lundi 18 mai 2020

Voyager dans les Livres

Lorenzo_Soccavo_Mai-2020
A l'occasion du séminaire-marathon du 1er mai organisé dans le cadre des Rencontres Scénographies et Technologies S&T#3 par Franck Ancel, j'ai pour la première fois abordé en public les conditions de la découverte de mon fictionaute et présenté un modèle d'expérience de pensée potentiellement reproductible par d'autres lecteurs et lectrices.
Je dispose de plusieurs autres modèles d'expériences de ce type et je suis à l'écoute de toutes structures pour venir les présenter et les tester en groupe.
 
Voici en attendant ci-dessous une version abrégée de ma présentation du 1er mai au séminaire S&T#3.
 
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Lecture littéraire et expérience en pensée


La proposition est la suivante :

– Les fictions littéraires jouent en nous comme des espaces mémoriels, lesquels espaces mémoriels peuvent devenir des laboratoires de nos vies.

– L'espace imaginaire et l'imagerie mentale de nos lectures nous confrontent à d'autres facettes de "la réalité".

– Conscientiser puis autonomiser son fictionaute, la part subjective de soi que lectrices et lecteurs projettent spontanément dans ces espaces imaginaires, ouvrirait la voie à un art de la mémoire confinant à la métaphysique et nous rapprocherait affectivement des formes d'intelligences artificielles que sont les personnages de fictions littéraires.

Qu’est-ce que j’entends par lecture littéraire ?

Simplement la lecture de textes littéraires, c’est-à-dire de textes répondant à l’évocation qu’en faisait Marcel Proust dans Jean Santeuil dans lequel il approchait assez clairement la qualité première de la relation singulière de ce que j’appellerais les liens de connivence entre le Monde-monde et les mondes littéraires : « ce qu'il y a de réel, écrit Proust, dans la littérature, c'est le résultat d'un travail tout spirituel, quelque matérielle que puisse en être l'occasion [...] une sorte de découverte dans l'ordre spirituel ou sentimental que l'esprit fait, de sorte que la valeur de la littérature n'est nullement dans la matière déroulée devant l'écrivain, mais dans la nature du travail que son esprit opère sur elle. » (Quarto Gallimard, 2001, p.335).

Le texte littéraire serait le produit d’un travail de notre esprit sur le réel. Ce travail serait une sorte d’alchimie, de transmutation des éléments bruts du quotidien sous l’effet d’un révélateur spirituel ou sentimental (ces termes sont ceux employés par Proust) qui en ferait, c’est la lecture que moi j’en fais, ressortir deux dimensions essentielles cachées : l’esthétique (liée au sentiment du beau), et l’éthique (liée à la perception morale du bien).

La lecture littéraire est ainsi à entendre dans mes propositions comme la lecture d‘un texte qui serait le fruit d’un travail spirituel dans une double dimension esthétique et éthique.

Qu’est-ce que j’entends par expérience de pensée ?

Une expérience de pensée, plus précisément une expérience en pensée, est la conduite d’une expérimentation par la puissance de l’imagination, soit parce qu’il ne serait pas possible de réaliser concrètement l’expérience dans le monde physique, soit parce que l’expérimentation vise une observation ou un changement d’état intérieur, soit enfin que l’objet de l’expérimentation est au niveau de l’exploration d’un monde non physique.

Qu’est-ce que j’entends par Intelligence Fictionnelle ?

Enfin, dire que : « Les fictions littéraires jouent en nous comme des espaces mémoriels », c’est avancer l’idée des fictions comme lieux de mémoire, comme si ce qui s’y jouait pouvait faire écho, entrer en résonance ou bien se trouver en ressemblance avec la propre histoire de la construction de l’identité personnelle des lectrices et des lecteurs.

