"L’initiative Red Team a été décidée à l’été 2019 par l’Agence de l’innovation de Défense (AID) avec l’Etat-major des armées (EMA), la Direction générale de l’armement (DGA) et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) dans le cadre du Document d’orientation de l’innovation de Défense. La mission de la Red Team se veut ambitieuse : composée d’auteur(e)s et de scénaristes de science-fiction travaillant étroitement avec des experts scientifiques et militaires, elle a pour but d’imaginer les menaces pouvant directement mettre en danger la France et ses intérêts. Elle doit notamment permettre d’anticiper les aspects technologiques, économiques, sociétaux et environnementaux de l’avenir qui pourraient engendrer des potentiels de conflictualités à horizon 2030 - 2060."
Au-delà de l'opération de communication cet engagement cherche visiblement à répondre concrètement à des enjeux se cristallisant actuellement dans l'extrême contemporain et recoupant en plusieurs points mes propres travaux.
Le premier obstacle à franchir selon moi sera dans la capacité des auteurs impliqués à discerner le processus de réactualisation permanente des mythes, à l'œuvre tant dans notre imaginaire que dans notre quotidien et nos projections du futur. C'est là un travail de mythanalyse.
Un autre aspect essentiel apparaît déjà dans le premier scénario (Barbaresques 3.0) proposé par le truchement du personnage d'Alia N'Saadi. Il nous interroge très concrètement sur l'évolution des stratégies de falsification assistées par deep learning, mais aussi bien plus largement sur le concept d'identité.
Les personnages comme possibles médiateurs entre monde sensoriel et mondes imaginaires, la catégorisation personnes physiques / personnages fictionnels, seront justement le thème de ma prochaine intervention au séminaire Ethiques et Mythes de la Création de l'institut Charles Cros (en visioconférence le samedi 19 décembre prochain), et conduit à s'intéresser de près, tant au statut des personnes fictives que des nouvelles formes de créatures numériques, jusqu’à l’émergence d’intelligences fictionnelles que j’avais déjà évoquée le 1er mai 2020 dans le cadre du séminaire Scénographies et Technologies S&T#3 du psychanalyste Franck Ancel.
La technologie numérique peut apparaître comme un réenchantement du monde, elle peut donner l'impression que nous entrons dans l'univers imaginaire de la science-fiction, mais c'est parce qu'elle met d'abord en jeu la question des frontières. Alors que l'institution militaire s'interroge sur la protection de la sphère privée-familiale de ses hommes et sur la digitalisation du corps humain, la partie qui se joue est en fait antédiluvienne. Depuis des siècles des lectrices et des lecteurs de fictions littéraires y sont bien entraînés. Le phénomène concerné relève du registre des métalepses narratives, du sentiment de traversée du miroir.
C'est dans le cadre de ces recherches que j'ai été amené à forger le concept de fictionaute pour désigner la part
subjective de soi qu'une lectrice ou qu'un lecteur projette
spontanément dans ses lectures.
Espérons que cette initiative de l'Agence de l’innovation de Défense permettra un jour de faire passer ces sujets de la recherche théorique fondamentale à une véritable recherche expérimentale appliquée.