Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 43/52.
Plusieurs lectures m’ont inspiré cette semaine. Et puis je
ne comprends pas toujours le sens de tous ces colloques et autres
rassemblements qui se multiplient. Sous des appellations contemporaines les
vieilles corporations s’y parlent entre elles. Et après ?
Dans tous ces débats autour du livre et du numérique, où sont les historiens, les ethnologues, les anthropologues, les neurobiologistes, les linguistes, les sémiologues, les philosophes, les poètes, et les lecteurs ? Les lecteurs où sont-ils ? Les bibliothécaires, les enseignants (notamment de littérature), les professeurs des écoles qui apprennent à lire et à écrire aux enfants, et les professeurs documentalistes ? Tous se réunissent entre eux.
Or je pense que seule une approche transhistorique et transdisciplinaire pourrait nous permettre d’aborder sans trop de casse le nouveau monde qui nait sous nos yeux. Sinon ?
Dans tous ces débats autour du livre et du numérique, où sont les historiens, les ethnologues, les anthropologues, les neurobiologistes, les linguistes, les sémiologues, les philosophes, les poètes, et les lecteurs ? Les lecteurs où sont-ils ? Les bibliothécaires, les enseignants (notamment de littérature), les professeurs des écoles qui apprennent à lire et à écrire aux enfants, et les professeurs documentalistes ? Tous se réunissent entre eux.
Or je pense que seule une approche transhistorique et transdisciplinaire pourrait nous permettre d’aborder sans trop de casse le nouveau monde qui nait sous nos yeux. Sinon ?
Ce sera le naufrage. Général. Seuls ceux qui trouveront une
place dans quelques canots, ceux qui savent bien nager (il y en a), et, bien
évidemment, les quelques-uns qui auront déjà pris pied sur ce nouveau monde,
seuls ceux-là s’en sortiront pour ouvrir un nouveau chapitre de l’épopée de
notre espèce.
L’Homo Lector
L’histoire ne se répète jamais, mais l’observation de ses
ères successives peut nous permettre d’y lire de grands cycles qui, à des
siècles, à des millénaires de distance, reviennent et nous amènent à un autre
niveau d’évolution, sur un autre plan : c’est la même chose, mais c’est
totalement différent pourtant.
Il se pourrait donc bien que le livre et le web fusionnent,
mais alors comme lors de l’acquisition de la parole articulée et durant les
grandes civilisations qui ont vécu sur Terre avant l’écriture, comme le livre
et la nature fusionnaient alors.
Pour l’heure, et depuis plusieurs siècles, la lecture
immersive — celle qui
captive son lecteur, en ensorcelle peut-être quelques-unes, quelques-uns dont
je suis, comme une survivance, car ce type de lecture stimulerait dans leur
cerveau archaïque ce sentiment océanique de fusion avec le Monde ; la
lecture immersive m’apparaît comme la frontière à passer.
Plutôt que de parler de fusion du livre et du web, je
parlerais pour ma part de fusion du livre et des territoires numériques.
L’espèce humaine, avec l’hybridation homme-nano-ordinateurs,
entrerait dans l’ère de l’Homo Lector, lecteur non plus seulement dans le sens
où nous l’entendons depuis l’apparition des écritures, mais aussi dans le sens de
système (logiciel) pouvant lire et s’orienter dans des flux de données de différents
formats, décoder et interpréter une constellation fluide de territoires indépendants
dans l’interdépendance.
Ce serait cette voie fluviale qu’il s’agirait maintenant d’emprunter.
Dans ce nouveau monde les manipulations textuelles n’y
auront pas moins d’impacts que les manipulations génétiques et il se pourrait
même que les deux aient partie liée ensemble.
Ce sera alors l’homme qui seul pourra une nouvelle fois
assurer la transmission.
L’avenir, je pense, a besoin de notre mémoire du livre.
La lecture comme entrainement au monde de demain
Certains peuvent redouter là (ou dans mes propos) un
processus de déréalisation, que les plus matérialistes perçoivent peut-être
déjà dans la fiction en général, et dans le roman en particulier.
En fait, dans mon esprit, il ne s’agit pas tant d’une artificialisation,
que d’ouvrir plus largement nos capacités perceptives, de repousser les limites
de ce que nous appelons benoitement : “réalité”.
