[N.B. été 2019 : l'auteur de l'ouvrage concerné ci-dessous m'ayant fait savoir clairement qu'il avait désapprouvé mes impressions de lecture je n'ai fait, par pure politesse, que signaler de la manière la plus neutre possible sa plus récente publication et m'abstiendrai à l'avenir.
Je rappelle que ce blog n'est en aucun cas un blog de critiques ou de recensions de livres, mais un espace personnel indépendant dans lequel je me fais l'écho de mes propres recherches sur la prospective et la mythanalyse de la lecture et des travaux qui s'y rattachent.]
C’est d’abord le titre qui m’a accroché. Depuis
l’adolescence je suis en effet un lecteur obsessionnel, principalement de
romans que je considère comme des chantiers de la subjectivité et des
laboratoires de “la vraie vie”.
Ces dernières semaines, avec le travail du temps et son lot
de nouvelles lectures, ces dernières semaines m’auront finalement sans doute
été bénéfiques pour prendre un certain recul et être peut-être moins critique
que je ne l’aurais été à la fermeture de l’ouvrage.
Dans cet essai Jean-François Vernay a pour ambition de nous
faire partager sa conviction de lecteur et d’enseignant que la lecture est
chose sensible et qu’il serait temps de réhabiliter l’affectivité dans une
pratique en partie gouvernée par l’émotivité conjuguée des auteurs et des
lecteurs.
C’est ce qui fait que j’ai eu envie de le lire et que j’en
recommanderais la lecture malgré les quelques réserves que je vais exprimer dans
la suite de ce “post”.
Rapprocher la
sensibilité et la réflexion
« Mon approche,
précise l’auteur en fin d’ouvrage, aspire
à réconcilier le lecteur professionnel [auquel il s’adresse
prioritairement] qui se fait attentif aux
diverses techniques romanesques et le lecteur amateur qui s’abandonne plus
volontiers à la jouissance du texte. Le lecteur professionnel qui procédera à
une analyse psycholittéraire sera invité à communiquer le plaisir que lui a
procuré le texte littéraire et à rendre justice à la chair des mots en
proposant des analyses textuelles qui engagent autant sa réflexion que sa
sensibilité. » (p. 94).
Les axes qu’il finit par définir, et qui pourraient chacun
être l’objet d’un essai, sont ainsi :
- Réhabiliter la subjectivité,
- Prendre en compte la jouissance esthétique,
- S’intéresser aux divers positionnements de la philosophie
sur le roman,
- Tirer des enseignements des théories de la psyché et
intégrer les avancées des neurosciences,
- Prendre la mesure des affects dans l’interprétation, la
conception et la réception de l’œuvre littéraire.
Tout un programme ! Et auquel j’adhère.
Il aurait été, en effet, fort intéressant qu’il soit développé
dans ce plaidoyer où il n’est finalement pas véritablement question, ni de
régrédience (position pulsionnelle réceptive passive et hallucinatoire de la
lecture immersive, qui fait que les mots lus font images pour le lecteur
captivé), ni d’abréaction (réduction de la tension émotive).
Vincent Jouve allait bien plus loin en avançant lui l’idée
que : « Si, donc, les
structures textuelles maintiennent en éveil la conscience critique du lecteur,
le retour du refoulé dans la lecture conduira à la progression et non à la
régression. Au lieu de revivre servilement une scène « identique »,
le lecteur pourra se réinvestir différemment dans une « même » scène.
La lecture de certains textes permet ainsi des « effets en retour »
qui rendent possible l’ « abréaction » […] décharge émotionnelle par laquelle un sujet
peut se libérer des traces en lui d’un événement traumatique. » (La
lecture, p. 103, Hachette éd.., réédition de 2006).
Un essai à
transformer !
Pour un public de lecteurs obsessionnels, d’enseignants du
secondaire, de lycéens très motivés ou d’étudiants en littérature, l’essai de
Jean-François Vernay a le grand mérite d’être plus abordable que nombre
d’ouvrages universitaires qu’il cite sans retenue.
