lundi 12 janvier 2015

Bibliographie naturelle et anthropocentrisme

De gauche à droite Georges Chapouthier (CNRS),
Lorenzo Soccavo, Sylvie Dallet (responsable du séminaire). 
Ma récente intervention à la Maison des Sciences de l'Homme - Paris Nord, dans le cadre de la séance de janvier 2015 du séminaire "Éthiques et Mythes de la Création : Parentés animales de la pensée humaine – Le retour des forces spirituelles associées" était titrée "Dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la force spirituelle du langage".
J'ai d'abord légendé les trois tableaux ci-dessous, puis j'ai essayé de développer une réflexion théorique sur la possibilité que des textes puissent nous ouvrir l'accès à d'autres territoires ou à d'autres formes d'expression du vivant, et sur la possibilité que le langage recèle certaines formes de vie.
 

1 - L'allégorie de l'aube - 1544 - Battista Dossi
Nous sommes d'une espèce animale capable d'anthropomorphiser les phénomènes et de les articuler dans des récits à la mesure des capacités d'imagination et d'entendement que nous pouvons mobiliser. Cette représentation de l'aube nous stigmatise comme membres de L'espèce fabulatrice.
2 - La Vierge de l'Annonciation - 1475 - Antonello de Messine
Le mystère de l'Annonciation s'illustre ici comme une expérience intime dans l'espace mental de Marie, en l'intériorité de sa pensée, une intériorité hors lieu, une pensée de l'être qui habite le dedans, une prise de conscience.
(Commentaires : cela peut nous conduire nous à une réflexion sur la réalité d'espaces intérieurs, où la pensée humaine pourrait se relier au vivant au sein de non-lieux (et nous relier à des sur-êtres ? Comme l'Ange Gabriel ?), des architectures imaginaires et interprétatives (c'est-à-dire qui recèlent des interprétations), des rébus habitables, des projections holographiques de pages écrites (ou de volumes). Nous connaissons tous ici de tels contextes qui dissimulent des alphabets non phonétiques, par exemple des lieux qui sont consacrés (cathédrales, etc., mais qui peuvent être aussi dans la nature, comme des enceintes de pierres levées – cromlech, monuments mégalithiques, menhirs, ou comme les pistes chantées des aborigènes australiens…). C'est-à-dire des contextes non-alphabétiques qui font écho dans nos territoires intérieurs.
L'exploration des parentés animales de la pensée humaine ne passerait-elle pas par celle de ces inexplorés territoires intérieurs ?
   
3 - Sisyphe au pied de la Tour de Babel - 2014 - Hervé Fischer
Pourrait-on imaginer la Tour de Babel comme métaphore de la tour d'ivoire du lecteur ?
(Commentaires :
Le mythe de Sisyphe : pour avoir osé défier les dieux Sisyphe fut condamné à rouler jusqu'en haut d'une colline un rocher qui éternellement redescendait avant qu'il ne parvienne au sommet. (Serait-ce ici une bulle à calculi de Sumer ? l'anthropologue des écritures Clarisse Herrenschmidt les présente comme des projections de la cavité buccale qui renferme les mots avant qu'ils ne deviennent paroles. Ce sont ces boules qui aplaties deviendront des tablettes d'argile tenant dans une main ouverte…).
Le mythe de la Tour de Babel : pour avoir osé défier les dieux les hommes voient leur langage brouillé et se dispersent sur la surface de la Terre (Terre : projection macrocosmique de la boule roulée par Sisyphe ?).

Texte de réflexion

Comme une éponge imbibée d'eau, peut-être notre encéphale est-il imbibé de fiction, et que quelles que soient les singularités que nous percevons nous tendons généralement à les interpréter comme rationnelles, et peut-être que le clivage nature/culture n'est qu'une pure illusion anthropocentrique.
Les mythes qui nous activent, tels des programmes sémantiques (comme nous parlerions de programmes informatiques pour désigner des séquences d'instructions conditionnant des réponses spécifiques) sont tissés de langage, d'une grammaire qui conditionne la manière dont nous interprétons des signaux, les ordonnançant en récits, ce qui aurait pour conséquence d'engendrer l'illusion du temps (cf. tableau 1 : L'Allégorie de l'aube).
Je cherche là à évoquer des contextes sécrétant leur propre substance temporelle (comme dans le roman La montagne magique, Thomas Mann), en entendant par contexte un rébus habitable, une substitution métaphorique en trois dimensions à du texte (c'est-à-dire à du langage) (cf. tableau 2 : La Vierge de l'Annonciation).
 
