lundi 22 octobre 2012

Le monde, didascalie des romans

Dans El ultimo lector (qu'avec licence nous pourrions comprendre en français, soit comme : le dernier lecteur, soit comme : le lecteur ultime, dans le sens de suprême, qui ne saurait être dépassé), David Toscana nous met face à nos propres responsabilités de lecteurs.
Son personnage de bibliothécaire est exemplaire en ce sens que c'est dans les livres, dans la littérature, dans la fiction, qu'il cherche les clés de lecture du monde.
A titre purement personnel, je serais bibliothécaire, que ce personnage-là serait pour moi un véritable modèle.
Si son environnement est énigmatique (il me rappelle quant à moi, par certaines résonances subtiles, celui de "La femme des sables" de Kôbô Abe), le nôtre l'est-il moins ?
 
Revaloriser le statut de lecteur
 
La réflexivité de la lecture, la conscience de lire (je sais que je lis et que ce que je lis me rappelle d'autres lectures ou me ramène à des situations vécues par moi ou par d'autres...) est certainement, avec le rêve, l'une des expériences les plus singulières que nous pouvons vivre.
Le problème est peut-être que le statut de lecteur n'a jamais été véritablement valorisé. Un lecteur est considéré comme quelqu'un(e) qui passe (voire perd) son temps à lire. Par l'interprofession du livre il est souvent considéré comme un acheteur, comme un client, comme un consommateur.
Or le lecteur, comme sujet, entreprend un voyage symbolique osé, singulier, au cours duquel il opère en vérité comme un véritable passeur de sens.
Tourné vers le récit (l'écrit, imprimé ou numérisé, est une trace de la parole qui conte - et compte, l'écrit marque la parole dans son absence même), tourné vers l'écrit donc, le lecteur-sujet se retourne vers le monde et revient à lui, en tant que lecteur porteur d'une expérience à même de modifier son propre regard sur ce monde souvent difficilement lisible.
L'expérience consciente et assumée de la lecture peut ainsi permettre au lecteur de transformer son expérience du monde, en la faisant passer d'un plan intellectuel, à celui d'un champ romanesque à cultiver, justement par ses lectures permanentes, et dans lequel il peut être un personnage actif, voire un auteur, l'auteur de son histoire, de sa légende personnelle qu'il saura alors découvrir dans ses lectures.
 
Il faudrait peut-être, et peut-être les facteurs de dématérialisation et de déstabilisation du livre et de lecture qui sont actuellement et depuis quelques années déjà en action, le permettront-ils, il faudrait réduire la fracture entre fiction et réalité.
Pour l'espèce fabulatrice à laquelle nous appartenons (relire "L'espèce fabulatrice", de Nancy Huston, Actes Sud éd., 2008), le monde dit "réel" n'est en fait qu'une immense didascalie des romans que nous nous racontons sans cesse, que nous les écrivions ou pas d'ailleurs.
Nous devrions aussi faire en sorte je pense, que ce passage de l'édition manuscrite à l'édition numérique, soit lui aussi littérature, c'est-à-dire qu'il fasse littérature, pour que précisément la littérature s'immisce dans ce qui se cristallise aujourd'hui autour de pratiques nouvelles, celles que nous découvrons tous dans l'utilisation de petites machines à lire et de vastes réseaux d'échanges, dans l'abolition aussi de ce que, depuis quelques siècles, nous appelions "livre".
 
Quoi qu'il en soit, et même si vous n'êtes pas d'accord avec ce point de vue, ce livre paru en 2009 aux éditions Zulma, "El ultimo lector", sous la plume d'un auteur mexicain, David Toscana (traduit par François-Michel Durazzo), est un grand livre. Le rabat de sa couverture ne ment pas en disant qu'il s'agit d'un : "roman jubilatoire, où toutes les interrogations sur les enjeux de la fiction nous ramènent à la grande tradition du réalisme magique sud-américain des Garcia Marquez ou Juan Rulfo".
Je vous conseille donc de le lire et de vous comporter comme ce bibliothécaire qu'il met en scène ;-)
 

dimanche 21 octobre 2012

Semaine 42/52 : Le livre dépasse la fiction

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 42/52.
 