Je ne peux cependant m’empêcher d’établir un parallèle entre
son livre et la synthèse que je viens d’évoquer du chercheur en théorie
littéraire Vincent Jouve, plus sobrement titrée : La lecture, et proposant en 1993 aux éditions Hachette un tel
panorama des théories de la lecture des œuvres littéraires depuis les années
1970.
Théories et pratiques
de la lecture littéraire, sous la direction de Bertrand Gervais et Rachel
Bouvet, paru en 2007 aux Presses de l’Université du Québec fait de même état
des recherches conduites par le Groupe de recherche sur la lecture (GREL) de
l’Université du Québec à Montréal et qui ont eux : « abordé la lecture comme un processus
dynamique, d’abord et avant tout, comme une activité mettant en présence un
lecteur singulier et un texte singulier. Le point de départ était simple :
la lecture met en jeu un ensemble de processus qui se complexifient en se
déployant. Elle ne doit pas être conçue comme un geste unique, toujours
équivalent, toujours parfait, mais comme un équilibre particulier et à chaque
fois renégocié entre ses divers composantes, qu’elles tiennent à la
manipulation, à la compréhension ou à l’interprétation des textes. »
(p. 1).
Au-delà sa louable intention, ce qui peut faire l’intérêt de
ce plaidoyer est son véritable florilège de citations, mais qui devient cependant
agaçant parfois lorsque l’auteur cite un auteur qui cite un autre auteur. Cette
mise en abyme apporte peu à un lecteur professionnel et égare un lecteur
amateur.
Revaloriser le statut
de lecteur
Dans cette sphère des lecteurs professionnels à laquelle
appartient l’auteur ces questions sont connues. Le véritable enjeu serait
maintenant de porter ce juste plaidoyer dans l’agora des lecteurs.
Il faudrait pour cela élargir son horizon et véritablement
se rapprocher et s’adresser au « lecteur
amateur qui s’abandonne plus volontiers à la jouissance du texte. ».
Peut-être que Jean-François Vernay et moi n’avons simplement
pas les mêmes références. Si j’enseigne, je ne suis pas pour autant enseignant,
si j’ose dire estampillé “éducation nationale”. Aussi ai-je été surpris de ne
trouver dans un livre qui en moins de cent cinquante pages accumule autant de
citations, aucune référence à, par exemple, l’essai de Nancy Huston : L’espèce fabulatrice, ni à celui de
Frédérique Leichter-Flack : Le
laboratoire des cas de conscience, alors que tous deux auraient, je pense,
bien illustré les arguments de notre auteur tout en ouvrant des perspectives à
ses lecteurs.
Rien non plus sur la bibliothérapie, ni sur les travaux de
Stanislas Dehaene, auteur du fameux Les
neurones de la lecture, alors qu’auteur et éditeur annoncent pourtant l’ouvrage
comme plaidant « pour une réflexion
nouvelle concernant l'émotion en littérature à partir du progrès important des
neurosciences ces dernières années. » ( ?).
En s’extrayant de l’actuelle mutation des pratiques de
lecture cet ouvrage, par ailleurs pas inintéressant, reste malheureusement dans
le pré carré des études littéraires. Se voulant érudit il néglige des sources
et des ressources qui auraient enrichi son propos.
Comment ignorer que les lecteurs amateurs, ceux là qui se
laissent emporter par leurs lectures sentimentales, se déguisent aujourd’hui en
auteurs et que des industriels du divertissement travaillent à rentabiliser
leurs pulsions créatrices (lire par exemple Ebooks : Kindle Worlds, le boulet de canon d’Amazon).
Au fond, c’est un peu dans ce livre comme si Jean-François
Vernay souffrait quelque part de l’aridité universitaire sans pouvoir cependant
véritablement s’en défaire et exercer pleinement sa liberté d’esprit et… de
lecteur.
Attendons la suite…
Réhabiliter la subjectivité, prendre en compte la jouissance
esthétique, s’intéresser aux divers positionnements de la philosophie sur le
roman, tirer des enseignements des théories de la psyché et intégrer les
avancées des neurosciences, prendre la mesure des affects dans
l’interprétation, la conception et la réception de l’œuvre littéraire, dit-il.
Tout un programme ! Et auquel j’adhère.