Sur ce lien entre espace fictionnel et art de la mémoire il faudrait évidemment développer. Par exemple à partir du roman L'Invention de Morel de l'écrivain argentin Adolfo Bioy Casares (1940) [il s’agirait alors d’IA faibles] et de L'Année dernière à Marienbad, tant le film d’Alain Resnais (1961) que le scénario d'Alain Robbe-Grillet [il s’agirait alors d’IA fortes]. Nous pourrions alors nous demander si nous pourrions parler d’IF, d’Intelligence Fictionnelle ? Pourrait-on parler d’intelligences fictionnelles au sujet des personnages de fictions littéraires ?

Le livre laboratoire de pensée

Le livre qui a été pour moi le laboratoire de pensée dans lequel j'ai pu découvrir mon propre fictionaute est La Montagne magique de Thomas Mann, relu une quinzaine de fois dans sa traduction originelle par Maurice Betz. La traduction de 2016 par Claire de Oliveira pour les éditions Fayard a marqué un coup d'arrêt. Cet accident de parcours m'a permis de réfléchir sur ce que les différences de traduction d'un même texte peuvent avoir comme effets sur l'imagerie mentale d'un lecteur et sur sa réception subjective d’un texte.

En résumé La montagne magique relate le séjour dans un sanatorium de montagne d'un jeune homme délicat nommé Hans Castorp, lequel à l'été 1907 vient rendre une simple visite de courtoisie de trois semaines à son cousin malade, mais qui finalement ensorcelé par les effets conjugués de l'altitude et de l'emploi du temps millimétré des journées restera en fait sept ans, jusqu'à ce que l'éclatement de la Première Guerre mondiale l'arrache à cet enchantement pour le confronter à la cruauté du monde.

L’expérience

Pour notre expérience je propose l’analyse d’une courte scène du début du roman, celle de l'arrivée de Hans, en partant du principe que si je pouvais vraiment me projeter dans le monde de ce livre je voudrais absolument pouvoir assister personnellement à son arrivée au sanatorium.

D’abord le texte de cette scène dans sa traduction par Maurice Betz, puis ensuite le même passage dans sa traduction par Claire de Oliveira, et enfin toujours la même scène mais telle qu’elle est vécue par mon fictionaute projeté et immergé dans l'action.

L’idée sous-jacente est que je serais arrivé au sanatorium la veille de Hans Castorp et que j’aurais donc pris une journée d’avance sur l’horloge interne de la narration.

Le je qui s’exprime alors dans cet extrait est mon propre je, c’est moi, Lorenzo Soccavo qui suis arrivé la veille au sanatorium du Berghof en l’an 1907. Le narrateur devient ici une projection du lecteur : c’est mon fictionaute qui parle.

Pour des voyages littéraires de ce type nous pourrions peut-être parler d’autofictions métaleptiques. Une métalepse étant une sorte de glissement ou de trébuchement, comme un lapsus, qui nous transporterait au-delà d’une limite, comme l’indique le préfixe méta.

Nous devrions aussi en imaginer les différentes conséquences possibles à la manière de Borges : les exemplaires imprimés de La montagne magique seraient-ils modifiés par l’intrusion d’un lecteur dans le contexte de l’histoire, etc.

Au-delà cette expérience où l’autonomie est conférée au fictionaute, nous pourrions concevoir des expériences de pensées dans lesquelles ce serait les personnages de la fiction qui acquerraient une certaine autonomie.

Ce point nous amène à revenir pour conclure sur la question de l’intelligence artificielle. Les personnages de fictions littéraires concentrent sur eux une masse de données qui leur donnent consistance et crédibilité et leur confère une certaine densité vibratoire sur la psyché des lecteurs, là où le monde possible de la fiction se refléterait pour faire lieu.

Nous pourrions à partir du postulat suivant :

- les personnages de fictions littéraires sont généralement des créatures anthropomorphes qui ne vivent pas vraiment sur Terre, en conséquence de quoi nous pouvons les considérer comme des extraterrestres avec lesquels nous pourrions potentiellement entrer en contact,

penser qu’à moyen terme une technologie d'intelligence artificielle favorisant le développement de créatures bio-digitales pourra faire des personnages de romans des vivants presque comme nous.

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