Cette semaine, dans la perspective du premier salon de la littérature de science-fiction qui devrait être organisé début 2013 sur le Métavers  ce continent numérique, véritable extension de notre monde, comme lui encodé, comme lui avec sa spatio-temporalité, et qui ces prochaines années avec l’émergence de nouvelles interfaces de navigation dans la réalité mixte débouchera probablement sur un nouveau biotope mêlant "réalité matérielle" à "réalité virtuelle" (ce que j’appelle parfois “la bibliosphère”) ; cette semaine donc je me suis surpris à avoir de nouveau l’esprit occupé par l’étrange absence du livre comme interface de lecture dans la SF.
 
Il y a quelques années je m’étais déjà préoccupé de cela et j’avais dressé une liste de quelques ouvrages. Pour mémoire :
 
En 1892, La vie électrique, par Albert Robida ;
1894, La fin des livres, Octave Uzanne et Albert Robida ;
1902, L'agonie du papier, Alphonse Allais ;
1932, La Mort du Livre. Anticipations bibliophiliques, Maurice Escoffier ;
1943, Ravage, René Barjavel ;
1944, La bibliothèque de Babel, Jorge Luis Borges ;
1946, Chroniques martiennes, Ray Bradbury ;
1953 (USA), 1955 (France), Fahrenheit 451, Ray Bradbury ;
1965, Dune I, Frank Herbert ;
1968, 2001 Odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke ;
1975, Le livre de sable (dont, Le Congrès), Jorge Luis Borges ;
1988, Prélude à Fondation, Isaac Asimov ;
1992, Le samouraï virtuel, Neal Stephenson ;
1995, L’âge de diamant, Neal Stephenson ;
2006, Rainbows End, Vernor Vinge ;
2008, Le Messager, Eric Bénier-Bürckel…
Globalement et à l’exception de ce dernier (et aussi un peu de Stephenson) le devenir du livre se ramènerait à la forme primitive d’une tablette d’argile, mais multimédia, une micro-télévision, avec ce potentiel de devenir cet écran omniscient qui filtre ce que nous devons voir, qui nous géolocalise, qui nous surveille, ces Télécrans dans “1984” d’Orwell.
Fatalisme ? Manque d’imagination ? Ou mauvais présage ?
J’ai déjà cité dans ces chroniques le final désespérant de l’essai de Charles Dantzig, "Pourquoi lire ?" (Grasset, 2010) : « Et quand l'objet en papier aura disparu, pour la satisfaction douloureuse des amers qui diront : je l'avais prédit, nous répondrons : et alors ? Nous ne lisons plus les rouleaux de Rome, seuls quelques érudits savent qu'ils ont existé, et la littérature romaine demeure, en partie. Plus noirs que ces amers, on dira que l'informatisation servira encore mieux les puissants, qui pourront ranger l'humanité dans des appartements toujours plus petits, puisque plus besoin de bibliothèques et tout dans iPad, et que, un jour, quand tout cela sera réduit à un tout petit point rouge, il clignotera fébrilement, puis, hoquetant de moins en moins, il s'éteindra. ».
   
Rendez-vous en 2440
 
A ma connaissance le premier roman français d’anticipation : L'An 2440, rêve s'il en fut jamais, daterait de 1771, sous la plume de Louis-Sébastien Mercier, littérateur qui se qualifiait lui-même du titre de : « plus grand livrier de France ». Malheureusement son chapitre titré “La bibliothèque du roi” ne m’a laissé aucun souvenir ; j’ai l’impression que le livre n’inspire pas : d’ailleurs de grands imaginatifs comme Léonard de Vinci ou Jules Verne n’ont rien vu, n’ont rien écrit sur l’avenir du livre.
Objet idéal et fini, comme la roue, le livre semble condamné à n’avoir point d’avenir, sinon celui d’un juif errant.
Le livre ne fait pas rêver. Nous le considérons comme une brouette à charrier les rosiers et les mille et une plantations de nos jungles imaginaires. En tant que support il apparaît suffisant. Et pourtant…
 
