N.B. : ce texte de Florian Forestier* a été écrit à l'origine en réponse à un article de Yann Moix paru dans La Règle du Jeu.
" Quand on veut parler du livre électronique, on se heurte vite à toute sorte de défenseurs. Les fidèles d'un certain rapport au grain du papier, son poids, son atmosphère, à une certaine façon de distiller le sens, qui ne voient dans le numérique qu’une dématérialisation annonciatrice d’insignifiance ; les hérauts de l’édition en ligne et de la modernité à tout crin qui ne voient, eux, pas d’autre avenir, pas d’autre espace pour des formes nouvelles que le web et les associations, hybridations, combinaisons qu’il permet ; les prêtres de la littérature pure et sauve enfin, pour qui le texte passe de toute façon sans altération ni déformation du marbre au parchemin, au papier, à l'écran, pour qui tout le bruit qu’on fait autour des supports n’est qu’une façon de se détourner de l’essentiel...
Abandonnons ici le point de vue historique que d’autres ont su déjà faire voir (On pourra lire les billets de Rémi Mathis) – insistant par exemple sur d’assez fascinants effets de miroirs entre l’inquiétude née autrefois de l’invention de l’imprimerie et l’actuelle effervescence et rappelons en effet qu’écrire, ou lire, c'est d’abord faire du sens. La question du sens – de ses modalités, ses déterminants, ses structures - est la plupart du temps oubliée dans ce débat. Lire de la littérature – c’est accompagner une vague du sens se faisant, ses mouvements de concentration, d'intensification, de détente. Ne pas oublier ici que le sens se fait dans l'épaisseur, qu’il est inséparable du flux de sa venue, des accidents de son déploiement, bref, qu’il prend du temps, de l'espace, que ce n’est, c’est vrai, pas la même chose d’être debout face à un marbre de forum romain, de tenir, froisser un livre, de tenir un écran qui affiche toujours plusieurs textes...
" Quand on veut parler du livre électronique, on se heurte vite à toute sorte de défenseurs. Les fidèles d'un certain rapport au grain du papier, son poids, son atmosphère, à une certaine façon de distiller le sens, qui ne voient dans le numérique qu’une dématérialisation annonciatrice d’insignifiance ; les hérauts de l’édition en ligne et de la modernité à tout crin qui ne voient, eux, pas d’autre avenir, pas d’autre espace pour des formes nouvelles que le web et les associations, hybridations, combinaisons qu’il permet ; les prêtres de la littérature pure et sauve enfin, pour qui le texte passe de toute façon sans altération ni déformation du marbre au parchemin, au papier, à l'écran, pour qui tout le bruit qu’on fait autour des supports n’est qu’une façon de se détourner de l’essentiel...
Abandonnons ici le point de vue historique que d’autres ont su déjà faire voir (On pourra lire les billets de Rémi Mathis) – insistant par exemple sur d’assez fascinants effets de miroirs entre l’inquiétude née autrefois de l’invention de l’imprimerie et l’actuelle effervescence et rappelons en effet qu’écrire, ou lire, c'est d’abord faire du sens. La question du sens – de ses modalités, ses déterminants, ses structures - est la plupart du temps oubliée dans ce débat. Lire de la littérature – c’est accompagner une vague du sens se faisant, ses mouvements de concentration, d'intensification, de détente. Ne pas oublier ici que le sens se fait dans l'épaisseur, qu’il est inséparable du flux de sa venue, des accidents de son déploiement, bref, qu’il prend du temps, de l'espace, que ce n’est, c’est vrai, pas la même chose d’être debout face à un marbre de forum romain, de tenir, froisser un livre, de tenir un écran qui affiche toujours plusieurs textes...
Cette matérialité peut laisser croire que le garant de la puissance du livre serait la profondeur sensible de l’objet. Elle invite davantage selon nous à raisonner en termes d’éclairages. Le marbre, le parchemin, le papier, le codex, le livre imprimé, le journal, la liseuse, l’écran de poste fixe, ne proposent pas les mêmes éclairages, n’activent pas la même dynamique de forme, la même corde vibrante, la même intensité d'espace temps. Le marbre se rencontre une fois une seule : surgissement martial. La relation avec le papier est souvent plus amoureuse. Avec l'écran, le rapport est énigmatique avec un texte léger qu'on estompe d'un clic mais que rien n'altère. Chaque matière suscite une autre posture, un nouveau parcours des yeux, inaugure une disposition affective.
A ce titre, la phénoménologique est une voie bien choisie pour interroger les mutations du texte et de ses supports. Yann Moix (« Mort et vie des bibliothèques », dans la Règle du Jeu) en appelle d’ailleurs résolument à Heidegger pour mettre en garde contre le livre numérique. Mais justement, cette référence est peut-être à double tranchant. A propos du livre numérique, plutôt qu’à mettre en garde contre le nivellement et les méfaits de la quotidienneté moyenne, c’est à l’Origine de l’œuvre d’art qu’on peut penser ; plus spécialement à cette étreinte qu’évoque Heidegger du monde et de la terre. Il y a précisément art, montre Heidegger lorsque la dimension du monde – l’espace signifiant, articulé et réticulé - croise celle du retrait, obstiné, mutique, de la terre. L’œuvre expose la coappartenance du monde qui s’ouvre et de la terre qui se ferme.
Mais précisément, terre et monde se « connaissent » de bien des façons. L’œuvre n’a pas besoin d’être un temple. Et quant à la grandeur, que Yann Moix lie au livre papier tabernacle… Eh bien elle peut tonner, cligner de l’œil, rire.
Pour Heidegger, après le retrait des dieux dans la mort Dieu, le divin devient Protée. Dans ce désert qui croit, il est autant de grandeurs que de divinités éphémères et dansantes : l’écriture prend des figures de rois et de nymphes, procure des extases diverses, fugitives, graves... Précisément, elle est déliée.
