Considérant que cet entretien que j'avais donné en juin dernier, pour son mémoire de fin d'études (Enjeux et stratégies de la modernisation de la chaine du livre) à une étudiante de l'ESARTS (Ecole Supérieure de gestion et de médiation des Arts), abordait les principales interrogations actuelles sur le devenir de l'édition, j'ai pensé à le publier ici, en cette calme période estivale.
Bonne lecture et n'hésitez pas à le commenter :
" 1 - Depuis notre dernière rencontre, l’iPad a été lancé en France. D’après ses premiers résultats, pensez-vous qu’il puisse être considéré comme un nouveau dispositif de lecture, au même titre que le Kindle par exemple, et qu’il pourrait être en mesure de favoriser la lecture numérique, ou bien qu’il fait tout simplement partie d’une nouvelle génération de tablettes numériques qui relèvent davantage de l’ordinateur multifonction ?
Réponse : Nous n’avons à ce jour [début juin 2010] qu’encore peu de recul sur les usages, et sur les probables influences de l’iPad sur les pratiques de lecture. Les premières enquêtes aux USA sont conformes à ce que nous pouvions prédire apparemment, à savoir : que l’utilisation de l’iPad, comme dispositif de lecture de livres numériques (ebooks) et/ou de presse magazine, arrive en quatrième ou cinquième position, après la navigation sur le Web, le visionnage de vidéos, les jeux, etc.
Objectivement, nous n’avons pas encore, en juin 2010, le recul suffisant pour déterminer comment les utilisateurs adopteront les multiples fonctions de l’appareil et lesquelles ils privilégieront. Beaucoup va aussi dépendre des applications qui leurs seront proposées.
De nombreux éditeurs, pas seulement anglo-saxons, mais également français, ont tenu à être présents sur l’iPad dès sa mise sur le marché. Les questions qui sont alors soulevées sont celles de la politique tarifaire d’Apple, d’une part, des éditeurs, d’autre part, mais il est certain qu’il faut voir au-delà et envisager les comportements des utilisateurs et la pertinence des offres éditoriales.
La technologie d’affichage e-ink/e-paper, utilisée notamment par Amazon pour son dispositif Kindle et par Sony pour ses différents readers, est sans conteste bien plus adaptée à la lecture. Comparés à l’iPad, ces dispositifs, moins volumineux, sont davantage nomades. Ils restent lisibles à l'extérieur, et notamment en plein soleil, contrairement à l’écran LCD de l’iPad (même doté du système IPS – In-Plane Switching, qui améliore le contraste). Ils sont également moins onéreux. En revanche, ils sont moins “sexy”, entre guillemets : ils ne sont pas multifonction et ils ne permettent que la lecture, et en noir et blanc ! Mais l’encre électronique couleur devrait être commercialisable prochainement et, tant Amazon que Sony, adoptent une politique de prix et de diffusion offensive pour rester concurrentiels face à Apple sur le créneau de la lecture numérique. D’un autre côté l’iPhone 4 devrait être mieux adapté à la lecture ( ?).
Tous ces différents facteurs conjugués peuvent certainement doper le marché de l’édition numérique (ce qui est en partie différent du fait de : « favoriser la lecture numérique »).
A terme ce seront les générations de lecteurs qui trancheront…
2 - Antoine Gallimard a été élu à la tête du S.N.E depuis le jeudi 24 juin : quels peuvent être les changements de la politique du livre face au livre numérique suite à cette élection ? Peut-elle favoriser la création d’une plateforme de téléchargement unique de livres en France ?
Réponse : Pour ce qui est de la constitution d’une plateforme interopérable, la réponse est : oui. La profession n’a heureusement pas attendu l’assemblée générale du SNE et le système est déjà opérationnel depuis quelques jours. Il s’agit plus précisément d’une offre commune entre les différentes plateformes : Eden Livres, ePagine, ePlateforme et Numilog.
Pour le reste, il ne faut pas surestimer le rôle et l’influence du SNE. D’autres acteurs majeurs influencent également la politique du livre. Le travail des lobbies, que ce soit des professionnels de la filière graphique, d’une part, ou, d’autre part, des opérateurs de téléphonie mobile notamment, est également très actif.
