lundi 15 mars 2010

Comment nommer les machines à lire ?

Au-delà les problèmes de définitions, notamment juridique et fiscale, du livre numérique, se pose avec de plus en plus de force la question de comment qualifier génériquement la multitude d’appareils qui ont pour fonction, parfois parmi beaucoup d’autres, de permettre la lecture de ces livres numériques précisément.
Ne serait-ce qu’en implications marketing, nommer ces objets va influencer le marché et orienter les pratiques de lecture du siècle.
Les appeler “liseuses”, terme lancé en France par Virginie Clayssen (Directrice adjointe du développement numérique chez Editis et Présidente de la Commission numérique du SNE Syndicat National de l'Edition) me semble risqué. C’est en partie valider de fait ces machines comme des machines à lire, sans tenir forcément compte de la manière dont elles vont certainement influencer et orienter l’évolution des pratiques de lecture dans les décennies à venir. C’est un peu leur donner un blanc seing.

Affordance de l’iPad en question

C’est l’affordance qui est ici en fait questionnée. (Pas le blog éponyme d’Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en Sciences de l'information et de la communication, et dont je profite de l’occasion pour recommander la lecture : Affordance.)
L’affordance est la capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation (Wikipédia). Qu’en est-il donc alors de l’affordance de ces machines à lire ? Tant des tablettes e-ink / e-paper présentées dans l’eBook Reader Matrix que de ce fameux iPad ?
Le concept d’affordance serait particulièrement intéressant à étudier je pense, dans le contexte actuel de mutation des interfaces de publication, de lecture et d’écriture, sous ses aspects de psychologie de la perception, de design, et d’interaction homme-machine (dans le sens où je parle souvent d’interfaces i2L, interfaces Lecteurs/Livres).

iPad vs eBook

L’iSlate tant attendu s’est appelé iPad lorsqu’il est apparu. Quant aux différences de fonctions ainsi induites par le changement entre nom supposé et nom imposé, l’effet est certes subtil, mais peut-être pas négligeable. Cela pourrait se discuter. Mais là n’est pas le plus important je pense. L’important c’est qu’un “pad of paper” c’est un bloc notes, pas un livre. Nous retrouvons bien, dans cette dénomination iPad, ce qui se joue actuellement dans la redéfinition des pratiques d’écriture et de lecture : un déplacement du centre de gravité et une (con)fusion des usages.
Le terme e-book, forgé en 1998 au sein de la société américaine NuvoMedia qui, depuis la Silicon Valley, allait lancer en 1999 les deux premiers lecteurs d’e-books (le Rocket eBook et le Softbook), ce terme e-book reste, plus de 10 ans après son invention, toujours approximatif dans son emploi, tantôt désignant le contenu (le fichier texte qui est lu), tantôt le contenant (l’appareil).
Le terme québécois livrel (construit sur le modèle de courriel) semble davantage fixé pour désigner les contenus. Des diverses appellations poétisantes comme, par exemple, “baladeur de textes” de Pierre Schweitzer, pour nommer son projet @folio en 1996, ou “Lyber” de Michel Valensi des Éditions de l’Éclat, et au rang desquelles j’ai tendance à mettre également “liseuse”, c’est encore ce “livrel” de nos amis québécois qui fonctionnerait le mieux.
La définition proposée en 2000 par Emmanuelle Jéhanno dans son ouvrage : Enquête sur la filière du livre numérique (éditions 00h00), et que nous pourrions résumer ainsi :
On parle d’e-book, ou livre électronique, quand il y a, à la fois :
- Un contenu numérisé
- Un support de lecture électronique
- Un logiciel de lecture dédié ; si elle clarifiait les choses en 2000, ne fait en 2010 qu’entériner la confusion née dans ces années là, étrangement proches et lointaines à la fois.
En septembre 2002, Marie Lebert dans Le Livre 010101, aux éditions Numilog, rapportait cette déclaration, pertinente et toujours à méditer, de Pierre Schweitzer : « J’ai toujours trouvé l’expression livre électronique très trompeuse, piégeuse même […]. Car quand on dit livre, on voit un objet trivial en papier, tellement courant qu’il est devenu anodin et invisible... alors qu’il s’agit en fait d’un summum technologique à l’échelle d’une civilisation. […] Quand on lui colle [au livre] électronique ou numérique derrière, cela renvoie à tout autre chose : il ne s’agit pas de la dimension indépassable du codex, mais de l’exploit inouï du flux qui permet de transmettre à distance, de recharger une mémoire, etc., et tout ça n’a rien à voir avec le génie originel du codex ! C’est autre chose, autour d’Internet, de l’histoire du télégraphe, du téléphone, des réseaux... »

Alors comment nommer les machines à lire ?