Les technophiles de la fin du 19e et du début du 20e siècles imaginèrent eux, pour les téléphones il est vrai, des fonctionnalités qui se voulurent originales, mais que nous dépassons aujourd’hui quotidiennement.
En 1902, dans “L’agonie du papier”, Alphonse Allais prévoyait que texte et papier n’allaient pas toujours rester indissociables, et au fond, Émile Souvestre en 1846 dans “Le monde tel qu'il sera”, allait déjà dans ce sens.
Victor Hugo, notre grand Victor Hugo, fut l’un des premiers à tester le théâtrophone créé en 1881 par l'inventeur français Clément Ader, davantage connu pour ses travaux en aéronautique.
Ce théâtrophone fut le premier medium électrique de diffusion culturelle. Il s’agissait d’un système permettant de diffuser par le premier réseau téléphonique parisien, des concerts et des pièces de théâtre, depuis l'Opéra, l'Opéra-comique ou le Théâtre-Français.
« C'est très curieux, écrivit Victor Hugo bonhomme, dans une lettre du 11 novembre 1881. On se met aux oreilles deux couvre-oreilles qui correspondent avec le mur, et l'on entend la représentation de l'Opéra, on change de couvre-oreilles et l'on entend le Théâtre-Français, Coquelin, etc. On change encore et l'on entend l'Opéra-comique. Les enfants étaient charmés et moi aussi. ».
En 1911 Marcel Proust y est abonné. C’est dire. Mais cela dit, depuis 2007 le moindre smartphone d’entrée de gamme dépasse largement ces prouesses d’alors.
 
Le livre encore, le livre toujours, la tablette internet maintenant, apparaissent suffisants à beaucoup. Et pourtant…
Pourtant la recherche scientifique avance. Les supports de stockage vont évoluer et décupler leurs puissances, sur du verre de quartz ou dans des séquences d’ADN de synthèse. Les technologies d’affichage vont évoluer, notamment avec des “encres intelligentes” électroconductives. Les interfaces de lecture vont évoluer avec des supports flexibles, enroulables, rétractables, les picoprojections, avec les nano et les biotechnologies aussi. Je pourrais citer des dizaines d’exemples déjà…
N’est-il pas curieux que personne ne pense à l’impression, alors qu’il s’agit de livres ?
L’impression 3D (en pleine progression et que l’on trouve aussi chez Neal Stephenson) ne pourrait-elle permettre un jour à chacun la fabrication de pièces uniques sur mesure : d’appendices pour lecteurs ?
 
Comme la réalité dépasse toujours la fiction, le livre, je vous le dis, va surpasser la science fiction.
C’est juste une question de temps.
Le compte à rebours est en marche.
Écoutez. La prochaine fois que vous tournerez les pages d’un livre de papier, écoutez bien. Sur un écran tactile vous n’entendrez rien. Écoutez quand vous tournez les pages. Je vous le dis : l’avenir du livre n’est ni sur papier ni sur écran. Il est en nous. L’avenir du livre n’est ni sur papier ni sur écran, mais le livre a un avenir. Simplement, il a un avenir que les auteurs, comme les autres  et les professionnels du livre encore plus que tous les autres, n’arrivent pas à imaginer.

jeudi 18 octobre 2012

BnF, PetaBox versus pataquès

J'ai assisté le mercredi 17 octobre à un atelier du Labo BnF consacré au thème : "Archivage du Web : BigData et PetaBox", animé par Clément Oury (chef du service du dépôt légal numérique à la BnF), Claude Musso (Direction Déléguée aux Collections, Dépôt Légal du Web à l'INA) et Baptiste Fluzin (membre des WebArchivists).
 
Derrière ce vocable de PetaBox, qui sonne comme un médicament contre les maux d'estomac, se déploie la politique d'archivage du Web menée par la BnF pour la France dans le cadre du dépôt légal.
Pour ce qui est de l'aspect matériel de la chose on peut se représenter ces PetaBox comme de gros congélateurs remplis jours et nuits et 365 jours par an à ras bords par des robots logiciels (Heritrix).
 
Pour ce qui est de l'esprit qui anime une telle collecte il réside en fait tout entier dans les dispositions législatives et règlementaires relatives au dépôt légal (notamment la loi 2006-961 du 1er août 2006 qui concerne également les livres numérisés et numériques - Cf. fiche documentaire de l'Enssib).

