Le texte ci-après est la retranscription de mon intervention à la séance de clôture du Séminaire cultures, savoirs et techniques numériques 2013-2014, organisé par Thibaud Zuppinger et Florian Forestier, avec le soutien de MSH Paris Nord et Implications philosophiques, à l'Ecole nationale des Chartes.
Nouvelles pratiques de lectures et nouvelles formes d'oralités en milieux numériques :
" Bien au-delà de l’informatique, les technosciences nous invitent à une conversion du regard anthropologique (trop souvent anthropocentriste), nous incitent à un véritable mouvement de pensée qui remet en question la superstructure fictionnelle de ce que nous appelons du nom, du « beau nom grave » d’univers, puits et source de l’imaginaire, l’uni-vers, réservoir et résurgence, comme Cervantès pouvait qualifier Don Quichotte de : « miroir et lumière de toute la chevalerie errante », et comme nous pouvons voir un Frère de Don Quichotte dans la gravure de Dürer : Le Chevalier, la Mort et le Diable.
Ainsi, nous pouvons assez facilement concevoir comment les dispositifs de lecture, par leur maniabilité, et ce qu’elle impose aux lecteurs comme contraintes à résoudre, influencent les pratiques de lecture. Marcel Mauss en 1934 dans Les techniques du corps contribue à l’élucidation des « actes traditionnels efficaces » (c’est ainsi qu’il définissait les techniques) qui se transmettent par l’éducation. Malheureusement il n’y est pas question des dispositifs de lecture, et il n’en est pas question non plus dans l’essai plus récent (1989) de Jacques Perriault sur La logique de l’usage, essai sur les machines à communiquer, approche ethnotechnologique, qui met en évidence des détournements d’innovations vers des logiques dictées par les usagers. Le livre, comme dispositif de lecture, est pourtant bien « une machine à communiquer » et « une technologie de l’illusion ».
On ne lit ni avec la même intention ni avec la même attention, ni dans la même posture physique ni dans le même état d’esprit, une stèle porteuse d’inscriptions gravées, une tablette d’argile recouverte de caractères cunéiformes, un rouleau de papyrus, un parchemin manuscrit, un livre imprimé, un livre de poche, un livre numérisé sur une “liseuse”, un livre numérique dit “augmenté”, “enrichi” d’audio et de vidéo sur une tablette numérique, tactile et connectée, un livre-application sur un smartphone dans le métro, un site web sur un écran d’ordinateur, des informations sur l’écran de sa montre ou de ses lunettes connectées.
Alors que depuis le 1er siècle de notre ère nous lisions ordinairement sur l’interface du codex : feuilles pliées, réunies en cahiers reliés et protégés par une couverture, depuis la fin du siècle précédent et la désolidarisation des messages et de leurs supports, le nombre de dispositifs de lecture a été en moins de dix ans multiplié par dix (au moins). Potentiellement, toute surface pouvant afficher du texte devient de fait un dispositif de lecture, sans pour autant être un livre cependant.
Ces nouveaux dispositifs de lecture, réinscriptibles à loisirs, induisent inévitablement de nouvelles pratiques de lecture. Ces dernières se signalent par un certain nombre de caractères que nous pouvons rapidement lister de la façon suivante, quoique sans doute cavalière : fragmentation, connexion (téléchargement, streaming…), partages et commentaires, d’anciennes pratiques parfois aussi du temps des manuscrits et que nous redécouvrons.
Je considère la révolution des dispositifs et des pratiques de lecture comme anthropologique, dans le sens où deux landmarks (des points de repère) qui nous apparaissaient comme éternels : d’une part, le lien indéfectible du message écrit et de son support, et, d’autre part et concomitamment, l’espace circonscrit d’inscription de la page, sont désormais désunis.
J’ai précédemment évoqué en filigrane dans le survol historique la dé-liaison, le divorce, ce dé-lire, du texte et de son plan d’écriture. La métamorphose des livres en tant que contenants, et, la volatilité du livre en tant que contenus, s’inscrit en creux dans le désencrage et le “désancrage” de la parole écrite. La notion de page, elle, comme espace rectangulaire délimité et saisissable par le regard, sur le modèle d’un vignoble, à l’œuvre sur les tablettes d’argile, les colonnes d’écriture des rouleaux, les feuilles des livres et les écrans successifs des sites web, est remise en question par quatre facteurs. Tout d’abord, les liens hypertextes (dont était précurseur en 1501 le dispositif de la roue à livres conçu par l’ingénieur italien Agostino Ramelli), puis, nous avons rapidement retrouvé sur nos écrans d’ordinateurs l’habitude du multifenêtrage (que nous avions perdu avec la normalisation de l’espace introduite par l’imprimerie à partir du 16e siècle), ensuite, des applications de lecture séquentielle (les mots y apparaissent au regard du lecteur successivement et rapidement un à un : le premier logiciel de ce type fut conçu à partir de 1996 par l’architecte designer strasbourgeois, Pierre Schweitzer, il s’appelait Mot@mot et a été breveté en avril 2001), enfin, l’infinite scroll inauguré par les réseaux sociaux (un réglage permettant au contenu des pages web de se charger progressivement et sans fin pendant que nous descendons la barre de défilement vertical). Alors devons-nous tourner la page de vingt siècles d’organisation spatiale de l’écriture-lecture ?