Le SNE fédère 575 éditeurs, soit certainement moins de 50% des éditeurs français. Cela dit, ses 575 éditeurs représenteraient 75% du chiffre d’affaires du secteur, car les plus grands groupes, et notamment les numéros un et deux : Hachette Livre et Editis Planeta, y sont partie prenante.
Cela dit, l’édition numérique est incontestablement LE dossier prioritaire pour le nouveau Bureau du SNE qui définit ainsi ses missions : "Définir les conditions d'émergence d'une offre légale numérique attractive", "garantir l'interopérabilité de nos plateformes numériques", "défendre la propriété intellectuelle", "contrecarrer les ambitions inquiétantes de Google Livres", ainsi que le dossier "de la TVA à taux réduit applicable au livre numérique".
3 - Google annonce prochainement le lancement de Google Edition. Quels sont les intérêts du moteur de recherche à lancer sa librairie en ligne ? Comment les libraires et les éditeurs français peuvent-ils se rendre efficaces face à ce géant ?
Réponse : Les intérêts de Google sont naturellement financiers. Il s’agit pour Google de syndiquer autour de sa propre plateforme de livres numériques des partenariats et donc des liens commerciaux. Plus de 90% des revenus de Google sont publicitaires.
La réponse des libraires et des éditeurs français est de développer leurs propres plateformes et de les rendre interopérables entre elles. Mais, d’une part, il faudra voir vers où les utilisateurs lecteurs se tourneront, et, d’autre part, il faut avoir conscience, qu’à terme, des solutions franco-françaises ont peu de chances de perdurer, dans un marché du livre qui s’internationalise de plus en plus et est de plus en plus accaparé par les majors du divertissement (entertainment).
A mon avis, l’interprofession française du livre néglige de jouer la carte de la francophonie (notamment avec le Québec) et c’est un tort !
Google travaille sur des systèmes ouverts et également sur un projet de dispositif de lecture couplé à des solutions de cloud computing (“informatique dans les nuages”, c’est-à-dire en résumé que le livre numérique ne sera pas stocké dans le dispositif de lecture, mais, sur des serveurs extérieurs, auxquels le lecteur via son dispositif de lecture se connectera).
Alors qu’il apparaît difficile de trouver un modèle économique rentable pour le livre numérique, contaminé par le syndrome de la gratuité qui a gagné le web, on peut penser que Google prémédite de proposer un jour aux éditeurs de placer de la publicité dans leurs ebooks.
4 - En termes de contenus numériques, pensez-vous que l’enrichissement des textes est une possibilité à l’avenir ? A qui revient ce rôle ? Pensez-vous que créer des départements spécialisés dans l’enrichissement des textes numériques au sein des maisons d’édition soit une solution pour que l’édition française se maintienne en France ?
Réponse : L’enrichissement des textes existant en versions nativement imprimées, et notamment le patrimoine littéraire, pose de multiples problèmes, relevant de l’intégrité des œuvres et du respect du droit moral de leurs auteurs.
Il faudrait en outre savoir exactement ce que nous entendons par “enrichissement” et cerner dans quelle mesure ces enrichissements apporteraient réellement une vraie valeur ajoutée, documentaire, ou bien s’ils divertissent simplement de la lecture et risquent de désorienter le lecteur.
La question est aussi celle du périmètre de la lecture (écouter un fichier audio, l’interview d’un auteur, regarder une vidéo, l’extrait d’une adaptation d’un roman pour le cinéma, par exemple, ce n’est plus lire et il faut en amont anticiper les parcours d’attention des lecteurs en conséquence…).
Le fait est cependant que nous pensons encore aujourd’hui en termes de livres numérisés, c’est-à-dire de livres à l’origine imprimés sur papier et que nous avons ensuite numérisés. Mais ce n’est là qu’une étape transitoire. Tout comme dans les années 1450-1500 on a d’abord imprimé nombre d’ouvrages précédemment manuscrits. Mais, comme l’on n’a pas pu imprimer tous les livres manuscrits, nous ne pourrons certainement pas numériser tous les livres imprimés.