Cela est bien certes, mais il manque à mon sens une vision stratégique et prospective, et ce manque pourrait, d'ici quelques décennies, nous placer dans des situations complexes difficilement gérables.
Le fait que le Web ne soit pas un "média de la permanence", comme l'imprimé, a de quoi susciter l'inquiétude et la méfiance. Certes. Mais vouloir reproduire avec des contenus volatiles les stratégies de conservation mises en place sept siècles avant J.-C. par Assurbanipal (illustration), n'est-ce pas vain ?
Dans sa conception et son vocabulaire le projet SPAR (Système de préservation et d'archivage réparti), qui va d'ailleurs jusqu'à parler "d'objets numériques" (sic) s'inscrit dans cette logique qu'il nous faudrait pourtant dépasser.
 
Bibliosphère vs PetaBox
 
Plutôt qu'au mythique modèle de la Bibliothèque d'Alexandrie, la mémoire du Web répond davantage je pense aux processus de fonctionnement de la mémoire humaine.
Les neurobiologistes auraient ici leur mot à dire.
Le numérique a une tendance, une faculté à mimer le biologique.
Il faudrait en tenir davantage compte, au moins pour ce qui concerne la lecture, l'écriture, la conservation de nos productions intellectuelles.
Il faudrait penser en termes de mémoire collective (re)distribuable, plutôt qu'en terme de silos.
Le périmètre des quatre tours s'impose comme un facteur de stabilité dans l'aventure humaine que quelques-un(e)s (rares) sont aujourd'hui conscients de vivre. Mais les archéologues du 3e millénaire en retrouveront-ils des vestiges ?
Il faut absolument je pense que les bibliothèques ne se referment pas entre leurs quatre murs, en communiquant vers l'extérieur, même si c'est avec ces "nouvelles" technologies de l'information et de la communication et qui justement ne le sont plus tant que cela "nouvelles".
De nouvelles nouvelles technologies les remplacent !
Il faut penser la bibliothèque hors les murs.
Le développement accéléré de la mobiquité, de l'Internet des objets, de la réalité augmentée, de la réalité virtuelle ou mixte, va probablement déboucher sur un biotope moins physique et davantage "océanique", une sorte de Web symbiotique (formule de Joël de Rosnay), entremêlant "réalité physique" à "réalité virtuelle", "univers" à "métavers", et que j'appelais quant à moi dans mon livre le plus récent : la bibliosphère (De la bibliothèque à la bibliosphère).
 
Dans un tel écosystème à intelligence ambiante chacune et chacun sera potentiellement bibliothécaire.
L'objectif n'est déjà plus tant dans la conservation des données numériques en des endroits précis et déterminés, mais pour la permanence de la possibilité d'accès, et cela passe surtout par des stratégies de prolifération et d'indexation (qui par ailleurs émergent naturellement des nouvelles pratiques que nous pouvons observer chez les internautes et les mobinautes).
Certes, il ne faut pas brûler les étapes, mais il faut se préparer et il faudrait, en marge des obligations légales auxquelles les grands organismes (BnF, INA...) doivent se soumettre, qu'ils aient les moyens de développer des stratégies à plus long terme...
(Ce sont là mes réflexions à chaud, le sujet est important et j'espère pouvoir l'approfondir dans les mois qui viennent. Vos réactions, commentaires, apports... seront bienvenus ;-)
 
 

lundi 15 octobre 2012

Matière et éclairage - Quelques réflexions sur le livre numérique, par Florian Forestier

N.B. : ce texte de Florian Forestier* a été écrit à l'origine en réponse à un article de Yann Moix paru dans La Règle du Jeu.
 
" Quand on veut parler du livre électronique, on se heurte vite à toute sorte de défenseurs. Les fidèles d'un certain rapport au grain du papier, son poids, son atmosphère, à une certaine façon de distiller le sens, qui ne voient dans le numérique qu’une dématérialisation annonciatrice d’insignifiance ; les hérauts de l’édition en ligne et de la modernité à tout crin qui ne voient, eux, pas d’autre avenir, pas d’autre espace pour des formes nouvelles que le web et les associations, hybridations, combinaisons qu’il permet ; les prêtres de la littérature pure et sauve enfin, pour qui le texte passe de toute façon sans altération ni déformation du marbre au parchemin, au papier, à l'écran, pour qui tout le bruit qu’on fait autour des supports n’est qu’une façon de se détourner de l’essentiel...
 