Des acteurs des industries de la communication, comme Apple ou Google, par exemple, pourront certainement user de leur puissance en ingénierie sociale pour imposer l’air de rien une dénomination sexy apte à séduire les consommateurs. Ce ne sera pas la première fois qu'un nom de marque ou de fabricant s'imposera pour désigner un objet appelé à devenir quotidien. Rappelons-nous Frigidaire, Kleenex, Caddie, ou encore Cocotte minute, marque déposée de SEB.
Cette situation dans laquelle, nous autres lecteurs, nous nous retrouvons aujourd’hui en 2010, me rappelle ces quelques mots d’Albert Bensoussan, dans sa présentation du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude (Collection Points Poche éd. du Seuil) : « Là, tout sera à créer et l'on vivra le déchiffrement des premiers jours du monde, car "beaucoup de choses n'avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt". Et voilà l'humaine condition installée dans l'Histoire, dans la contingence, dans le devenir et le cyclique... » Oui, en effet ;-)

7 commentaires:

  1. De convention, on utilise :
    pour le contenant : liseuse
    pour le contenu : livrel

    Et bien expliquer les 2 notions

    Pratiquement tout le monde parle/écrit ainsi, faut arrêter là sinon le grand public ne va rien comprendre.

    Les blogs utilisent ces terminologies.

    J'espère qu'on va pas avoir des paragraphes entiers sur les blogs pour nous sortir une énième proposition... qui ne fera pas avancer le débat sur toutes les problématiques induites (droits d'auteur, libraires, bibliothèques, auteurs, lecteurs, technologies, etc.). C'est assez compliqué comme ça à BIEN expliquer...

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  2. Désolé mais je ne suis pas d'accord Jeanlou : je parle pratiquement tous les jours de ces sujets en dehors du petit microcosme on line des blogs qui se consacrent plus ou moins à ces questions (et dont la grande majorité se contente en fait de traduire et de relayer l'actualité anglosaxonne puis de se citer les uns les autres), je parle et j'entends parler pratiquement tous les jours donc de tout cela dans la vraie vie (IRL ;-)et je suis affirmatif :
    le vocabulaire n'est pas aussi clairement fixé que tu l'affirmes ! Loin de là, et notamment chez les éditeurs indépendants et chez les jeunes générations (je suis souvent sollicité par des étudiant(e)s...)

    Quelle convention ? De qui de quand ?
    Comme je cherchais à l'expliciter dans mon post, derrière cette question de vocabulaire il y a de véritables enjeux !
    Qu'appeler "liseuse" de tels appareils, comme le Kindle, par exemple, puisse arranger les majors de l'édition dans leurs affaires à venir avec les géants de la distribution de biens culturels numérisés, certainement.
    Mais moi je suis indépendant et j'essaye de réfléchir le contexte à d'autres niveaux (cela dit en toute modestie).
    En employant ce terme de "liseuse" pour ces appareils électroniques des professionnels de l'édition donnent un blanc seing aux industriels !
    Personnellement je m'y refuse.

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  3. Bonjour
    je ne comprends pas très bien votre rejet du terme "liseuse".
    Pourriez-vous développer vos arguments ?
    Au moins, ce terme est-il simple, efficace, français et déjà existant (pas un énième néologisme). En quoi donne-t-il un blanc seing aux industriels ?
    Votre seul argument pour rejeter ce terme est que celui-ci ne reflète pas la manière dont le support électronique peut influencer la lecture.
    Mais je ne vois pas en quoi le mot "livre" (pour désigner le livre "papier"), du latin "liber" = "partie vivante de l'écorce", fait l'écho des pratiques de lecture propres à ce support...
    Je ne me suis jamais vraiment penché sur la question, mais, parmi ebook, iPad, livre électronique, etc., je trouve que liseuse sort du lot. (Ou, à la rigueur, si l'on veut garder une référence au type de lecture induit par le support : ardoise de lecture ?). Quant au contenu, faut-il réellement un terme spécifique ? La désignation du genre textuel ne peut-elle suffire ? Je lis un roman, un essai, un recueil de poèmes, des recettes de cuisine, un polar, un manuel, un dictionnaire... Peu importe que ce soit sur du papier ou sur un écran !

