Les entreprises aussi ont leur inconscient.
Celui de Google relève davantage du mythe de la Tour de Babel que de celui de la Bibliothèque d'Alexandrie.
L'intuition m'en était déjà venue il y a quelques mois, alors que je rédigeais mon livre "De la Bibliothèque à la Bibliosphère" pour les éditions NumérikLivres.
Sur le Vieux-Port de Marseille je cherchais à rassembler dans ma tête des souvenirs de lecture de ce très beau livre qu'est : "La bibliothèque, la nuit" d'Alberto Manguel, et que j'avais lu il y avait quelques temps déjà.
Les mouettes criaient autour de moi et les marchandes de poissons criaient autour de moi, et je me suis souvenu alors de... la Tour de Babel.
De retour à Paris j'ai recherché ce que Manguel écrivait au sujet de la Tour de Babel.
Puis j'ai eu l'idée de rapprocher ce passage de ce qu'il écrivait quelques pages plus loin au sujet de la Bibliothèque d'Alexandrie.
Je titrai alors mon chapitre : Google, nouvelle Tour de Babel ? :
"
Dans l’avant-propos de son magnifique essai : "La
Bibliothèque, la nuit", Alberto Manguel écrit : « Et
cependant, pleins d’un optimisme stupéfiant, nous continuons d’assembler sous
forme de rouleaux, de livres et de microprocesseurs, sur les étagères de
bibliothèques matérielles, virtuelles ou autres, les moindres fragments
d’information que nous pouvons récolter, avec l’intention pathétique de prêter
au monde un semblant de sens et d’ordre, tout en sachant très bien, si fort que
nous désirions croire le contraire, que nos entreprises sont hélas vouées à
l’échec. ».
La question : « Alors pourquoi le
faire ? » est alors celle qui fonde et justifie le travail de
Manguel.
Quelques pages plus loin, nous pouvons lire dans sa première
partie, titrée : "Un mythe", et dans laquelle il rapproche
justement Tour de Babel, et, Bibliothèque d’Alexandrie, que cette
dernière : « s’érigeait, au contraire [de la Tour de Babel], en
preuve de la déconcertante diversité de l’univers… ».
C’est cette bibliodiversité, cette mythique diversité de la
bibliothèque d’Alexandrie, qu’aujourd’hui encore, à l’ère du numérique et de la
postlittérature, surtout aujourd’hui à l’ère du numérique et de la
postlittérature, c’est cette bibliodiversité que les bibliothécaires doivent
défendre. [...]
Google sera-t-il la Tour de Babel de ce 3e millénaire ?
Face aux gardiens de la Bibliothèque d’Alexandrie ?
Après Jorge Luis Borges, Alberto Manguel en eut-il la
prescience ?"
(Extrait page 89 de la version imprimée, Morey éditions).
Google, nouvelle Tour de Babel ?
Et voilà que j'apprends donc maintenant que Google eBooks lance l'interface WebGL Bookcase (qui, dit en passant, ne fonctionne que sur son propre navigateur web, Chrome).
Le site d'informations spécialisées IDBOOX vous donnera les détails à savoir (Google eBooks : WebGL Bookcase comment ça marche ?), ce que j'aimerais moi, face à cela, c'est que les responsables des programmes Livre de Google s'expliquent ouvertement sans langue de bois sur la stratégie de leur entreprise et sur ses projets et ambitions à moyen et plus long termes par rapport au livre.
Amazon s'approprie vampiriquement l'écosystème sous-jacent qui se structure sous le marché du livre en pleine mue.
Apple cherche à vendre des appareils fermés à obsolescence programmée et à refaire le coup réussi avec la musique.
Google éparpille encore davantage sa force de frappe, mais depuis au moins 2004 s'intéresse de près au marché du livre.
Pour des esprits non avertis ou pas suffisament vigilants, la distinction en haut des pages de résultats des moteurs de recherche est de moins en moins évidente entre publicités et résultats pertinents.
Que ce soient les pages les plus référencées par d'autres sites qui s'affichent en premières positions ne fait que masquer trompeusement un nivellement par la masse : les plus référencées doivent largement être les plus consultées, les plus consultées arrivent en tête, et sont donc de plus en plus consultées et référencées, un cercle vicieux !
Seuls des métamoteurs de recherche mettant ouvertement en concurrence plusieurs moteurs sur une même page de résultats seraient pertinents.
Dans la période actuelle des e-incunables nous devrions nous attacher davantage je pense à bien distinguer les projets qui relèvent de la Bibliothèque d'Alexandrie, de ceux qui relèvent de la Tour de Babel.
Accès à la diversité vs contrôle hégémonique.
Qu'est-ce donc qui pourrait se rejouer durant ce troisième millénaire ?
Les cavaliers de l'Apocalypse !
L'infobésité (surcharge informationnelle), les "blogs perroquets" et les "ferrmes de contenus", la dilution de la médiation et de la prescription, sont de véritables risques que nous devons sérieusement prendre en compte dans ce passage de l'édition imprimée à l'édition numérique.
Le web, les blogs et réseaux sociaux véhiculent de plus en plus, à mon avis, une désinformation rampante. C'est l'impression que j'ai.
La publicité y est de plus en plus envahissante. Une soumission tacite des internautes aux marques, s'y exprime sans pudeur (le cas d'Apple en est assez symptomatique je trouve !).
Une pensée technophile se répand, laissant croire que les nouveaux dispositifs de lecture seraient, bien au-delà des simples outils imparfaits et perfectibles qu'ils sont en réalité (avec leurs problèmes de design, d'ergonomie, d'affordance et d'obsolescense programmée), LA solution ; faisant ainsi le jeu commercial des industriels.
C'est bien là ce que je craignais il y a quelques années déjà quand je mettais en garde contre l'usage, un peu abusif, un peu irréfléchi, du terme, au demeurant charmant, de "liseuse".
Charmant, oui, mais qui masque, qui endort la vigilance et participe en fait pleinement de la société du spectacle et de la consommation, qui tend à faire des lecteurs critiques de simples acheteurs de tablettes et de fichiers numériques.
Attention danger !
Je pourrais développer davantage aussi sur les problèmes de profilage des lecteurs (Amazon y excelle semble-t-il) et la véritable guerre asymétrique que mènent les majors américaines du numérique à l'encontre des entreprises françaises pour le référencement en ligne et le prix des livres numériques [lire, par exemple, La nouvelle religion de l'algorithme, et, Honte à l'édition française : en chiffres].
Je le redis : attention, danger !
La grande majorité des commentateurs de la lecture, du livre et de l'édition numériques sont en fait le plus souvent des "béni-oui-oui" du tout informatique.
L'informatique est aujourd'hui une industrie.
Le numérique une culture (encore) émergente.
Si nous comparons Google-Amazon-Apple aux cavaliers de l'Apocalypse, qui imaginer dans le rôle du quatrième ?
(Les cavaliers de l'Apocalypse sont au nombre de quatre et nous cherchons celui qui chevauche le cheval blanc... Dans la légende biblique c'est celui qui vient en premier, celui qui est suivi de fléaux certes, mais qui cependant est sans ambiguité fondamentalement positif et assimilé au "Verbe de Dieu").
Le web, tout simplement ?