C'est avec Sébastien Naeco, le rédacteur du
blog le Comptoir de la BD (sélection du Monde.fr) que j'ai le plaisir d'inaugurer cette
série d'interviews sur la prospective du livre et de l'édition (d'autres sont donc bien en préparation, sachez-le, pour les semaines à venir :-)
Ancien journaliste, professionnel de la communication, et qui a travaillé tant dans l'édition, le jeu vidéo et le dessin animé, que dans la BD (il est encore actuellement scénariste bd), Sébastien Naeco suit de près les évolutions du livre.
Nous nous croisons souvent sur divers réseaux sociaux et avons parfois le plaisir de discuter et d'échanger des idées "in real life".
Suite à une de ces discussions récentes, à Saint-Germain-des-Prés comme il se doit ;-) j'ai eu l'idée de ce premier entretien pour le blog de P.L.E. Consulting.
Lorenzo Soccavo : Les fans de BD sont le plus souvent des jeunes, adeptes des jeux vidéos et accrocs aux téléphones portables. Idées reçues ou réalité ? Et si réalité, l'édition papier n'atteint-elle pas ses limites alors ?
Sébastien Naeco : Les lecteurs de BD représentent des tranches d'âge nettement plus étendues que l'idée que l'on peut s'en faire. La BD s'est très nettement affranchie du rapport présupposé BD égale adolescent. Les femmes lisent de la BD, comme les seniors ou les cadres supérieurs. La BD est tellement diversifiée qu'il est très difficile de ne pas trouver une histoire, un graphisme ou un niveau de narration à son goût, à moins bien sûr d'être complètement réfractaire à l'idée qu'une image peut donner sens.
Ce que sous-entend cette question, c'est que la BD c'est moderne. C'est on ne peut plus vrai. Elle est branchée aussi et est sans cesse parcourue, comme tout art, par des modes et des courants. La variété de formats, de styles, des origines, des thématiques en font un média inépuisable. Sa richesse est sans conteste sa force. En tant que secteur du marché de l'édition, la BD reste en pleine forme et demeure l'un des rares à poursuivre une croissance ininterrompue depuis plus d'une décennie. Près de 4500 titres paraissent chaque année, c'est énorme, mais c'est aussi le signe d'une formidable vitalité.
Autre point que sous-entend la question, c'est que la BD est connectée aux jeux vidéo et aux appareils de communication nomades. C'est vrai à plusieurs niveaux : d'abord, jeux vidéo et BD s'appuient pour l'essentiel sur les mêmes référents culturels, il y a un voisinage et une parenté indéniables. Ensuite, de plus en plus de personnes jouent sur téléphones ou consoles de jeux portables. La BD y arrive tout doucement, via des plateformes et des applications de lecture. Il existe dans ce sens deux directions en pleine construction : la gestion des catalogues, c'est à dire le portage d'une série publiée sur papier vers un lecteur numérique ; et la création pure, où des artistes compilent animation, bande-dessinée, cinématiques pour créer un nouvel art, numérique, appelé pour l'instant par défaut BD numérique. Cela signifie, d'une part, que l'édition BD sera prescripteur pour la BD numérique ; et que, d'autre part, des nouveaux métiers apparaissent, dérivés de la BD, mais, également, du jeu vidéo, ou de la production de dessin animé. Enfin, si je pense savoir comment ces deux directions vont se mettre en place, je ne suis pas devin, j'ignore si elles vont pouvoir vivre côte à côte, ou si l'une ne va pas prendre le pas sur l'autre. Ce que je souhaite, c'est qu'elles s'inspirent l'une l'autre.
L.S. : Nous évoquions l'autre soir à la
brasserie Les Editeurs, tant les jeux de rôle massivement multi-joueurs en ligne (MMORPG) que les ARG (Alternate Reality Game) et le développement des serious games, et ainsi leur convergence possible avec la BD numérique. Soit. Mais comment définirais-tu alors la BD aujourd'hui, en 2009 ? Si elle était soluble dans les jeux vidéos ne risquerait-elle pas tout bonnement (ou tout malheureusement ;-( de disparaître en tant que 9e art ? De s'apparenter de plus en plus aux films d'animation ?