La seconde étape, qui va arriver très vite, sera celle de la création, de l’élaboration de livres nativement numériques, et là, le travail de conception et de créativité des auteurs, et celui d’accompagnement et de validation des éditeurs, va trouver une légitimation renouvelée.
5 - Quelle serait, d’après vous, la meilleure stratégie à adopter de la part des acteurs de la chaine traditionnelle du livre, afin qu’ils ne connaissent pas le même sort que l’industrie de la musique, en particulier au niveau des distributeurs et des imprimeurs ?
Réponse : Une stratégie d’ouverture et d‘innovation : développer la mutualisation et les solidarités interprofessionnelles, accompagner l’évolution des pratiques, développer la veille stratégique et l’innovation produit, tirer profit des enseignements que nous pouvons maintenant retirer des marchés de la musique et de la vidéo, notamment concernant les DRM, prendre davantage en considération les auteurs et les lecteurs comme des partenaires à part entière, investir le web 2.0 et ses développements à venir, en termes notamment de réalité augmentée…
6 - Pensez-vous que la lecture numérique trouvera rapidement un public ? Y a-t-il un risque qu’elle remplace progressivement la lecture sur papier ? Si oui, sur tous les types de contenu ou des contenus spécifiques comme les manuels ou autres ?
Réponse : Tout dépend sur quelle échelle de temps nous nous plaçons. Il faut prendre en compte les effets, à la fois de continuités et de ruptures générationnelles. La “Génération Y” des natifs du numérique est particulièrement étudiée. L’objectif est de déterminer l’influence du numérique sur ces consommateurs qui, dans moins de cinq ans, représenteront plus de 30% de la population. Il est évident que, au moins pour un certain nombre d’usages : recherches du sens d’un mot ou de sa traduction, recherches documentaires, informations pratiques et actualités, etc., ces lecteurs potentiels ne se tournent déjà plus spontanément vers l’imprimé, mais, vers le numérique : pour l’heure, le Web, avec majoritairement Google et Wikipédia, puis des applications sur iPhone.
Cette génération, mais également nombre de personnes plus âgées, a également développé sur le web 2.0 de nouvelles pratiques de lectures et d’écritures, collectives, commentées, etc. Pensez notamment aux fans fictions…
C’est donc une question de temps, mais, oui, à plus ou moins long terme, lecture et écriture, vont migrer, du papier, au papiel (papier électronique).
Il faut aussi prendre en compte une nouvelle génération d’entreprises : d’une part, la création, face aux maisons d’édition, entre guillemets “historiques”, de start-up d’édition “pure player“, mais aussi, d’autre part, le fait que Google n’a été fondée qu’en septembre 1998, Amazon en juillet 1995, et Apple en avril 1976. C’est-à-dire : récemment, en comparaison aux grandes maisons d’édition, issues pour certaines du 19e siècle. Ces multinationales, qui n’existaient pas il y a seulement une quarantaine d’années, et seulement une quinzaine dans le cas de Google, sont toutes par ailleurs de culture et de langue anglo-saxonnes. Comme le sont également la grande majorité des sociétés qui développent de nouveaux dispositifs de lecture.
L’édition numérique trouvera certainement d’autant plus son public, que de plus en plus de personnes, et notamment ceux de la Génération Y, sont anglophones, mais ce sera en partie au détriment du marché français, et en tous cas de sa culture.
7 - Doit-il y avoir deux marchés distincts : celui des dispositifs de lecture et celui des textes numériques, ou ces deux marchés doivent-ils être entre les mains des mêmes acteurs ?
Réponse : Je ne suis pas certain de bien saisir le sens exact de votre question. Et je n’ai aucune autorité pour dire ce qu’il doit ou ne doit pas y avoir ! Je peux simplement formuler des recommandations pour des projets précis de développement.
