De gauche à droite Georges Chapouthier (CNRS),
Lorenzo Soccavo, Sylvie Dallet (responsable du séminaire).
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Ma récente intervention à la Maison des Sciences de l'Homme - Paris Nord, dans le cadre de la séance de janvier 2015 du séminaire "Éthiques
et Mythes de la Création : Parentés
animales de la pensée humaine – Le retour des forces spirituelles
associées" était titrée "Dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la force
spirituelle du langage".
J'ai d'abord légendé les trois tableaux ci-dessous, puis j'ai essayé de développer une réflexion théorique sur la possibilité que des textes puissent nous ouvrir l'accès à d'autres territoires ou à d'autres formes d'expression du vivant, et sur la possibilité que le langage recèle certaines formes de vie.
1 - L'allégorie de l'aube - 1544 - Battista Dossi |
Nous
sommes d'une espèce animale capable d'anthropomorphiser les
phénomènes et de les articuler dans des récits à la
mesure des capacités d'imagination et d'entendement que nous pouvons
mobiliser. Cette
représentation de l'aube nous stigmatise comme membres de L'espèce
fabulatrice.
2 - La Vierge de l'Annonciation - 1475 - Antonello de Messine |
Le
mystère de l'Annonciation s'illustre ici comme une expérience intime
dans l'espace mental de Marie, en l'intériorité de sa pensée, une
intériorité hors lieu, une pensée de l'être qui
habite le dedans, une prise de conscience.
(Commentaires : cela
peut nous conduire nous à une réflexion sur la réalité d'espaces
intérieurs, où la pensée humaine pourrait se relier au vivant au
sein de non-lieux (et nous relier à des sur-êtres ? Comme l'Ange
Gabriel ?), des
architectures
imaginaires et
interprétatives (c'est-à-dire
qui recèlent des interprétations),
des rébus habitables, des projections
holographiques de pages
écrites (ou de
volumes). Nous
connaissons tous ici de tels
contextes qui dissimulent des alphabets non phonétiques, par exemple
des lieux qui sont
consacrés (cathédrales,
etc., mais qui peuvent
être aussi dans la nature, comme
des enceintes de pierres levées – cromlech, monuments mégalithiques,
menhirs, ou comme les
pistes chantées des aborigènes australiens…). C'est-à-dire
des contextes non-alphabétiques qui font écho dans nos territoires
intérieurs.
L'exploration
des parentés animales de la pensée humaine ne passerait-elle pas
par celle de ces inexplorés territoires intérieurs ?
Pourrait-on
imaginer la Tour de Babel comme métaphore de la tour d'ivoire
du lecteur ?
(Commentaires :
Le
mythe de Sisyphe : pour avoir osé défier les dieux
Sisyphe fut condamné à rouler jusqu'en haut d'une colline un rocher
qui éternellement redescendait avant qu'il ne parvienne au sommet.
(Serait-ce ici une bulle à calculi de Sumer ? l'anthropologue des
écritures Clarisse Herrenschmidt les présente comme des projections
de la cavité buccale qui renferme les mots avant qu'ils ne
deviennent paroles. Ce sont ces boules qui aplaties deviendront des
tablettes d'argile tenant dans une main ouverte…).
Le
mythe de la Tour de Babel : pour avoir osé défier les
dieux les hommes voient leur langage brouillé et se dispersent
sur la surface de la Terre (Terre : projection macrocosmique de
la boule roulée par Sisyphe ?).
Texte de réflexion
Comme
une éponge imbibée d'eau, peut-être notre encéphale est-il imbibé
de fiction, et que quelles que soient les singularités que nous
percevons nous tendons généralement à les interpréter comme
rationnelles, et peut-être que le clivage nature/culture n'est
qu'une pure illusion anthropocentrique.
Les
mythes qui nous activent, tels des programmes sémantiques (comme
nous parlerions de programmes informatiques pour désigner des
séquences d'instructions conditionnant des réponses spécifiques)
sont tissés de langage, d'une grammaire qui conditionne la manière
dont nous interprétons des signaux, les ordonnançant en récits, ce
qui aurait pour conséquence d'engendrer l'illusion du temps (cf.
tableau 1 : L'Allégorie de l'aube).
Je
cherche là à évoquer des contextes sécrétant leur propre
substance temporelle (comme dans le roman La montagne magique, Thomas Mann), en
entendant par contexte un rébus habitable, une substitution
métaphorique en trois dimensions à du texte (c'est-à-dire à du
langage) (cf. tableau 2 : La Vierge de l'Annonciation).
S'agissant
des Parentés animales de la pensée humaine j'avancerais
l'idée que le vécu du vivant serait, sinon littéraire,
nécessairement narratif, et je poserais la question suivante :
peut-on être vivant sans avoir de vécu ?
