samedi 17 décembre 2011

Faut que les historiens travaillent au devenir du livre

Lorsque l'on s'intéresse à l'histoire de l'histoire du livre, tout en étant extérieur aux cénacles universitaires, l'on est bien démuni.
Le mieux alors semble être de se pencher sur un titre particulier : "L'apparition du livre", de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, ouvrage qui fait référence en histoire du livre depuis 1958.
Mais en histoire de l'histoire ?

Sur ce point, la réédition de 1999 que j'en possède est heureusement enrichie d'une postface de Frédéric Barbier, ancien élève de l'École des chartes et directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Histoire et civilisation du livre) et notamment l'auteur d'une "Histoire du livre", parue aux éditions Armand Colin et dont je recommande la lecture, ainsi que le blog.
Cette postface est intitulée : "Écrire l'apparition du livre".
Dans ce texte (qu'il faut également lire ;-) Frédéric Barbier pose : "Les trois termes d'une histoire du livre".
    
Les trois termes d'une histoire du livre
  
D'abord, dès le 18e siècle, il s'agit d'une histoire de l'imprimerie et de ses débuts, rédigée par "les libraires érudits". Ensuite, mais dans les faits je crois plus ou moins simultanément, il s'agit d'une histoire réécrite par une lecture politique de l'apparition et du développement de l'imprimerie. Enfin, d'une histoire des et par les catalogues des éditeurs.
L'on saisit tout de suite l'obscure masse d'ombres qui s'étend dès lors que l'on porte un regard interrogateur sur "l'avant".
Ce qui apparemment impulsa donc cette discipline qu'est l'histoire du livre n'aurait été que les impacts culturels et politiques de ce qui fut, à l'époque de son apparition, une nouvelle technologie de l'information et de la communication : l'imprimerie typographique. Un procédé technique nouveau qui rendait possible une circulation des textes, un partage et un accès aux savoirs jusqu'alors impossibles. (Cela ne vous rappelle rien ? ;-)
Frédéric Barbier n'hésite pas à qualifier ces phases de : "préhistoire de l'histoire du livre".
   
Préhistoire de l'histoire du livre
  
Il écrit clairement dans sa postface : "Les deux champs privilégiés par cette manière de préhistoire du livre se placent ainsi, on le voit, du côté du livre au sens strict, qu'il s'agisse d'abord d'histoire des techniques (et notamment du moment de référence, celui de l'apparition de l'imprimerie, identifiable avec L'Apparition du livre lui-même) et des ateliers typographiques, ou d'histoire de la production imprimée." (pp. 545-546, c'est moi qui souligne).
 
Mais si nous sommes bel et bien sortis de cette préhistoire, l'histoire du livre n'est-elle pas encore nonobstant au berceau ? Par cette perfide allusion aux incunables, alors que nous sommes depuis 1971 entrés dans la période des e-incunables, je laisse deviner ma réponse : "Oui, elle est encore au berceau !". D'où l'appel aux historiens que je lance dans ces quelques lignes.
    
Le livre est-il soluble dans l'imprimé ?
   
Dans "L'apparition du livre" et dans les histoires du livre que nous pouvons lire, il s'agit presque toujours en fait principalement d'une histoire de l'imprimerie et de ses impacts sur les sociétés.
Or, j'ai la conviction intime pour ma part que si histoire du livre il doit y avoir, elle débute alors de fait avec la lecture, et donc avec l'apparition... du langage articulé.
Aujourd'hui, avoir connaissance des travaux de Clarisse Herrenschmidt (je pense tout particulièrement à son ouvrage "Les trois écritures"), ou de Tim Ingold, dont les éditions Zones sensibles viennent de sortir la traduction française de son essai "Une brève histoire des lignes", est tout aussi capital que la lecture de "L'apparition du livre" de Febvre et Martin.
J'ai l'impression que quelque part, ce que j'appellerai entre guillemets : "la véritable histoire du livre", a été laissée aux anthropologues et aux archéologues, et que ce serait là une excellente chose si seulement nous en avions clairement conscience et que nous réutilisions leurs travaux pour nous éclairer sur le devenir du livre.

Les civilisations du livre, nous en conviendrons tous aisément, ne datent aucunement de 1450.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, l'histoire du livre, que je qualifierais entre guillemets "d'officielle" devient, alors que nous passons précisément de cinq siècles d'édition imprimée à autre chose, à une nouvelle étape, à une nouvelle époque, à une nouvelle période que nous pouvons, peut-être et pour l'heure nommer : "édition numérique", l'histoire officielle du livre devient (à son insu ?) une charge qui nous freine dans notre élan émancipateur vis-à-vis de l'imprimé, et ce alors qu'il est évident que celui-ci ne peut plus suivre le rythme du siècle, ni s'adapter aux nouvelles pratiques de lecture(s), lesquelles, avec le web, ont impacté pratiquement l'ensemble de nos activités humaines, notamment culturelles.
 
La Revue de synthèse et sa perspective
Frédéric Barbier, qui replace donc l'histoire de ce fameux livre sur l'apparition du livre dans sa perspective historique, nous le rappelle dans la suite de sa postface : Henri Berr (1863-1954) prônait l'interdisciplinarité. Sa "Revue de synthèse historique", fondée en 1900, avait pour ambition de : "neutraliser les effets fâcheux d'une analyse et d'une spécialisation d'ailleurs nécessaires..." (Programme de la Revue de synthèse historique, 1900, page 1 et suivantes, consultables ici...).

Berr à l'origine de cette "histoire du livre" destinée à s'insérer dans la collection "Bibliothèque de l'évolution de l'humanité" des éditions Albin Michel, a laissé dans sa correspondance des traces d'un projet initial dont nous pouvons remonter le fil grâce à Frédéric Barbier : "...vous ne concevez pas votre livre comme une histoire érudite et technique des débuts de l'imprimerie, mais comme l'étude des conséquences intellectuelles, morales, du retentissement psychique de cette découverte capitale [le contrat fut en grande partie rempli sur ce point] : cela implique la comparaison de l'avant et de l'après. [moins, à mon sens, sur ce dernier]" (p. 552, les réflexions entre crochets sont les miennes).

Dans cet échange de correspondances, sur lequel il serait oiseux de s'étendre ici, entre Berr, Augustin Renaudet et Lucien Febvre, avant qu'Henri-Jean Martin entre dans la danse, le terme "puéril" apparait sous la plume de Renaudet, premier auteur pressenti et soulagé de "repasser le bébé", si je puis dire, à Lucien Febvre.

En résumé : le titre "Apparition du livre" et cette dite apparition en suite des volumes consacrés au Moyen-âge lui apparaissaient "puérils".

Dans cette fameuse postface nous entrevoyons comment une "nouvelle histoire" du livre a lentement émergé à la fin des années 1950, pour aboutir à une "histoire sociale de l'imprimé" (p.556).

De ces langes de l'imprimé l'histoire du livre doit aujourd'hui s'extraire.
Aujourd'hui la computation globale de notre monde physique, sa porosité de plus en plus grande et accélérée vis-à-vis des territoires digitaux, replacent la quatrième révolution du livre que nous vivons à un niveau qui, d'une part, la relativise (car la révolution est globale), d'autre part, la sublime (car elle serait je pense bien plus conséquente que l'invention de l'imprimerie).
Ce que nous sommes en train de vivre sera, dans l'histoire de l'humanité, équivalent à l'apparition de l'écriture.
  
Appel aux historiens...
 
Dans son "Histoire du livre" (Armand Colin éd.), Frédéric Barbier propose cette approche ouverte sur l'interdisciplinarité et rend ainsi compte d'un certain renouvellement des méthodes et des approches. Sa première partie, "Le temps du manuscrit", commence par traiter du livre dans l'Antiquité et par poser cette question cruciale : "Comment l'écriture est-elle apparue et a-t-elle évolué ?".
Roger Dédame dans son ouvrage richement illustré "Les Artisans de l'écrit, des origines à l'ère du numérique" (Les Indes savantes éd., 2009) fait de même.
 
Cela est bien intéressant et ouvre des perspectives à la lecture de Febvre et Martin. Soit. Certes. Nonobstant, ce mouvement dans le passé doit, à mon avis, être contrebalancé d'un égal élan vers le futur.
Peut-être même y aurait-il une forme d'hétérochronicité à explorer, un développement du livre au-delà de sa forme même de livre ?

Illustration de la dimension transhistorique en prospective du livre.
  

Face au concept de la singularité technologique, la fabrique de l'histoire (j'en profite pour recommander l'émission éponyme d'Emmanuel Laurentin sur France Culture ;-) ne devrait-elle pas s'ouvrir à la construction de l'avenir ? Y participer un minimum. Dire son mot. Apporter ses lumières sur les expériences et les enseignements du passé...
C'est à la lumière du passé que nous pourrons nous orienter dans les pistes du futur.
La réflexion ne peut pas venir des industriels ou des commerçants, qui monopolisent les espaces médiatiques on et off line.
Il faudrait que les historiens travaillent (non plus seulement sur le passé, mais) au devenir du livre et de la lecture.
Il faut qu'un pont relie l'histoire et la prospective du livre. Et que ce pont soit fréquenté.
(Je serais décideur je déciderais au moins un colloque sur cette question de la nécessité -ou pas- d'un rapprochement entre l'histoire et la prospective du livre.)
  
Posts complémentaires :

1 commentaire:

  1. La réflexion ne peut pas venir des industriels ou des commerçants, qui monopolisent les espaces médiatiques on et off line.

    je trouve très insultant cette façon de voir les choses et de mettre de côté une catégorie de personnes.
    pour ma part, je suis entre les genres.
    je suis restaurateur professionnel et je ne vois pas comment on peut appréhender l'histoire du livre sans connaitre de façon concrète sa fabrication dans les moindres détails.
    Vous passez là à côté d'une vision du monde des hsitoriens tronquée.
    Un peu comme ces politiques qui veulent prendre des décisions pour des entreprises alors qu'ils n'ont jamais été dans une entreprise: On voit ou cela nous a mené cette parcellarisation de genres.

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