Il y a forcément des marchés différents, mais complémentaires, entre celui des dispositifs de lecture, et, celui des contenus, des livres numériques, par exemple. C’est un peu comme le hardware et le software en informatique. Depuis le 19e siècle la chaine du livre fédérait une interprofession aux métiers différents, de l’auteur au libraire, en passant par le papetier et l’imprimeur. Aujourd’hui, nous passons d’une chaine linéaire à une chaine réticulaire…
Pour le reste la coexistence de différents modèles économiques sera certainement la règle : commercialisation de dispositifs de lecture ouverts et sans contenu, d’autres avec des formules d’abonnements, etc.
8 - Comment les développeurs technologiques peuvent-ils s’intéresser à la lecture numérique ? L’enjeu est-il purement économique ? Que penser d’Apple et de sa façon de créer des monopoles, comme celui de l’iPod sur la musique, ou l’iPhone sur la téléphonie ?
Réponse : Tout dépend par ce que l’on entend précisément par “développeurs technologiques”, mais il est certain qu’un gros travail reste à effectuer pour réinventer une nouvelle typographie et de nouveaux codes graphiques qui soient pertinents sur les nouveaux dispositifs et qui facilitent la lecture, notamment dans des situations de mobilité. L’amélioration des logiciels de lecture et de la lisibilité des nouveaux dispositifs de lecture est capitale.
Pour la deuxième partie de votre question, il est clair qu’en période de crise économique, et alors que des dizaines de milliers d’emplois sont en jeu dans la filière graphique, l’enjeu est, à court terme, économique et social. Cela dit, à plus long terme, les enjeux du passage de l’édition imprimée à l’édition numérique sont aussi culturels, voire, civilisationnels.
Historiquement, nous savons que le passage des rouleaux de papyrus aux codex de parchemin, le passage de la lecture à voix haute à la lecture silencieuse, le passage des manuscrits à l’imprimerie, toutes ces mutations passées du livre ont provoqué des changements importants dans les sociétés.
Pour le reste la pérennité de modèles fermés et verticaux de type Apple, ou d’Amazon avec son Kindle, est en effet problématique, et peut-être transitoire, compte tenu des nouveaux modes de consommation et notamment de téléchargement des biens culturels qui émergent. Cependant, force est de constater que les opérateurs de téléphonie mobile sont parvenus à imposer aux consommateurs des pratiques commerciales à la limite abusives.
9 - D’après vous, à quoi ressemblera le livre numérique du futur (un futur proche) ? A l’heure actuelle, comment estimez-vous l’avenir du livre papier et de son marché ?
Réponse : Si vous voulez parler des dispositifs de lecture, et compte-tenu que les technologies d’affichage progressent très rapidement (plusieurs, actuellement en concurrence, cumuleront en fait les avantages du LCD et ceux de l’e-paper : la technologie Pixel Qi (écrans 3Qi), la technologie Qualcomm (écran Mirasol), la technologie Liquavista…), et que par ailleurs, la technologie OLED est, elle aussi, très prometteuse (Sony développe des prototypes d’écrans OLED souples et enroulables), nous pouvons penser que nous disposerons, dans les dix quinze ans à venir, de dispositifs de lecture qui reprendront le système de base de l’interface des rouleaux de papyrus de l’Antiquité ! Mais avec, au lieu du papyrus manuscrit, du e-paper, réinscriptible et connecté…
Nous n’allons certainement pas vers un modèle unique, un seul dispositif de lecture qui remplacerait le livre imprimé et relié, mais, vers une multiplicité de supports, capables d’afficher du texte et des informations multimédias de manière optimisée en fonction des contextes de la lecture et des choix des lecteurs.
Par contre si vous vouliez parler des contenus je pense vous avoir précédemment répondu…
Le marché du livre papier va certainement décliner au cours des prochaines années. D’abord les courbes de ventes vont s’inverser et, un jour, le marché du livre numérique, dépassera celui du livre imprimé.
Nous pouvons cependant penser qu’un marché de niche subsistera pour le texte imprimé, avec l’impression à la demande, d’une part, puis également certains beaux livres, livres d’art et d’artistes, et, d’autre part, selon la vitalité de l’innovation produit, l’implication et la créativité des professionnels, avec des livres hybrides print/digital. "
© Lorenzo Soccavo, juin 2010.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire