jeudi 12 avril 2018

Les fictions vues comme des iles

Résumé de ma contribution à la conférence internationale en sciences humaines et sociales Mythanalyse de l'insularité, des 21 et 22 mai 2018 (organisateurs et informations) : Les fictions littéraires considérées comme des îles... 
  
" Cette réflexion prend la forme d'éclats, une succession de courts paragraphes à considérer comme autant d’îlots formant un archipel et donc ayant, au-delà des apparences, une certaine unité, laquelle unité pouvant être annonciatrice d'un isthme, une langue de terre qui s'avancerait dans l'océan du langage comme la presqu’île d'un vaste continent inexploré qui serait celui de la fiction littéraire.

Des kabbalistes considèrent le monde comme étant un phénomène linguistique. Marcel Proust lui-même n'est-il pas chaman lorsqu'il écrit dans Le temps retrouvé, ultime étape de son intime galaxie A la recherche du temps perdu : « Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément », avouant avoir créé son œuvre : « comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n’ont probablement leur explication que dans d’autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l’art. » ?

Lectrices et lecteurs sont par nature des insulaires, mais ce sont aussi des navigateurs, pris par le texte, tantôt poussés au large, tantôt rejetés vers le rivage.
(L'imaginaire des îles s'harmonise bien, me semble-t-il, à ce mouvement qui se saisit du lecteur de fictions ballotté entre le monde du texte qu'il lit, et, le contexte du monde dans lequel il lit, comme entre le monde et la langue maternelle qui structure le monde, et s'éclairerait des explorations psychanalytiques de Marie Bonaparte sur Edgar Allan Poe – je pense notamment à l'île aux abîmes et aux "gouffres alphabétiques" –, et des travaux de Bachelard sur L'eau et les rêves.)

Ce balancement exprime subtilement le débat qui se croit contemporain sur l'attention et la distraction. En 1905 Proust l'aborde dans un texte qui n'était qu'une préface et est connu sous le titre Sur la lecture dont l'incipit a traversé le temps : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. ».

Aux fondements de la lecture littéraire niche une ambiguïté entre le contexte et le texte. Le lecteur est dans cet entre-deux, comme entre deux îles, il lit entre texte et contexte et se retrouve ainsi dans un inter-dit et ce que j'appellerais un outre-autre : un au-delà qui est autre, cet inconnu vers lequel il est attiré comme un navigateur l'est par des îles.

Considérer les îles comme des textes et le langage comme un océan, considérer lectrices et lecteurs comme des insulaires navigateurs n'est-ce pas approcher une vérité de l'être qui serait lettre, créature anthropoglyphe : une lettre qui aurait une forme animale humaine ? Qu'écriraient alors nos navigations ?

Passer de la figure du fictionaute, que je définis comme la densification de la part de soi qu'un lecteur de fictions littéraires projette dans ce qu'il lit, à celle du navigateur, c'est passer d'Ulysse navigateur à Ulysse voyageur interstellaire. En 1981 une série télévisée d'animation franco-japonaise avec Ulysse 31 au… 31e siècle, proposait cette lecture.

Pour les îles les frontières sont ailleurs, dans les eaux territoriales, aux confins des réalités et de l'imaginaire. Dans une perspective mythanalytique les îles et les voyages d'une île à une autre dessinent une graphie qui pourrait être la transcription d'une méthode de lecture en écho à la double métaphore bien connue du monde comme livre et du livre comme monde, qui deviendrait ainsi l'île comme livre et le livre comme île.
Nos références bibliographiques sont ici l'Odyssée d'Homère, Mardi de Herman Melville, Les aventures d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Allan Poe, Flatland de Edwin A. Abbott, La Tempête de Shakespeare.
Chaque île, comme chaque livre, offre une lecture de soi et est remise en question de son identité narrative. "

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