Comme
texte-contexte je me référerais alors à la notion de bibliographie
naturelle (nous en trouvons une bonne définition descriptive
dans l'approche de la ville de Tamara, dans le recueil Villes
invisibles, d'Italo Calvino:
« L'œil s'arrête rarement
sur quelque chose, et seulement quand il y a reconnu le signe d'autre
chose : une empreinte sur le sable indique le passage du tigre,
un marais annonce une source, la fleur de la guimauve la fin de
l'hiver. Tout le reste est muet et interchangeable ; les arbres
et les pierres ne sont que ce qu'ils sont. Pour finir, le voyage
conduit à la ville de Tamara. On y pénètre par des rues hérissées
d'enseignes qui sortent des murs. L'œil ne voit pas des choses mais
des figures de choses qui signifient d'autres choses » ;
nous penserons aussi à cette bibliothèque que nous appelons
« univers » (« L'univers (que d'autres appellent
la Bibliothèque) », La bibliothèque de Babel,
Borges).
L'animisme,
qui laisse l'humain intégré au réseau du vivant, pourrait-il être
une voie pour renouer le fil avec ces forces spirituelles qui
relieraient pensée humaine et pensée animale dans un même champ
vibratoire ?
Plusieurs
expériences pourraient ici être rapportées. J'en propose une,
extraite de l'ouvrage Mystiques et magiciens du Tibet
d'Alexandra David-Néel en 1929. L'auteur relate le récit d'un lama
qui dans sa jeunesse avait avec son frère quitté son monastère
pour aller servir et étudier auprès d'un ascète étranger qui
venait de s’installer dans leur région. Comme cela se pratiquait
pour combattre à la fois la peur et l'incrédulité des disciples
concernant l'existence des démons, étant entendu comme le rapporta
alors un docteur en philosophie à Alexandra David-Néel que :
« Le disciple doit comprendre que dieux et démons existent
réellement pour ceux qui croient à leur existence
et qu'ils possèdent le pouvoir de faire du bien ou du mal à ceux
qui leur rendent un culte ou qui les redoutent. »,
l'ascète ordonna au plus jeune des deux frères d'aller s'attacher
trois jours et trois nuits à un arbre dans un endroit isolé, et de
s'imaginer une vache offerte en offrande, précisément
là où rodait un démon sous
la forme d'un tigre. Le matin du cinquième jour le maître dit au
disciple resté près de lui d'aller chercher son frère car il avait
fait un rêve étrange.
Il alla et trouva le corps de
son jeune frère
déchiqueté et à demi dévoré. Lorsqu'il
revint à la hutte celle-ci était vide et le maître disparu.
Dès lors nous avons plusieurs niveaux d'interprétation de cette
histoire. D'abord celui
littéral des faits : ne voyant pas revenir son disciple
l'ascète a compris qu'il avait eu un accident et a préféré s'éclipser discrètement. Puis,
celui du lama racontant
l'histoire et qui, à l'époque, considéra que le démon-tigre avait
effectivement eu raison de
son jeune frère
pas encore suffisamment
avancé initiatiquement pour
s'en défendre. Enfin, le
niveau d’interprétation auquel
le lama parvint après plusieurs années de travail, à savoir que
l'ascète en question était probablement lui-même
le démon-tigre, métamorphosé
en homme pour piéger de jeunes moines venant de quitter leur
monastère.
Dans
son essai Marcher avec les dragons
(2013) l'anthropologue
Tim Ingold montre comment dans
les communautés monastiques du moyen-âge occidentale le recours au
dragon jouait
le même rôle
que celui du
démon-tigre tibétain :
« le dragon,
précise Tim Ingold, existait pour autant que la crainte
existe, non comme une menace extérieure mais comme une
souffrance imprimée au cœur même de la personne qui la subissait.
En tant que tel, il était aussi réel que l’expression de son
visage ou l’insistance de sa voix. Mais il ne pouvait être vu ou
entendu que par celui qui en était lui-même effrayé. ».
Pour
progresser vers une impossible conclusion je citerai une nouvelle
fois Italo Calvino dans une autre de ses villes invisibles (Théodora,
étymologiquement "don de
Dieu") : « Reléguée
pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis
l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des
espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par
les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables,
elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait
au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les
dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les
basilics reprenaient possession de leur ville. ».
Vous
comprenez bien que je ne peux pas conclure, je dirais simplement que
je crois qu'avoir, à la fois l'humilité et le courage, que je
qualifierais de chevaleresques, tels l'humilité et le courage de Don
Quichotte, de dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la
force spirituelle codée (infusée ? Engrammée ?) dans
notre langage, c'est s'autoriser à incarner le rôle décisif de
Sisyphe roulant une bulle à calculi sur la face de la Tour de Babel
(cf. tableau 3 : Sisyphe au pied de la Tour de Babel),
ce qu'il faudrait concevoir comme une expérience de pensée.
Si
l'on s'intéresse vraiment à la lecture, et se reportant aux
parentés animales de la pensée humaine, les quelques illustrations
et exemples que je vous ai proposés aujourd'hui, avancent deux
idées :
1 –
que nos contextes sont tissés de textes qui pourraient nous ouvrir
l'accès à d'autres territoires et à d'autres expressions du
vivant ;
2 –
que le langage recèlerait des formes de vie, comme, par exemple, des
démons-tigres ou des dragons.
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