Abandonnons ici le point de vue historique que d’autres ont su déjà faire voir (On pourra lire les billets de Rémi Mathis) – insistant par exemple sur d’assez fascinants effets de miroirs entre l’inquiétude née autrefois de l’invention de l’imprimerie et l’actuelle effervescence et rappelons en effet qu’écrire, ou lire, c'est d’abord faire du sens. La question du sens – de ses modalités, ses déterminants, ses structures - est la plupart du temps oubliée dans ce débat. Lire de la littérature – c’est accompagner une vague du sens se faisant, ses mouvements de concentration, d'intensification, de détente. Ne pas oublier ici que le sens se fait dans l'épaisseur, qu’il est inséparable du flux de sa venue, des accidents de son déploiement, bref, qu’il prend du temps, de l'espace, que ce n’est, c’est vrai, pas la même chose d’être debout face à un marbre de forum romain, de tenir, froisser un livre, de tenir un écran qui affiche toujours plusieurs textes... 
 
Cette matérialité peut laisser croire que le garant de la puissance du livre serait la profondeur sensible de l’objet. Elle invite davantage selon nous à raisonner en termes d’éclairages. Le marbre, le parchemin, le papier, le codex, le livre imprimé, le journal, la liseuse, l’écran de poste fixe, ne proposent pas les mêmes éclairages, n’activent pas la même dynamique de forme, la même corde vibrante, la même intensité d'espace temps. Le marbre se rencontre une fois une seule : surgissement martial. La relation avec le papier est souvent plus amoureuse. Avec l'écran, le rapport est énigmatique avec un texte léger qu'on estompe d'un clic mais que rien n'altère. Chaque matière suscite une autre posture, un nouveau parcours des yeux, inaugure une disposition affective.
  
A ce titre, la phénoménologique est une voie bien choisie pour interroger les mutations du texte et de ses supports. Yann Moix (« Mort et vie des bibliothèques », dans la Règle du Jeu) en appelle d’ailleurs résolument à Heidegger pour mettre en garde contre le livre numérique. Mais justement, cette référence est peut-être à double tranchant. A propos du livre numérique, plutôt qu’à mettre en garde contre le nivellement et les méfaits de la quotidienneté moyenne, c’est à l’Origine de l’œuvre d’art qu’on peut penser ; plus spécialement à cette étreinte qu’évoque Heidegger du monde et de la terre. Il y a précisément art, montre Heidegger lorsque la dimension du monde – l’espace signifiant, articulé et réticulé - croise celle du retrait, obstiné, mutique, de la terre. L’œuvre expose la coappartenance du monde qui s’ouvre et de la terre qui se ferme. 
Mais précisément, terre et monde se « connaissent » de bien des façons. L’œuvre n’a pas besoin d’être un temple. Et quant à la grandeur, que Yann Moix lie au livre papier tabernacle… Eh bien elle peut tonner, cligner de l’œil, rire.
Pour Heidegger, après le retrait des dieux dans la mort Dieu, le divin devient Protée. Dans ce désert qui croit, il est autant de grandeurs que de divinités éphémères et dansantes : l’écriture prend des figures de rois et de nymphes, procure des extases diverses, fugitives, graves... Précisément, elle est déliée. 
 
C’est bien, dans toute son extension, du lien de la forme au sens qu’il est question ici. Oui, le livre temple ou flacon magnifie des textes grands crus âcres. Oui, Flaubert, oui, Huysmans sont magnifiques sous cette lumière un peu capiteuse de livre temple. Mais Dostoïevski est aussi grand sous l'angle du feuilleton que sous celui du livre. Oui, certains textes sont fécondés par plus de lumières que d'autres. On ne lit pas tous les textes de la même façon, on ne lit pas Flaubert comme Balzac, ni Balzac comme Stendhal (ou William Gaddis).
Les façons mêmes de nouer le sens dans l'acte d'écrire n'ont pas arrêté de muer ; on sait combien les changements de formes littéraires ne s'expliquent pas seulement par l'intertextualité, mais par les conditions techniques, économiques, qui dégageant de nouveaux rythmes de temps-espace, expérimentent d’autres matières de distiller l'acte d'écrire et de lire. Le monde ne se réverbère pas de la même façon dans l'écriture selon la taille, la texture et l’inclinaison du miroir.
Un texte comme un tableau se rencontre d'une certaine façon : l'angle auquel on se place, son apparition durable ou fugitive font partie de son sens... Une compilation de cinq cents pages de Haïkus séparés par des sauts de ligne ne fera pas, sans doute, paraître le sens de la même façon qu’un seul d’entre eux sur un mur blanc... Question de luminosité, de cadrage, soulignant plus ou moins certaines dynamiques d'un texte – les mots, les sons, les objets plus ou moins accentués ou fondus dans des lointains, la lecture plus ou moins continue… Non qu’il faille poser que l'écriture est fille de son support… Mais une feuille, un écran ont comme un marbre ou un bronze des lignes de forces internes (pour cela même, d’ailleurs, certains éditeurs numériques se concentrent sur des textes dont le web est l'élément natif – des textes qui sont expérimentés, pensés, vécus, mis en scène sur le web).
  