Gardons-nous de tout sensationnalisme dicté par les technophiles. Les observations, notamment oculométriques du Laboratoire des Usages en Technologies d'Information Numériques (Cité des sciences et de l’industrie, Paris), par exemple, ou les travaux du neurobiologiste Stanislas Dehaene, démontreraient que ce n’est pas le cortex cérébral qui au cours de l’évolution se serait modifié pour que nous puissions un jour lire des textes écrits, mais, les hommes qui ont dû adapter leurs systèmes d’écriture pour que la lecture leur soit plus facile et moins ambiguë. Nous devrons faire de même. Cette part d’accommodation humaine serait cependant soutenue par une certaine plasticité de nos circuits neuronaux aptes à répondre à de nouveaux besoins comme, par exemple, passer de la reconnaissance d’objets au déchiffrage d’écritures. Historiquement, les pratiques de lecture ont toujours évolué dans le temps conjointement à l’évolution des supports et des dispositifs de lecture, dont les lecteurs adaptaient progressivement l’usage à leurs possibilités cognitives.
Aujourd’hui, le sensationnel n’est pas au niveau des outils numériques, mais, au niveau d’usages naissant, c’est-à-dire dans ce que j’appelais dans mon titre : “de nouvelles formes d’oralités en milieux numériques”.
La notion de “milieux numériques”, au pluriel, fait référence, à la fois, à la multiplicité des autres lieux possibles (dont ceux imaginaires ou fictionnels simulés numériquement), et, à l’hybridation de plus en plus criante entre territoires physiques et espaces numériques, métissage favorisé par l’internet des objets, la réalité augmentée, la géolocalisation, l’expansion galopante du métavers (monde-miroir et hyper-monde virtuels en 3D immersive engendrés par des programmes informatiques).
Dans ce mille-feuille de mondes parallèles, forme de stratification du réel en couches fictionnelles, les nouveaux dispositifs de lecture, tant ambiants qu’embarqués par les lecteurs, entretiennent en permanence la possibilité de nouvelles formes de conversation. Aux nouvelles pratiques de lecture se conjuguent de nouvelles formes d’oralités. C’est, je pense, de leurs noces, que pourraient naitre de nouvelles formes de narration, de nouvelles manières de faire récit, d’entretenir nos mythes et de nourrir notre légende, celle d’une « espèce fabulatrice » (Nancy Huston), d’un « animal lecteur » (Alberto Manguel), les paraboles et hyperboles de notre condition humaine.
L’apparition et le développement de la faculté du langage articulé au sein de notre espèce restent des mystères, faute de transmission orale et de traces écrites. Pour ce qui est de la lecture, nous nous rappelons l’étonnement de Saint-Augustin la première fois où il surprit son maitre Saint-Ambroise à lire silencieusement.
Passerions-nous, après l’oralité, après l’écriture, à une autre étape mixant langage oral et langage écrit ?
Dans les transports en commun les personnes qui communiquent par SMS, textos, les tweets, les courriels (mails) et les smileys, les tchats-texts, l’application Snapchat qui limite le temps d’affichage…, entretiennent une conversation sur le mode et le rythme de l’oralité en utilisant des codes de l’écrit et une écriture parfois phonétique. Le métavers permet à des internautes avatarisés de recourir à des échanges vocaux ou écrits, en mode public ou privé, dans les conditions du présentiel alors qu’ils peuvent être physiquement éloignés de milliers de kilomètres. De nouvelles formes de temporalités s’organisent, porteuses de nouveaux contrats de confiance.
Le langage articulé aurait surgi lorsque nos ancêtres purent communiquer entre eux sur des choses qui n’étaient pas, qui n’étaient plus, à portée de leurs regards, qui relevaient du passé. C’est quand a pu s’opérer ce découplage qu’ils commencèrent véritablement à pouvoir parler. Bien plus tard les écritures abstraites leurs auraient ouvert la voie à la pensée abstraite (j’entendais récemment Marek Halter affirmer au sujet de l’émergence des monothéismes : « sans alphabet abstrait pas de Dieu abstrait »). Autre découplage par rapport aux écritures idéographiques.
Supports des paroles écrites, avant les tablettes d’argiles, les bulles-enveloppes étaient peut-être des projections de la cavité buccale (3300 av. EC., voir Les trois écritures, langue, nombre, code, de Clarisse Herrenschmidt).
Aujourd’hui, en 2014, un nouveau diabole opère, encore embryonnaire, la séparation des mots écrits et de leurs supports, la dissolution de la page dans…, dans notre espace mental peut-être et les différents plans de conscience auxquels les codes numériques pourraient nous donner accès.
Depuis que la lecture est sortie du bois, elle n’a pas cessé d’avancer. En accédant à la volatilité de la parole, l’écrit (et ses pouvoirs — Cf. Histoire et pouvoirs de l’écrit, de Henri-Jean Martin) accède à de nouvelles formes d’essaimage, de pollinisation, de viralité, lesquelles, si nous nous référons à l’hypothèse Sapir-Whorf (années 1930) qui postule que : « les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage » (Wikipédia), lesquelles donc vont façonner notre vision de l’univers pour les siècles à venir. "
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