Sébastien Naeco : Non, je ne pense pas que la BD va se dissoudre par croisements successifs pour disparaître dans le jeu vidéo ou l'animation. La BD numérique de création, comme l'incarnent des artistes aussi différents que Lewis Trondheim, Balak, Boulet ou Pénélope Jolicoeur, se résume à une question : j'ai un nouveau support, un écran d'ordinateur, une page web ou un écran de téléphone portable – comment moi, dessinateur, scénariste, animateur ou producteur, je peux investir ce champ pour créer des oeuvres originales, porteuses de sens, inédites et, idéalement, commercialement viables ?
La BD numérique a aujourd'hui de multiples formes qui ne sont d'ailleurs pas toujours conciliables entre elles. En effet, quel point commun entre un strip en trois cases scanné et publié sur un blog et une séquence lisible par clics avant et arrière et à multiples entrées ? Il existe des gags en 50 vignettes, disposées les unes au dessus des autres, qui défilent en « scrolant » une page, qui jouent à fond la verticalité du web.
La bonne nouvelle, c'est que je ne pense pas que dans ces différents formats de BD numériques, l'un va l'emporter sur l'autre. Ce sera avant tout des usages et des canaux de diffusion différents, rapportant ou non de l'argent, mais coexistants dans un ensemble créatif qui n'aura de commun que le numérique de sa nature. Ce qui fait en réalité aujourd'hui défaut, ce sont des appellations distinctes en fonction des types de BD numériques.
Un des courants de la BD numérique tente de définir un format au croisement de la BD, du dessin animé, du jeu vidéo, qui ne soit pas les versions pauvres de chacun de ces trois modes mais une quatrième alternative. Je crois beaucoup dans cette démarche qui ouvre un champ inédit en terme de création éditoriale. Et je le redis : je ne crois absolument pas que la BD numérique supplantera la BD papier, pas plus que le livre numérique ne mangera le livre papier. Ce qui peut arriver, à plus ou moins long terme, c'est que les entreprises qui seront leaders sur le livre électronique (qui ne paraissent pas aujourd'hui être des maisons d'édition, il suffit de voir Amazon, Sony ou Google) rachèteront les maisons d'édition papier pour contrôler toute la chaîne de traitement d'un livre. Est-ce que ce sera mieux ? Moins bien ? Est-ce que ce sera abandonner, comme certains le croient, le talent d'un éditeur défricheur de talents et de textes pour celui d'un commercial marketeux, appliquant des recettes considérées comme potentiellement plus rentables, ce n'est pas impossible. Mais le cinéma, la musique et la littérature continuent de nous prouver que le talent ne se mesure pas à la valeur au box-office...
L.S. : Pour toi, une bande dessinée, en 2050, ce sera comment ?
Sébastien Naeco : Je pense que la BD en 2050 sera accessible sur plusieurs supports encore et qu'elle sera encore plus connectée à d'autres médias, afin de renforcer et de prolonger l'immersion des lecteurs/joueurs/spectateurs dans les aventures de leurs héros préférés et dans leurs univers favoris.
D'un point de vue culturel, je pense que l'on verra l'émergence de nouveaux types de BD, mêlant et dévoilant des cultures, des civilisations, des histoires que nous ne soupçonnons pas aujourd'hui. La BD continuera d'être un vecteur d'imaginaire, porteur de valeurs, de sens. Des signes actuels (l'arrivée des japonais en Europe pour développer en direct la diffusion des manga ; la concentration dans les grands groupes d'édition européens et américains ; le lien alimentaire de plus en plus étroit entre Comics et cinéma hollywoodien ; la recherche d'un format international de BD, afin de décloisonner les créations ; les passerelles renforcées entre artistes par delà les continents ; l'inconnu de la BD numérique...) annoncent de grands bouleversements chez les acteurs de la BD et par conséquent dans la manière dont elle sera amenée aux lecteurs. Les modes de diffusion vont changer, les loisirs vont apparaître de plus en plus comme des packages (allez voir le film, lisez le roman, achetez le jeu vidéo, vous serez abonné au magazine, vous aurez une réduction sur la BD, le tout s'interpénétrant, afin que ce qu'apprend le lecteur dans la BD puisse lui servir dans le jeu et l'éclaire sur les interviews dans les magazines, etc.).