Limiter le concept de “réalité” seulement à ce que nous sommes
capables de percevoir revient à réduire l’univers aux limites de nos capacités individuelles.
C’est se comporter en machine et non en vivant et non en humain. Une radio ne
reçoit pas les ondes de la télévision. Mais ne serions-nous pas plus que des
appareils récepteurs ?
Je rejoins ici les réflexions de Pierre Lévy sur “La virtualisation du texte” (extrait de Sur les chemins du virtuel - La Découverte éd., Paris,
1995), texte qui est à considérer comme un objet virtuel dont chaque lecture
est une actualisation qui s’exprime par son propre paysage subjectif :
« au-dessus des pages lisses un paysage sémantique mobile et accidenté ».
« L'espace du sens, écrit Pierre Lévy dans ce
texte, ne préexiste pas à la lecture. C'est en le parcourant, en le
cartographiant que nous le fabriquons, que nous l'actualisons. »
Je ne prétends aucunement que la lecture puisse nous
apporter une connaissance lucide d’un monde supposé réel. La réalité n’existe
pas. Nous qualifions d’un commun accord tacite de “réel” la part commune de
quelques phénomènes, le plus souvent matériels, que nous percevons à peu près
de la même manière.
Mais je pense que nous allons tous vivre une extension du
royaume de la lecture, alors que tout porterait au contraire à croire au
triomphe de l’image sonore animée, à Hollywood partout, à Luna Park toujours.
S’entrainer à la lecture immersive et aux échanges sur les
territoires numériques, cette seconde planète qui, comme une peau sensible, recouvre
progressivement la totalité de notre vieux monde, c’est initier son acclimatation
à ce nouveau monde qui se déploiera durant les premiers siècles de ce troisième
millénaire.
Mais pourquoi s’y acclimater puisque nous n’y vivrons
pas ?
En ce qui me concerne : par refus de renoncer.
Dans son dernier grand roman, Thomas Mann sur un autre
sujet, pose la question suivante : « Mais ce qui cesse de
correspondre à sa définition ne cesse-t-il pas du même coup d’exister ? ».
En la lisant je ne peux m’empêcher de penser aux livres.
« Les manifestations les plus intéressantes de la
vie, y fait dire plus loin Thomas Mann à son personnage principal,
inventeur de la musique sérielle, ont sans doute toujours ce double visage
de passé et d’avenir, elles sont probablement toujours progressives et
régressives à la fois. Elles décèlent l’ambigüité de la vie même. ».
Moi-même et ici même dans cette chronique, je suis ambigu.
Je le sais. Je ne m’en excuse pas.
J’ai l’impression quand même que beaucoup de ces gens qui
s’agitent autour de moi sont en fait subjugués par l’écume du tsunami qui
approche. La nouveauté de la tablette machin et la nouvelle tablette chose.
J’ai revu hier soir Les enfants du paradis.
Ce qu’écrivit Prévert : « La nouveauté… c’est
vieux comme le monde, la nouveauté ! ».
Les trajets de la nuit ne doivent plus nous obscurcir ;
nous devons aller maintenant, fiers et confiants. Et fusionner avec le livre.
Joli !
RépondreSupprimerQuand à moi, à la place de :"Ce sera alors l’homme qui seul pourra une nouvelle fois assurer la transmission.",
je placerais pour ma part : "Ce sera alors l’homme seul qui pourra une nouvelle fois assurer la transmission." Cela change le sens, je sais... Non, ça ne le change pas vraiment, en vérité ça l'amplifie et ça le précise à la fois.
... Car lire, c'est gouverner la solitude.
Encore une belle chronique toute en doute et sensibilité. "La réalité n'existe pas." dites-vous. C'est vrai, mais c'est tout ce que nous avons ! Tout autour, il y a l'innommable. La réalité est notre façon de le conjurer, de donner par les noms et les mots un sens à ce qui n'en a pas. C'est une question de survie.
RépondreSupprimerAlors oui, la réalité n'existe pas, elle n'a pas de consistance, d'essence. Elle est le projet, elle est l'enjeu et la règle du jeu. Un voile qui nous protège du magma informe du réel, tissé par la politique, la science, les religions. Mais par les livres, aussi, heureusement.