Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 41/52.
La fin approche avec cette dernière dizaine d’opus. Onze
semaines avant la fin de l’année. Cela me fait penser une nouvelle fois que si,
par hasard, par fatalité, ou par l’effet d‘un mystère, la période des
e-incunables durait, comme celle des incunables, cinquante et un ans, nous en
sortirions en 2022. Dans dix ans. Nous serions donc alors dans la dernière
ligne droite et nous resterions cependant freinés par notre inertie à nommer ce
monde qui cherche à éclore. (Et c’est pour cette raison que nous serons
peut-être des étrangers dans cet autre monde.)
Bloqués dans la monotonie du lexique
Je ressens souvent des difficultés à lire dans le train. Il
faudra un jour que j’essaye d’expliciter cela. Cette semaine en y rêvassant au
lieu de lire, j’ai trouvé une petite histoire qui pourrait illustrer pourquoi
nous avons tendance à résister au changement.
Son titre pourrait être : “Les girafes et les éléphants”.
La voici…
« Imaginons que nous décidions demain matin d’éduquer
tous les nouveaux enfants à naitre sur la planète, de manière absolument
normale et du mieux possible, mais, en leur désignant ce que nous appelons
couramment “girafes”, comme étant des “éléphants”, et réciproquement, en leur
désignant ce que nous appelons couramment “éléphants”, comme étant des
“girafes”. Vous imaginez ? Bien.
Dans une centaine d’années au maximum, soit seulement dix
fois dix ans, tous les humains qui, comme nous, auront appris à appeler
“éléphants”, ce que nous appelons aujourd’hui “éléphants”, et à appeler
“girafes”, ce que nous appelons “girafes”, auront disparu de la surface de la
Terre. Pour tous alors, il sera absolument naturel d’appeler les girafes des
éléphants, et, vice-versa, il sera devenu normal d’appeler les éléphants des
girafes, et les autres qui feraient différemment de passer pour des fous. Qui
sait même si, dans les civilisations qui ont précédé l’ère de l’écrit, il n’en
fut pas ainsi ? Je suis persuadé qu’un voyage dans le passé nous
réserverait bien des surprises. Nous savons que des mots ont radicalement
changé de sens au fil des siècles… »
Voilà donc ma petite histoire.
Quel sens peut-elle avoir par rapport à la prospective du livre
et de la lecture ?
Je pense que nous pourrions en tirer deux enseignements.
D’abord, qu’il nous faut oser réfléchir au-delà des
apparences que les mots entretiennent. C’est un peu là une approche
phénoménologique. La réduction phénoménologique — si je ne m’abuse,
consiste à s’arracher de la routine de ses perceptions, pour saisir le monde
autrement et le réfléchir globalement comme un pur phénomène dans lequel notre
propre vécu s’exerce ; peut-être pour se soustraire à la fascination du
monde avec ses girafes, ses éléphants, et toutes ses merveilles.
Ensuite, qu’il faut nous garder de prendre les mots pour des
idées et nos idées pour des réalités
Livre vient du latin liber certes — à l’origine l’aubier, la
partie la plus vivante de l’arbre, celle irriguée de vaisseaux qui transportent
la sève, le tissu tendre et blanchâtre qui sous l’écorce des arbres en assure
la croissance, pensons à nos propres os… ; mais pensons aussi au livre
dans livrer et dans délivrer, au lire dans délire, à délier et délirer, à lier
et relier, à la livre — ancienne
monnaie, ancienne unité de poids…, pensons, je vous prie, à beaucoup d’autres
choses, au maximum, je vous le recommande.
La question essentielle serait peut-être en effet de
déterminer en quoi nous oblige vraiment la filiation étymologique.
Pourquoi tout cela ?
Parce que le vocabulaire avec lequel nous pensons, avec
lequel nous nous exprimons, oriente les choix que nous faisons et qu’à notre
époque ces choix sont cruciaux.
Un jour, libraires et bibliothécaires (peut-être auteurs et
éditeurs) seront des compétences distribuées en chaque lecteur. Des fonctions
se libèreront de leurs gangues matérielles, des constructions de pierres ou de
papiers pour s’exprimer par le truchement d’êtres vivants.
Déjà, il ne nous faudrait plus limiter le concept de livre à
une interface, alors que nous pouvons l'élargir à tout ce qui rend possible une
lecture du monde et de la vie. Depuis l’aube de l’humanité les hommes peuvent
lire un paysage, lire dans un regard, lire dans l’océan et le ciel...
Vous, comme moi, nous tous sommes des livres. Des livres plus
ou moins ouverts, plus ou moins lisibles aux autres.
Le livre excède les professionnels de l’édition, parce qu’il
dépasse les limites dans lesquelles ils voudraient l’astreindre. Au 21e siècle,
le livre, excessif, ne se laisse plus contenir dans un volume perceptible par
nos sens limités.
Il est excédant aussi, et je le perçois parfois en écoutant
parler des “professionnels de la profession”, qui le considèrent comme un
produit difficile à concevoir, puis difficile à vendre ensuite.
Je lis bien entre les lignes des commentaires à mes récentes
interventions sur le format livre de poche versus le format livre numérisé, ou
encore sur les problématiques de la formation aux métiers de la commercialisation
du livre aujourd’hui, que nombre de ces gens auxquels je m’adresse sont
foncièrement, voire férocement, rétifs à l’innovation.
Ils appellent toujours les éléphants des éléphants et
toujours les girafes des girafes. Ils suivent les voies ferrées, les
autoroutes, les couloirs aériens. Lorsqu’ils marchent dans Paris, par exemple,
ils suivent les mêmes axes que les automobiles et ne s’égarent pas comme moi
dans les rues traversières.
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