lundi 7 octobre 2013

La mémoire et l’archive face à la surabondance

J'ai eu le plaisir de contribuer au numéro spécial 2013 d'Intercdi, la revue des Centres de Documentation et d'Information, sur le thème : "Mémoire(s) et traces", avec un article titré : La mémoire et l'archive face à la surabondance.
En voici quelques extraits : 
  
« ... La surcharge informationnelle nous paralyse de plus en plus et nous nous interrogeons sur comment stocker et tirer profits des millions de nouveaux documents numériques qui chaque jour sollicitent notre attention. Si nous ne changeons pas de paradigme la mission est humainement impossible. 
 
Un été fatal
 
Depuis l’été 1971 la galaxie Gutenberg est envahie par un code actif, qui peut la dupliquer et se révèle lui-même capable de se répliquer à l’infini. Cette mutation génétique de l’information et de la documentation nous devons bien l’accueillir si nous voulons continuer l’épopée de notre espèce humaine au cours de ce millénaire.
Pour le texte écrit cette révolution a débuté en juillet 1971. Comme le premier livre imprimé fut la Bible à quarante-deux lignes de Gutenberg en 1455, le premier texte numérisé, l’eText #1 (The United States Declaration of Independence) le fut le 04 juillet 1971 à l’université de l’Illinois par un étudiant du nom de Michael Hart qui lança également le Projet Gutenberg, première bibliothèque planétaire et gratuite d’œuvres du domaine public.
[...] Nous pouvons en effet considérer que depuis cet été 1971 nous serions entrés dans la période des e-incunables, en référence aux incunables de 1450 à 1501, premiers textes imprimés qui reprenaient les codes des manuscrits.
En 2013 la force d’inertie que nous pouvons ressentir vient simplement des vitesses asynchrones entre, l’évolution de plus en plus rapide des technologies, notamment de l’information et de la communication, par rapport au temps d’appropriation dans les logiques d’usages préexistantes, au temps plus lent d’assimilation par le tissu entrepreneurial et à celui, plus lent encore, des actualisations politiques et législatives. Un phénomène naturel donc, auquel s’ajoute le rythme des changements générationnels. Quant aux effets des groupes de pression et des corporations professionnelles, ils sont je pense souvent surestimés et ont probablement peu d’impacts réels face à un phénomène d’une telle ampleur. En contrepartie il faudrait prendre en compte l’accélération provoquée par une nouvelle génération d’entreprises américaines qui impactent le marché du livre au détriment de maisons familiales. Ces groupes sont récents et éphémères. Google n’a été fondé qu’en 1998, Amazon en 1995, Apple en 1976. Dans le sens où par l’accumulation capitalistique de nos données ils visent avant tout une puissance économique ils ne seront que des instruments dans la mutation en cours.
 
Les mythes qui écrivent notre histoire
   
[...] il est évident que ce que nous vivons dépasse de beaucoup les enjeux et les effets au 16e siècle du passage de l’édition manuscrite à l’édition imprimée. Le passage de l’imprimé au numérique est probablement un épiphénomène d’un phénomène beaucoup plus global et plus proche dans ses enjeux et ses conséquences du passage des civilisations de l’oral aux civilisations de l’écrit.
L’histoire de la lecture peut nous permettre de saisir la continuité dans ce qui nous apparaît comme une rupture. Depuis l’acquisition de la bipédie nous sommes passés, au cours de millénaires et en renonçant au nomadisme pour la sédentarisation, d’une lecture immersive de la bibliographie naturelle, à une lecture intensive (peu de livres souvent relus par peu de lecteurs), à une lecture extensive (de plus en plus de livres lus une seule fois par des lecteurs plus nombreux), à aujourd’hui une lecture hyper-extensive (fragmentaire, connectée et sociale), produit de nouvelles pratiques de lectures initiées sur le web.
Mais à la sédentarité répond la sédimentation et nous ressentons bien intuitivement son incompatibilité avec le futur qui se dessine. Les internautes deviennent des mobinautes consultant des livres-applications sur des tablettes tactiles. Demain ils seront équipés de lunettes vidéo. Nous pouvons avoir ainsi l’impression, en revenant à une lecture immersive en mobilité, de suivre une spirale et de repasser, à un niveau technologique plus évolué, par une étape antérieure.
Sédentarisation et bibliothéconomie sont liées. [...]
Boite de Pandore pour certains, le web est aussi un Tonneau des Danaïdes, c’est un Protée, doté du pouvoir de se métamorphoser.
Que craignons-nous ? Ce que déjà Socrate craignait et que rapporte Platon dans Phèdre, que cette révolution ne produise : « dans les âmes […] que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode…. ». Car oui, c’est l’écriture que rejetait ainsi Socrate, et nous nourrissons les mêmes craintes. Nous éprouvons à voir des jeunes qui écrivent avec leur seul pouce sur une minuscule surface tactile, la surprise de Saint Augustin la première fois qu’il vit Ambroise de Milan lire en silence vers 380.
Aujourd’hui le web c’est beaucoup d’écrit, mais avec l’impulsivité de la langue parlée. [...]
  