L.S. : Les téléphones mobiles seraient-ils destinés à être inévitablement demain les nouveaux supports de la BD et quid des albums papier alors ?
Sébastien Naeco : L'une des grandes questions que posent aujourd'hui les readers/liseuses est de savoir si les gens seront prêts à avoir un lecteur électronique de plus dans leur sac. Autrement dit, en plus du téléphone portable (qui fait aussi GPS, appareil photo, agenda, console de jeux, etc.), du lecteur mp3, de la DS de Nintendo, du netbook, de l'appareil photo numérique bridge, voudrais-je avoir aussi le Kindle d'Amazon ou le PRS X de Sony ? Le succès de l''iPhone tend à faire penser qu'un appareil « tout-en-un », pour peu qu'il soit accessible et branché, peut réunir tous les suffrages. Après tout, on n'a que deux mains, deux oreilles et que deux yeux disponibles.
Où la BD trouve t-elle sa place sur tous ces supports ? Pas seulement sur les téléphones portables (et des annonces de Sony pour proposer des classiques des Comics Marvel sur sa console de jeu PSP vont dans ce sens), c'est un premier point. Mais la BD numérique va devoir lutter avec une rude concurrence : les épisodes de séries télé en streaming ou en VOD, les radios en ligne, les contenus numériques exclusifs (jeux, retransmissions de matchs sportifs, paris, informations...) et sans doute d'autres contenus encore. Sans une narration repensée, sans une démarche éditoriale propre, prenant en compte les usages, les pratiques, les envies de consommation, sans un environnement productif adapté, pensé pour la BD numérique avant tout, avec ses spécificités propres (métiers plus techniques, changement d'interlocuteurs pour la diffusion par rapport à un éditeur papier, internationalisation et localisation des contenus, gestion des droits des créateurs totalement repensée...), la BD numérique ne sortira pas du lot.
Elle a fort à faire, car en face les armes sont déjà bien aiguisées et affutées. La BD papier en comparaison, déjà bien en place, peut envisager un avenir radieux pour quelques années encore !
L.S. : La question que je ne t'ai pas posée et à laquelle tu veux absolument répondre ;-)
Sébastien Naeco : Oui ;-) Ce serait : "Que faut-il encore pour que la BD numérique ne reste pas dans le domaine du fantasme technophile mais devienne une réalité culturelle et sociétale ?"
L.S. : Et alors ? Que faudrait-il ?
Sébastien Naeco : Il est important de définir au plus vite un format standard afin que les créateurs puissent connaître les contraintes réelles auxquelles ils doivent faire face, à la manière d'un studio de développement de jeux vidéo qui doit connaître les moteurs des consoles de jeux pour pouvoir développer leurs prochains titres en conséquence. Aujourd'hui, on est encore clairement dans le flou.
Parallèlement, il faut avoir une réflexion éditoriale profonde sur, à la fois la gestion de catalogue existant, la gestion des licences (par exemple produire des BD numériques spin-off de séries existantes en papier), et la création pure. Il faut penser cross-media tout de suite et le présenter aux partenaires et investisseurs en ne se restreignant pas au seul secteur de l'édition, à un territoire, ni même à une langue.
Enfin, il est impératif d'intégrer les auteurs qui le souhaitent dans les processus décisionnels et dans la définition de leurs statuts d'auteur de BD numérique.
L.S. : Merci Sébastien :-)
N.B. D'autres entretiens en ligne dans les semaines à venir. A suivre...