La question, pour conclure, n’est pas d’être pour ou contre une évolution qui se fera vaille que vaille. La conjonction de la technique et des débouchés commerciaux qu’elle crée ne sera pas plus stoppée par des principes qu’elle ne le fut à l’invention de l’imprimerie. Il faut plutôt s’interroger sur ce que la révolution numérique ébranle et sur la façon de retrouver au-delà du livre papier ce qu’il apportait d’unique : une mise en forme, des limites, une certaine architecture dans le déploiement du sens… Il est difficile pour ceux qui prennent le numérique en vol de deviner ce qu’en feront ceux dont les cerveaux se sont formés avec lui. Peut-être finalement rien d’essentiellement différent de ce que nous faisions avec nos livres papiers – la plasticité humaine ayant ses limites – mais qui sait ? "
 
* L'auteur
Florian Forestier est né à Bâle (Suisse) en 1981. Docteur en philosophie, après des études commencées dans le domaine des mathématiques et de l'économie, et membre du Centre d’études de la philosophie classique allemande et de sa postérité (CEPCAP) de la Sorbonne, il est conservateur, chargé de collection à la Bibliothèque nationale de France (BnF) (département littérature et art).
Auteur d'articles de philosophie et d'épistémologie, il a publié des textes littéraires : Paysages (roman, 2008), La boite (poésie, 2008). Il s'intéresse également au rapport entre pensée et technologie. La question de l'espace occupe une place centrale dans son travail.
Un ouvrage consacré à "La phénoménologie génétique de Marc Richir" est à paraître en 2013 (Publications Continental philosophy review, Eikasia, Annales de phénoménologie, Revue des deux mondes).

dimanche 14 octobre 2012

Semaine 41/52 : Les girafes et les éléphants…

Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente, dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du livre et de l’édition.
Ce post est donc le 41/52.
 
La fin approche avec cette dernière dizaine d’opus. Onze semaines avant la fin de l’année. Cela me fait penser une nouvelle fois que si, par hasard, par fatalité, ou par l’effet d‘un mystère, la période des e-incunables durait, comme celle des incunables, cinquante et un ans, nous en sortirions en 2022. Dans dix ans. Nous serions donc alors dans la dernière ligne droite et nous resterions cependant freinés par notre inertie à nommer ce monde qui cherche à éclore. (Et c’est pour cette raison que nous serons peut-être des étrangers dans cet autre monde.)
Bloqués dans la monotonie du lexique
Je ressens souvent des difficultés à lire dans le train. Il faudra un jour que j’essaye d’expliciter cela. Cette semaine en y rêvassant au lieu de lire, j’ai trouvé une petite histoire qui pourrait illustrer pourquoi nous avons tendance à résister au changement.
Son titre pourrait être : “Les girafes et les éléphants”. La voici…
« Imaginons que nous décidions demain matin d’éduquer tous les nouveaux enfants à naitre sur la planète, de manière absolument normale et du mieux possible, mais, en leur désignant ce que nous appelons couramment “girafes”, comme étant des “éléphants”, et réciproquement, en leur désignant ce que nous appelons couramment “éléphants”, comme étant des “girafes”. Vous imaginez ? Bien.
Dans une centaine d’années au maximum, soit seulement dix fois dix ans, tous les humains qui, comme nous, auront appris à appeler “éléphants”, ce que nous appelons aujourd’hui “éléphants”, et à appeler “girafes”, ce que nous appelons “girafes”, auront disparu de la surface de la Terre. Pour tous alors, il sera absolument naturel d’appeler les girafes des éléphants, et, vice-versa, il sera devenu normal d’appeler les éléphants des girafes, et les autres qui feraient différemment de passer pour des fous. Qui sait même si, dans les civilisations qui ont précédé l’ère de l’écrit, il n’en fut pas ainsi ? Je suis persuadé qu’un voyage dans le passé nous réserverait bien des surprises. Nous savons que des mots ont radicalement changé de sens au fil des siècles… »
Voilà donc ma petite histoire.
 