Socrate avait tort
Nous sommes forcés, face à la pression et à l’effondrement de nos repères, de redéfinir nos valeurs et de nous poser certaines questions essentielles. Par exemple : le patrimoine numérique peut-il être considéré sur le modèle des biens tangibles, s’inscrire dans la pérennité, la propriété et l’héritage ? 
La Charte sur la conservation du patrimoine numérique, adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO le 17 octobre 2003 stipule dans un article intitulé Pérennité de l'information numérique, que : « La pérennité du patrimoine numérique est fondamentale. [Et que] Pour le conserver, il faudra prendre des mesures pendant toute la durée de vie de l'information, du moment où elle est créée à celui où l'on y a accès. La conservation à long terme du patrimoine numérique commence avec la conception de procédures et de systèmes fiables qui produisent des objets numériques authentiques et stables. ».
Nous devons je pense nous interroger sur ce qui s’exprime là, à la fois d’anthropocentrisme, de quête de l’immortalité et d’angoisse de la mort. Nous craignons pour la solidité et la transmission d’un savoir humain que nous ne pouvons plus tenir entre nos mains ni embrasser d’un regard, alors que les mythes fondateurs de nos civilisations ont eux traversé le temps.
Notre attention doit se porter non pas sur la conservation mais sur la transmission. La parade à l’oubli et à la perte de données n’est pas dans le stockage, mais dans l’accès libre et le partage.
Il nous faut faire aujourd’hui le pari que les générations futures, natives du numérique, auront une approche différente de la nôtre. L’entassement, l’accumulation, sont des réponses archétypales liées à la sédentarisation de notre espèce. La forme même du codex, des pages empilées les unes sur les autres, en témoigne. Avec le numérique les ressources essaiment naturellement si nous ne cherchons pas à les monétiser.
Vouloir à tous prix archiver les données numériques comme nous archivions les données manuscrites et imprimées est insensé. Avec la porosité entre territoires physiques et territoires numériques, le développement de l’internet des objets, de la réalité augmentée, l’innovation dans la visualisation des contenus et le design d’information, se pose la question de la pertinence d’une mémoire collective institutionnelle, entre guillemets “officielle” et forcément fictive, validée par quelques personnes autorisées en fait à effectuer un tri sélectif.
 
Nous sommes tous des bibliothèques
 
Les supports d’archivage semblent aujourd’hui moins fiables et certains professionnels ressentent paradoxalement le besoin d’assurer en priorité la conservation des documents numériques les plus récents en priorité sur ceux imprimés ou manuscrits qui apparaissent finalement moins éphémères. [...] L’obsolescence des appareils et logiciels de lecture est en fait en grande partie programmée par les industriels. [...]
L'ingénierie du vivant et la bibliothéconomie se rapprochent l’une de l’autre. « En Afrique, quand un vieillard meurt, c'est une bibliothèque qui brûle. » disait Amadou Hampâté Bâ. La lecture, nous l’avons semble-t-il oublié, est l'activité première du vivant qui a besoin de lire, de déchiffrer et de documenter son environnement. Nous devons avoir davantage confiance en l’Homme et moins nous fier aux machines.
Il nous faut renoncer à vouloir tout archiver et rien oublier. Il nous faut passer à un nouveau paradigme, ne pas laisser le passé paralyser le présent et envahir l’avenir. »

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