S'agissant des Parentés animales de la pensée humaine j'avancerais l'idée que le vécu du vivant serait, sinon littéraire, nécessairement narratif, et je poserais la question suivante : peut-on être vivant sans avoir de vécu ?
Comme texte-contexte je me référerais alors à la notion de bibliographie naturelle (nous en trouvons une bonne définition descriptive dans l'approche de la ville de Tamara, dans le recueil Villes invisibles, d'Italo Calvino:
« L'œil s'arrête rarement sur quelque chose, et seulement quand il y a reconnu le signe d'autre chose : une empreinte sur le sable indique le passage du tigre, un marais annonce une source, la fleur de la guimauve la fin de l'hiver. Tout le reste est muet et interchangeable ; les arbres et les pierres ne sont que ce qu'ils sont. Pour finir, le voyage conduit à la ville de Tamara. On y pénètre par des rues hérissées d'enseignes qui sortent des murs. L'œil ne voit pas des choses mais des figures de choses qui signifient d'autres choses » ; nous penserons aussi à cette bibliothèque que nous appelons « univers » (« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) », La bibliothèque de Babel, Borges).
L'animisme, qui laisse l'humain intégré au réseau du vivant, pourrait-il être une voie pour renouer le fil avec ces forces spirituelles qui relieraient pensée humaine et pensée animale dans un même champ vibratoire ?
 
Plusieurs expériences pourraient ici être rapportées. J'en propose une, extraite de l'ouvrage Mystiques et magiciens du Tibet d'Alexandra David-Néel en 1929. L'auteur relate le récit d'un lama qui dans sa jeunesse avait avec son frère quitté son monastère pour aller servir et étudier auprès d'un ascète étranger qui venait de s’installer dans leur région. Comme cela se pratiquait pour combattre à la fois la peur et l'incrédulité des disciples concernant l'existence des démons, étant entendu comme le rapporta alors un docteur en philosophie à Alexandra David-Néel que :
« Le disciple doit comprendre que dieux et démons existent réellement pour ceux qui croient à leur existence et qu'ils possèdent le pouvoir de faire du bien ou du mal à ceux qui leur rendent un culte ou qui les redoutent. », l'ascète ordonna au plus jeune des deux frères d'aller s'attacher trois jours et trois nuits à un arbre dans un endroit isolé, et de s'imaginer une vache offerte en offrande, précisément là où rodait un démon sous la forme d'un tigre. Le matin du cinquième jour le maître dit au disciple resté près de lui d'aller chercher son frère car il avait fait un rêve étrange. Il alla et trouva le corps de son jeune frère déchiqueté et à demi dévoré. Lorsqu'il revint à la hutte celle-ci était vide et le maître disparu. Dès lors nous avons plusieurs niveaux d'interprétation de cette histoire. D'abord celui littéral des faits : ne voyant pas revenir son disciple l'ascète a compris qu'il avait eu un accident et a préféré s'éclipser discrètement. Puis, celui du lama racontant l'histoire et qui, à l'époque, considéra que le démon-tigre avait effectivement eu raison de son jeune frère pas encore suffisamment avancé initiatiquement pour s'en défendre. Enfin, le niveau d’interprétation auquel le lama parvint après plusieurs années de travail, à savoir que l'ascète en question était probablement lui-même le démon-tigre, métamorphosé en homme pour piéger de jeunes moines venant de quitter leur monastère.
Dans son essai Marcher avec les dragons (2013) l'anthropologue Tim Ingold montre comment dans les communautés monastiques du moyen-âge occidentale le recours au dragon jouait le même rôle que celui du démon-tigre tibétain :
« le dragon, précise Tim Ingold, existait pour autant que la crainte existe, non comme une menace extérieure mais comme une souffrance imprimée au cœur même de la personne qui la subissait. En tant que tel, il était aussi réel que l’expression de son visage ou l’insistance de sa voix. Mais il ne pouvait être vu ou entendu que par celui qui en était lui-même effrayé. ».
 
Pour progresser vers une impossible conclusion je citerai une nouvelle fois Italo Calvino dans une autre de ses villes invisibles (Théodora, étymologiquement "don de Dieu") : « Reléguée pendant un temps indéfini dans des repaires à l’écart, depuis l’époque où elle s’était vue détrônée par le système des espèces désormais éteintes, l’autre faune revenait au jour par les sous-sols de la bibliothèque où l’on conserve les incunables, elle descendait des chapiteaux, sautait des gargouilles, se perchait au chevet des dormeurs. Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hircocerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. ».
 
Vous comprenez bien que je ne peux pas conclure, je dirais simplement que je crois qu'avoir, à la fois l'humilité et le courage, que je qualifierais de chevaleresques, tels l'humilité et le courage de Don Quichotte, de dépasser l'horizon humain pour se ressaisir de la force spirituelle codée (infusée ? Engrammée ?) dans notre langage, c'est s'autoriser à incarner le rôle décisif de Sisyphe roulant une bulle à calculi sur la face de la Tour de Babel (cf. tableau 3 : Sisyphe au pied de la Tour de Babel), ce qu'il faudrait concevoir comme une expérience de pensée.
 
Si l'on s'intéresse vraiment à la lecture, et se reportant aux parentés animales de la pensée humaine, les quelques illustrations et exemples que je vous ai proposés aujourd'hui, avancent deux idées :
1 – que nos contextes sont tissés de textes qui pourraient nous ouvrir l'accès à d'autres territoires et à d'autres expressions du vivant ;
2 – que le langage recèlerait des formes de vie, comme, par exemple, des démons-tigres ou des dragons.

 

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