Quel sens peut-elle avoir par rapport à la prospective du livre et de la lecture ?
Je pense que nous pourrions en tirer deux enseignements.
D’abord, qu’il nous faut oser réfléchir au-delà des apparences que les mots entretiennent. C’est un peu là une approche phénoménologique. La réduction phénoménologique — si je ne m’abuse, consiste à s’arracher de la routine de ses perceptions, pour saisir le monde autrement et le réfléchir globalement comme un pur phénomène dans lequel notre propre vécu s’exerce ; peut-être pour se soustraire à la fascination du monde avec ses girafes, ses éléphants, et toutes ses merveilles.
Ensuite, qu’il faut nous garder de prendre les mots pour des idées et nos idées pour des réalités
 
Livre vient du latin liber certes  à l’origine l’aubier, la partie la plus vivante de l’arbre, celle irriguée de vaisseaux qui transportent la sève, le tissu tendre et blanchâtre qui sous l’écorce des arbres en assure la croissance, pensons à nos propres os… ; mais pensons aussi au livre dans livrer et dans délivrer, au lire dans délire, à délier et délirer, à lier et relier, à la livre  ancienne monnaie, ancienne unité de poids…, pensons, je vous prie, à beaucoup d’autres choses, au maximum, je vous le recommande.
 
La question essentielle serait peut-être en effet de déterminer en quoi nous oblige vraiment la filiation étymologique.
Pourquoi tout cela ?
Parce que le vocabulaire avec lequel nous pensons, avec lequel nous nous exprimons, oriente les choix que nous faisons et qu’à notre époque ces choix sont cruciaux.
 
Un jour, libraires et bibliothécaires (peut-être auteurs et éditeurs) seront des compétences distribuées en chaque lecteur. Des fonctions se libèreront de leurs gangues matérielles, des constructions de pierres ou de papiers pour s’exprimer par le truchement d’êtres vivants.
 
Déjà, il ne nous faudrait plus limiter le concept de livre à une interface, alors que nous pouvons l'élargir à tout ce qui rend possible une lecture du monde et de la vie. Depuis l’aube de l’humanité les hommes peuvent lire un paysage, lire dans un regard, lire dans l’océan et le ciel...
Vous, comme moi, nous tous sommes des livres. Des livres plus ou moins ouverts, plus ou moins lisibles aux autres.
 
Le livre excède les professionnels de l’édition, parce qu’il dépasse les limites dans lesquelles ils voudraient l’astreindre. Au 21e siècle, le livre, excessif, ne se laisse plus contenir dans un volume perceptible par nos sens limités.
Il est excédant aussi, et je le perçois parfois en écoutant parler des “professionnels de la profession”, qui le considèrent comme un produit difficile à concevoir, puis difficile à vendre ensuite.
 
Je lis bien entre les lignes des commentaires à mes récentes interventions sur le format livre de poche versus le format livre numérisé, ou encore sur les problématiques de la formation aux métiers de la commercialisation du livre aujourd’hui, que nombre de ces gens auxquels je m’adresse sont foncièrement, voire férocement, rétifs à l’innovation.
Ils appellent toujours les éléphants des éléphants et toujours les girafes des girafes. Ils suivent les voies ferrées, les autoroutes, les couloirs aériens. Lorsqu’ils marchent dans Paris, par exemple, ils suivent les mêmes axes que les automobiles et ne s’égarent pas comme moi dans les rues traversières.
 

