vendredi 30 décembre 2022

Une expérience de Traversée du Miroir

Le texte ci-dessous de 2020, repris et complété en 2022, rapporte fidèlement une expérience personnelle autobiographique qui pour moi s'inscrit pleinement dans le cadre de mes recherches en littérature.


 " Je suis allé en 2020 m’attendre à la sortie de l’école primaire. Je n’ai pas vu sortir le petit garçon que j’étais tout comme lui il y a plusieurs décennies ne me voyait pas l’attendre. M’attendre. Le temps est ce qui nous empêche de nous voir pour que l’espace conserve une certaine cohérence à nos yeux. Ce faisant l’espace abolit presque la distance temporelle. Le temps nous rend seulement l’un à l’autre invisibles.
L’absence que nous sommes l’un à l’autre, et cela l’un comme l’autre l’avons toujours ressenti, nous le ressentons, n’est cependant que dans cette illusion temporelle, car, toujours, c’est ensemble que nous avons été, c’est un seul et même que nous sommes. Vouloir nous séparer serait illusoire.
Pour ce qui est de l’espace, notre pensée peut toujours récupérer les accrocs du temps dans la tapisserie. Si nous ne sommes pas trop regardants les espaces demeurent semblables à eux-mêmes. Une ressemblance, au pire une vraisemblance fera toujours l’affaire.
L’espace a une pesanteur à laquelle il doit son apparente stabilité de laquelle le temps, lui, s’échappe. Le temps fuite toujours.
 
Ces premières années "je" était encore dans la foulée de son moi de départ, premiers mois des premières années et premiers émois des premiers pas et des premiers mots, et les maux des pas ceci et pas cela, premiers inter-dits et problèmes de diction. Son articulation au monde se fait dans l’écho pas à pas de son propre passé.
Là-bas depuis seulement quelques années une orthophoniste siège à proximité de l'école primaire.

Chercher donc ma propre étymologie, il s'agit bien de cela, pour devenir ma propre métaphore, pour me délier de mon nom d’état-civil, encombrant, et le dé-lire en quête de mon nom véritable : celui qui traverserait les âges et s’échapperait par les deux extrémités du parcours de ma naissance et ma mort.

Le temps, lui, est l’affaire du récit, mais c’est en progressant dans l’espace ouvert par mes lectures, dans ce perpétuel dé-lire là, que je peux retourner au moment où le langage s’est saisi de moi au cours de la première moitié des années soixante, et de l’école. Retrouver le B-A-BA de la signifiance dans l’insignifiant des décennies écoulées depuis lors. Car dès lors en zootechnie la succession des apprentissages était déjà depuis belle lurette chose très bien réglée concernant l’éducation des jeunes enfants. La lecture est une question d’espace parce que le langage en catimini se cristallise en texte dès que, ou presque.
Mais c’est curieux cependant comme les espaces continuent à circuler en nous quand nous ne circulons plus en eux. De la place Pasteur me semble-t-il jusqu’à la rue Ampère où était durant toutes ces années la maison, devenue maison intérieure, "lamézon", je m’y rends encore souvent la nuit en rêve. Qu’est-ce que se rendre ?
A posteriori ce devait être là-bas un espace m'incitant à la lecture. Dans la partie du jardin devant la maison il y avait des lilas. Aujourd'hui j'y lis l'injonction : lis là, ou lis-la.
Au-delà étaient la plaine et les blés. Le lys et les épis déjà là.
Là, je suis venu à la lecture, ou la lecture est venue à moi, mais dans cet espace-là, et depuis lors le tissage du récit et de la narration, du réel et de la fiction, est incessant.

En 2022 je suis repassé à l'endroit. L'école primaire qui maintenant fait non-lieu pour moi. Ce serait un endroit d'où il n'y aurait donc pas lieu de donner suite à mes plaintes, à une action en justice pour demander réparation des blessures de l'enfance.
C'était une après-midi de printemps à l'heure d'une récréation. Je passais discrètement sans regarder. L'image en moi, à la lisière prenait forme par les sons seulement. Mais j'étais visible. Soudain la voix claire d'un jeune enfant m'apostropha :
- Monsieur ! Vous pouvez... Mon avion en papier s'il vous plait ?
(Sur l'instant j'ai eu la certitude que je n'oublierai jamais les mots précis avec lesquels il m'avait demandé et depuis lors il m'est impossible de m'en souvenir.)
A quelques mètres un avion en papier plié gisait sur le trottoir et de l'autre côté du portail fermé de l'école un petit garçon qui n'était pas moi ni aucun des condisciples que j'avais pu avoir dans les années soixante tendait vers moi son visage et sa main.
Je lui ai rendu son avion en papier, il m'a dit merci, je suis aussitôt reparti et quand quelques pas plus tard je me suis retourné il avait déjà comme disparu, anonyme dans la cour de récréation ou s'envolaient pour aussitôt retomber parmi des dizaines d'enfants des dizaines d'avions en papier.
Ce qui est impossible à exprimer avec des mots c'est mon impression alors d'être passé l'espace d'un instant sur l'envers de l'endroit. Aussitôt j'ai été en résonance avec la scène bien connue du Petit Prince de Saint-Exupéry. "S'il vous plaît... dessine-moi un mouton !". Je n'étais plus dans la réalité. L'espace d'un instant seulement.
 
Possiblement des territoires de l'enfance deviendraient ainsi des terres de fiction et des espaces réels pour les uns glisseraient d'un coup en espaces littéraires pour d'autres. La question première, celle de mes recherches en littérature, demeurant celle des conditions d'apparition de et à ces espaces-là.
Des territoires de l'enfance deviennent des terres de fiction, en partie parce qu'ils l'étaient à l'origine, parce que le petit train électrique qui tournait en rond sur le plancher de ma chambre devenait si réel dès lors que toutes lumières éteintes dans la pièce aux volets fermés et aux doubles rideaux tirés, une joue contre le sol, le regard à hauteur de miniature, il devenait un instant aussi vrai que ceux que je pouvais depuis mon lit entendre passer au loin certains soirs où un tissage particulier de l’air, la distribution du silence et du vent, la qualité soudaine de mon écoute semblaient rendre possible l’impossible, voyager depuis là ; en partie aussi parce que les faux retours à l'école et à "lamézon" devant lesquelles je ne fais que passer, marquent et masquent à la fois des moments qui, dans une certaine mesure, s'apparenteraient à des traversées du miroir. "
© Lorenzo Soccavo 2020-2022.

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