C’est bien, dans toute son extension, du lien de la forme au sens qu’il est question ici. Oui, le livre temple ou flacon magnifie des textes grands crus âcres. Oui, Flaubert, oui, Huysmans sont magnifiques sous cette lumière un peu capiteuse de livre temple. Mais Dostoïevski est aussi grand sous l'angle du feuilleton que sous celui du livre. Oui, certains textes sont fécondés par plus de lumières que d'autres. On ne lit pas tous les textes de la même façon, on ne lit pas Flaubert comme Balzac, ni Balzac comme Stendhal (ou William Gaddis).
Les façons mêmes de nouer le sens dans l'acte d'écrire n'ont pas arrêté de muer ; on sait combien les changements de formes littéraires ne s'expliquent pas seulement par l'intertextualité, mais par les conditions techniques, économiques, qui dégageant de nouveaux rythmes de temps-espace, expérimentent d’autres matières de distiller l'acte d'écrire et de lire. Le monde ne se réverbère pas de la même façon dans l'écriture selon la taille, la texture et l’inclinaison du miroir.
Un texte comme un tableau se rencontre d'une certaine façon : l'angle auquel on se place, son apparition durable ou fugitive font partie de son sens... Une compilation de cinq cents pages de Haïkus séparés par des sauts de ligne ne fera pas, sans doute, paraître le sens de la même façon qu’un seul d’entre eux sur un mur blanc... Question de luminosité, de cadrage, soulignant plus ou moins certaines dynamiques d'un texte – les mots, les sons, les objets plus ou moins accentués ou fondus dans des lointains, la lecture plus ou moins continue… Non qu’il faille poser que l'écriture est fille de son support… Mais une feuille, un écran ont comme un marbre ou un bronze des lignes de forces internes (pour cela même, d’ailleurs, certains éditeurs numériques se concentrent sur des textes dont le web est l'élément natif – des textes qui sont expérimentés, pensés, vécus, mis en scène sur le web).
Pour Heidegger, après le retrait des dieux dans la mort Dieu, le divin devient Protée. Dans ce désert qui croit, il est autant de grandeurs que de divinités éphémères et dansantes : l’écriture prend des figures de rois et de nymphes, procure des extases diverses, fugitives, graves... Précisément, elle est déliée.
Les façons mêmes de nouer le sens dans l'acte d'écrire n'ont pas arrêté de muer ; on sait combien les changements de formes littéraires ne s'expliquent pas seulement par l'intertextualité, mais par les conditions techniques, économiques, qui dégageant de nouveaux rythmes de temps-espace, expérimentent d’autres matières de distiller l'acte d'écrire et de lire. Le monde ne se réverbère pas de la même façon dans l'écriture selon la taille, la texture et l’inclinaison du miroir.
Un texte comme un tableau se rencontre d'une certaine façon : l'angle auquel on se place, son apparition durable ou fugitive font partie de son sens... Une compilation de cinq cents pages de Haïkus séparés par des sauts de ligne ne fera pas, sans doute, paraître le sens de la même façon qu’un seul d’entre eux sur un mur blanc... Question de luminosité, de cadrage, soulignant plus ou moins certaines dynamiques d'un texte – les mots, les sons, les objets plus ou moins accentués ou fondus dans des lointains, la lecture plus ou moins continue… Non qu’il faille poser que l'écriture est fille de son support… Mais une feuille, un écran ont comme un marbre ou un bronze des lignes de forces internes (pour cela même, d’ailleurs, certains éditeurs numériques se concentrent sur des textes dont le web est l'élément natif – des textes qui sont expérimentés, pensés, vécus, mis en scène sur le web).
La question, pour conclure, n’est pas d’être pour ou contre une évolution qui se fera vaille que vaille. La conjonction de la technique et des débouchés commerciaux qu’elle crée ne sera pas plus stoppée par des principes qu’elle ne le fut à l’invention de l’imprimerie. Il faut plutôt s’interroger sur ce que la révolution numérique ébranle et sur la façon de retrouver au-delà du livre papier ce qu’il apportait d’unique : une mise en forme, des limites, une certaine architecture dans le déploiement du sens… Il est difficile pour ceux qui prennent le numérique en vol de deviner ce qu’en feront ceux dont les cerveaux se sont formés avec lui. Peut-être finalement rien d’essentiellement différent de ce que nous faisions avec nos livres papiers – la plasticité humaine ayant ses limites – mais qui sait ? "
* L'auteur
Florian Forestier est né à Bâle (Suisse) en 1981. Docteur en philosophie, après des études commencées dans le domaine des mathématiques et de l'économie, et membre du Centre d’études de la philosophie classique allemande et de sa postérité (CEPCAP) de la Sorbonne, il est conservateur, chargé de collection à la Bibliothèque nationale de France (BnF) (département littérature et art).
Auteur d'articles de philosophie et d'épistémologie, il a publié des textes littéraires : Paysages (roman, 2008), La boite (poésie, 2008). Il s'intéresse également au rapport entre pensée et technologie. La question de l'espace occupe une place centrale dans son travail.
Un ouvrage consacré à "La phénoménologie génétique de Marc Richir" est à paraître en 2013 (Publications Continental philosophy review, Eikasia, Annales de phénoménologie, Revue des deux mondes).
Belle réflexion, souple et intelligente. Avec une odeur de médiologie, non, mâtinée justement d'histoire de la lecture ?
RépondreSupprimerIl est toujours nécessaire de rappeler que texte, péritexte, paratexte et autres contextes produisent - avec l'histoire même du lecteur et l'instant de sa lecture dans sa vie - des significations et perceptions à chaque fois uniques.