J’appelle pornographie une saturation du regard, qui voit, ou, qui lit.
Par l’idée de contamination pornographique de la lecture sur supports numériques, j’entends désigner ici par l’emploi même du terme “pornographie” : tout ce qui sature la lecture.
Si nous établissons un parallèle entre, d’une part, le regard voyeur face aux photographies ou aux vidéos véritablement pornographiques, et, d’autre part, le regard lecteur, face à des contenus hypertextes et multimédias, où l’invite à cliquer ou effleurer l’écran tactile est permanente, nous retrouvons dans ces deux situations le même effet hypnotique de saturation du désir initial, une mise à mort de la curiosité.
La lecture numérique pourrait s’apparenter ainsi par ces aspects à une tentative d’épuisement de la lecture linéaire pratiquée depuis les origines.
La page-écran, en rendant possible à terme une lecture connectée, à la fois zapping et soumise à la triple intrusion :
– des opérateurs ou des fournisseurs d’accès,
– des annonceurs publicitaires,
– des autres lecteurs, avec leurs commentaires, voire annotations et soulignements, si ce n’est des ajouts ou des modifications au texte initial de l’auteur ; la page-écran introduit une rupture du contrat de lecture, une dérégulation des pratiques qui pourrait se formuler par l’équation : [lecture numérique = soumission pornographique du lecteur].
La lecture, dite enrichie, appauvrirait en fait l’imaginaire, et, du coup, le désir de lire des lecteurs.
Une lecture pornographique de Georges Simenon
J’ai tenté l’expérience de ce vers quoi pourrait dériver une lecture, dite “enrichie”, du premier roman de ma bibliothèque à m’être tombé sous la main. En l’occurrence : Le pendu de Saint-Pholien, de Georges Simenon (édition Presses Pocket de 1977, 182 pages).
J’ai imaginé que je pouvais cliquer sur les pages pour accéder aux informations et documentations complémentaires dont le désir fugace pouvait traverser mon esprit à la lecture. Par exemple, en cliquant sur un nom de lieu, accéder à un plan et à une photo de l’endroit cité…
La représentation graphique ci-dessus n’illustre en fait qu’une partie de cette tentative d’épuisement du livre. Comme vous le voyez, j’ai abusé des points de suspension là où l’exercice serait devenu fastidieux, et j’ai placé une “mine” là où il deviendrait dément, labyrinthique. Par exemple : naviguer à partir de la lecture de ce roman précis dans l’intégralité de l’œuvre prolifique de Simenon, dans l’intégralité des aventures du fameux commissaire Maigret, dans les profils et les commentaires de ses millions de lecteurs ! Ce ne serait plus du flux ce serait un tsunami ce serait de la folie ce serait de la pornographie vous dis-je !
Saturé, j’ai, malgré mes précautions (points de suspension et mines) arrêté l’expérience à la page… 47 ! C’est tout dire.
C’est dire qu’un dispositif de lecture qui permettrait de naviguer à vue dans Le pendu de Saint-Pholien en rendrait la lecture impossible.
L’attention du lecteur s’éparpille en dehors des voies qui lui sont tracées par l’auteur, elle se désagrège, tandis que se délite la minutieuse et habile trame narrative mise en place avec, pourtant, tout le savoir faire de Simenon.
Un comité d’éthique ?
Ainsi, l’un des enjeux capitaux de l’édition numérique du 21e siècle est-il, à mon sens, la redéfinition du périmètre de la lecture (au-delà des questions adjacentes des contenus et de l’étendue).
Passant de l’imprimé figé au flux, aussi volatile que la parole, le texte numérique peut, soit devenir une particule, soit devenir une cellule. Inorganique, ou, organique ? Délimiter l’activité de lecture c’est définir un juste milieu entre la tempête de sable et la prolifération cancéreuse de cellules vivantes.
Le 21 octobre 2009 à l’Hôtel de Massa, dans le cadre des rencontres
La révolution numérique de l’auteur, organisées par la SGDL, Jean Sarzana proposait : «
Enfin, je vous suggère de créer un comité d’éthique avec les éditeurs, les auteurs, les libraires et les bibliothécaires français, ce qui faciliterait les échanges. » [
Source]
Ici même j’ai plusieurs fois appelé pour ma part à : « La création d’un “Think Tank” (groupe de réflexion public-privé), qui pourrait être, à la fois, un observatoire indépendant, une force de propositions, et un comité de suivi et d'éthique, regroupant les “insiders” de l'édition papier, et, de l’édition numérique, ainsi que des experts de la prospective et de l'économie de la connaissance. » Qui pourrait faire relais ?