
« Un éditeur pure-player est un entrepreneur qui publie des livres exclusivement dans des formats numériques à destination des nouveaux dispositifs de lecture. ».
J’en ai à ce jour recensés 157 de francophones. Bien évidemment il y en a bien plus si l’on prend en compte les autres langues et notamment l’anglais. Lorsque j’ai commencé ce recensement en avril 2011 j’en avais dénombré une trentaine (lien vers liste).
 
Comme le secteur du papier peut s’appuyer, votre association en est la démonstration, sur des valeurs corporatistes, le secteur de l’édition numérique est lui poussé en avant par les industriels de l’informatique et du divertissement, dont l’intérêt est de créer de la demande pour des gadgets à obsolescence programmée, des forfaits et des abonnements.
 
En passant ainsi de l’imprimé au numérique l’édition pourrait sur les vingt prochaines années se reconfigurer sur trois marchés :
1 — une forme de narration populaire transmédia, fruit de la convergence des jeux vidéo, de la réalité augmentée et de l’internet des objets (objets communicants), qui prend la forme de fictions interactives, de jeux d’aventures dans de véritables univers narratifs parallèles… On observe de premiers exemples avec les BD numériques, les Web-documentaires…
2 — plus élitiste, une littérature “laboratoire”, hyperfictionnelle, née de l’hybridation des arts et de la littérature numériques, en germe dès 1981 dans l’Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs (ALAMO).
3 — l’autoédition, vanity publishing, vanité des vanités, tout est vanité (dans le sens de : est vain) et poursuite du vent (relire La pluie d’été de Marguerite Duras !), et les fan-fictions.
En 2012 les autoédités étaient déjà 23% des déposants au dépôt légal de la BnF, « les deux plus gros représentants de l’édition à compte d’auteur ou d’autoédition ont déposé chacun deux fois plus que Gallimard ou Hachette » (source : Chroniques de la BnF N° 69 — données de l’Observatoire du dépôt légal, édition 2012).
Harlequin, leader mondial de l’édition de littérature sentimentale a réalisé en 2013 un chiffre d’affaires de 259 millions d’euros, soit en retrait de 6,7 %, son activité a chuté de plus de 100 millions de dollars en cinq ans alors que durant la même période on pouvait remarquer que les principaux succès anglo-saxons de l’autoédition se trouvent précisément sur ce genre de la littérature sentimentale. En réponse, le groupe Harlequin a lancé ses propres marques de prestataires en self-publishing (source Livres Hebdo mars 2014).
Nous aurons donc : -1- Luna Park, le grand barnum transmédia ; -2- une littérature art numérique ; -3- Vanité et poursuite du vent…
  
Quid du papier ?
Je reprends les scénarios dans l’ordre inverse :
3 — L’autoédition : avec l’impression numérique à la demande et pour les auteurs putatifs l’image valorisante du livre imprimé comparé à un fichier numérique, il y a toujours là une place pour le papier. (Pour combien de temps ?)
2 — La littérature art numérique : le sujet est vaste et demanderait une étude approfondie, mais des dispositifs artistiques plus ou moins complexes incluant du papier, jusqu’aux sculptures sur livres, en passant par des réalisations plus “grand public” intégrant des dispositifs dits de “réalité augmentée”, la place du papier dans ce segment demanderait à être étudiée pour pouvoir y être développée auprès de créateurs a priori sensibles aux singularités des différents supports d’expression.
1 — Le transmédia : différent à la fois du multimédia et du cross-média, les différents médias y sont là intégrés au service d’une même narration. Dans les premiers dispositifs transmédias sur le marché la BD imprimée est généralement présente. Là aussi une étude approfondie serait nécessaire pour envisager les développements possibles de ce nouveau genre littéraire populaire et proposer une réflexion pour un positionnement stratégique du papier et de l’imprimé dans les narrations transmédia. Quelle dimension spécifique, singulière, l’imprimé peut-il apporter dans des fictions interactives ou bien dans la construction d’univers narratifs ?
 
L’important c’est… La rose ? La page ? La lecture ?
 
Pour vous il s’avère que la page est en papier, mais elle sera peut-être un jour en graphène, un cristal bidimensionnel de carbone.
Pour conclure je voudrais vous lire un petit extrait de L’Immortel, premier livre d’Olga Slavnikova à avoir été traduit en français (aux éditions Gallimard en 2004) :

« Le soleil venait de se montrer, les flaques sur l’asphalte humide et bleu ressemblaient à des fenêtres lavées de frais. Un cycliste blond passa dans un clapotis éblouissant de roues, penché sur son guidon comme un oiseau en vol, translucide de lumière jusqu’aux rayons de son vélo et à son coupe-vent bruissant à l’éclat de vitrail grossier. ».
 
Dans le courant de la lecture la scène est rendue avec réalisme. On la visualise bien mentalement. Pourtant, si l’on s’arrête sur les détails tout semble voler en éclats. La composition d’ensemble rend bien, sonne juste, fait image, mais un peu comme les touches de pinceaux sur une toile impressionniste. A quelques mètres nous sommes subjugués et immergés dans le paysage représenté, mais à quelques pas nous ne voyons plus qu’un magma peinturluré de grossières taches multicolores.
L’écriture qui, pour Paul Claudel : « a ceci de mystérieux qu'elle parle », peint aussi des tableaux vivants dans lesquels les lecteurs voyagent. Les, entre guillemets, “enrichissements” numériques, les sons, la vidéo, des animations, peuvent-ils mieux que les simples mots d’Olga Slavnikova exprimer la réalité de ce cycliste qui passe devant nos yeux à vive allure après la pluie ?
La question maintenant est : dans cet extrait que je viens de vous lire de quelle couleur est le coupe-vent du cycliste ?
Elle n’est pas précisée, mais pourtant vous l’avez vue, et sans prothèse numérique.
 
Je vais conclure et ne pas vous embarquer dans la théorie, je dirais juste que l’écriture, comme le cadastre, est une tentative pour faire naitre mentalement le territoire. J’effleure là la dimension anthropologique de la prospective du livre.
 
Je vais conclure en trois points très brefs qui demanderaient à être développés, à vous d’imaginer la suite, moi je suis à votre écoute :
1 — L’innovation n’est pas forcément numérique. Pourquoi ne pas envisager l’innovation en termes de création, par exemple de formes littéraires, en termes de médiation ou autres…
2 — L’avenir n’est pas déjà écrit, mais il est en grande partie prédéterminé par les choix et les orientations que nous faisons dans le présent, dans ce sens la prospective est à la fois une méthode d’anticipation et une aide aux prises de décisions stratégiques.
3 — Le livre n’est pas seulement un produit en papier, c’est aussi un espace concentrant de nombreux enjeux sociaux et symboliques. Ce sera ma conclusion en vous remerciant pour votre écoute.>>
 

1 commentaire:

  1. L'écho sur France Graphique http://www.industrie.com/impression/article/le-futur-du-livre-en-debat-chez-culture-papier,4078

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