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  4. Bonjour et merci pour votre commentaire,
    Simplement, je considère que le terme de "liseuse" est porteur de connotations qui ne permettent pas de discerner avec objectivité ce que ces appareils électroniques, entre guillemets "enlèvent" et/ou "apportent" à la lecture.

    Pour ce qui est du contenu : je suis entièrement d'accord avec vous. Nous n'allons pas davantage lire un livrel que nous ne lisions un livre (la confusion venait que le même terme livre désignait avec le codex contenant et contenu), nous lisons un roman, un guide de voyage, un recueil de nouvelles, une BD, etc.
    Pour les professionnels le débat est sur la nécessaire définition fiscale de ces livrels, et sur la distinction entre livres numérisés homotéthiques, et, livres numériques (avec ajouts multimédias etc.).

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  5. Merci pour votre réponse.
    A nouveau, je ne comprends pas pourquoi le terme à choisir devrait absolument évoquer les apports (positifs ou négatifs) du support à la lecture. Pourquoi vouloir toujours positionnier le livre électronique PAR RAPPORT au livre papier (qui lui serait le modèle) ? Je suis convaincu que c'est une erreur de perspective et au final un faux débat.

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  6. Je ne dis pas qu'il faut absolument choisir un terme, ni que celui-ci devrait évoquer quoi que ce soit par rapport à la lecture, mais, ce que je dis, c'est que, précisément, justement, ce terme de "liseuse" qui semble s'imposer, évoque, connote : ce terme de "liseuse" positionne "le livre électronique PAR RAPPORT au livre papier" et, comme vous le soulignez, cela peut induire des erreurs de perspectives.

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  7. Toujours pas d’accord, mais vais pas me battre pour ça, les droits d'auteur m'apparaissent une partie plus importante à jouer...

    Cela dit, "liseuse" fait consensus (d'accord, chez les blogueurs mais il faut reconnaître qu’avec ce mot, il y a consensus) et on comprend très bien la différence avec "livre".

    Je ne vois pas en quoi on fait le jeu des industriels et pourquoi cette notion de blanc-seing ??? Mais bon, ce n'était que ma réflexion qui ne vaut pas plus que ça. Disons pour le moment, ce terme m’apparaît clairement pour établir le distinguo avec le papier, parce qu’il faut bien savoir où on se situe et, entre-nous qui échangeons sur nos blogs, nous savons de quoi nous parlons.

    Le terme me semble assez clair et explicite mais nous pouvons en choisir un autre à la condition qu'il n'induise pas en erreur, print et screen sont appelés à cohabiter quelque temps.

    Le choix et l'usage des mots viendront probablement par la suite et qu'importe que la « liseuse » soit débaptisée, ce n'est pas, je le répète le problème de fond : comment mieux et bien rémunérer les auteurs à l'émergence de ce nouveau paradigme ???

    Voilà la réelle interrogation qui nous préoccupe... me semble-t-il.
    Il n’est pas question de savoir qui a raison ou tort mais bien de pouvoir percevoir les deux médias et, je regrette, mais il y a en une dont le modèle économique (prix unique, TVA harmonisée avec celle du papier) doit impérativement et clairement être défini.

    En vertu de quoi la TVA devrait-elle être différente ? Pour préserver les acquis des éditeurs ? C’est NON, c’est l’auteur qui fait la REELLE valeur ajoutée, même si l’éditeur et le libraire demeurent incontournables.

    A cet égard, l’expérience publie.net de François Bon est exemplaire et démontre qu’à tout vouloir, l’éditeur et le libraire disparaîtront. A vouloir préserver leurs acquis, ne risquent-ils pas de tout perdre .

    Le lecteur saura choisir à contenu égal d’acquérir plus d’ouvrages à moindre coût, dans une logique sommes toutes légitime, la version numérique. Ceci sera bien sûr encore plus évident pour les œuvres passées dans le domaine public. A l’exception bien sûr de qui voudra décorer son intérieur avec de beaux volumes, ce qui se conçoit.

    Regarde l’industrie de la musique, celle du cinéma. Toutes les lois Hadopi du monde ne pourront jamais tarir une économie qui, in fine, s’avère continuer à être prospère quoi qu’on en dise… L’édition dans son ensemble de dérogera pas à la règle.

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