samedi 13 octobre 2012

Les temps du livre

Depuis 1971 le monde du livre vit sur une arythmie problématique.
Le 4 juillet 1971 Michael Hart à l’université d’Illinois numérisait pour la première fois un texte imprimé : l’eText#1. Le 15 août Richard Nixon suspendait la convertibilité en or du dollar. Ces deux actes signaient la désormais liberté des signes imprimés, qui s’inscrivaient à nouveau dans la chronologie des conversations.
Depuis l’été 1971 le livre est ainsi entré dans l’ère des e-incunables.
La digitalisation du livre, marqueur temporel de cette nouvelle période, s’exprime à la fois par : la métamorphose des livres en tant que contenants, et, la volatilité du livre en tant que contenu.
Les outils informatiques permettent de pratiquer une lecture hyper-extensive, s’inscrivant sur d’autres rythmes que ceux des lectures intensives ou extensives sur papier imprimé.
L’uchronicité de la lecture immersive se réinvente ainsi dans la perspective transhistorique, caractéristique majeure de la prospective du livre (étude des mutations des livres conçus en tant que dispositifs de lecture, interfaces lecteurs/livres).
La lecture, née de la marche et de l’acquisition du langage articulé, est originellement un exercice du rythme.
Mais en 2012 le rythme de l’imprimé n’est plus en accord avec le tempo accéléré de l’époque. Nous vivons dans des sociétés où l’écran supplante le papier, l’image animée le texte.
Dans ce passage que nous traversons, celui de l’édition imprimée à l’édition numérique, temps du livre et de la lecture sont bouleversés. Le voyage du lecteur dans le texte se rythme sur une grammaire intérieure dérégulée par les dysrythmies d’un contexte d’hyper-connexion permanente (lecture connectée, lecture en streaming…), une économie de l’attention et du temps de cerveau disponible : tout un écosystème au sein duquel la lecture linéaire de temps long est perçue comme chronophage.
Aborder comment la digitalisation du livre conduit à reconsidérer les temps du livre et de la lecture apparaît aujourd'hui indispensable.
 
Le colloque de l'INHA
 
Le 09 novembre 2012, l'INHA (Institut national d'histoire de l'art) accueille un colloque sur ce thème.
Il y a quelques mois les organisateurs ont lancé un appel à contributions. J'y ai répondu.
Il y a quelques jours j'ai reçu un courriel collectif adressé à l'ensemble des intervenants retenus : "Bonjour, Nous sommes très heureux de vous apprendre que votre proposition de communication à notre colloque “Les temps du livre” a été retenue...".
Je réponds en remerciant de l'intérêt porté à mes travaux et, d'autant que la date est proche, en demandant quelques précisions sur la forme attendue pour ma prestation (communication orale, conférence avec slides, durée de l'intervention... ?).
Je m'étonne d'une mention précisant qu'il serait souhaitable que nuitées et frais de transport restent à la charge des intervenants, et, aucune allusion n'étant faite à une quelconque rémunération, j'en déduis qu'il s'agit de bénévolat.
Nonobstant je précise bien que je réserve la date sur mon agenda, ce qui signifie donc que je suis d'accord pour cette participation.
Sachant cependant que les actes des colloques des années passées ont fait l'objet de publications, je demande également : "ce qui est prévu au niveau contrat d'édition en cas de publication des textes comme pour vos précédents colloques".
Résultat ? Je reçois, sans explications aucune, une réponse en termes méprisants et annulant purement et simplement ma participation !
Outre l'incivilité et l'inélégance de la pratique, ce refus flagrant de répondre à des questions légitimes, comme celles que je posais tout en faisant preuve de compréhension et d'ouverture d'esprit, ce refus et cette volte-face peuvent laisser libre cours à toutes les interprétations et, dans tous les cas, ne véhiculent pas une bonne image de l'INHA. Dommage.

mercredi 10 octobre 2012

Trois Labos sur l'incubateur MétaLectures

L'incubateur web 3D immersif open source, MétaLectures, que j'ai ouvert en janvier sur la plateforme francophone Francogrid accueille déjà trois laboratoires : 
 
 
le Labo MétaLire
(pour tester les apports du web 3D pour la lecture immersive et les éditeurs pure-players...)
 
le Labo Tice primaire
(pour expérimenter les apports du web 3D pour les élèves de primaire et notamment l'apprentissage de la lecture...)
 
le Labo Synesthéorie
(pour l'étude des synesthésies et leurs rapports avec la lecture et son apprentissage...)
 
 Pour nous rejoindre :