Durant l’année 2012 j’ai décidé de publier ici même chaque
semaine un billet exprimant mon sentiment personnel sur la semaine précédente,
dans la perspective, bien évidemment, des problématiques de la prospective du
livre et de l’édition.
Ce post est donc le 40/52.
Cette semaine, après deux jours de cours à des étudiants en
commercialisation du livre, j’ai été invité à intervenir au Salon Lire en Poche
de Gradignan. Le contraste entre, le contexte (tel que je le perçois du moins),
la posture de futurs acteurs du marché du livre, et l’attitude des
“professionnels de la profession” est frappant, saisissant, inquiétant. Impression
d’être embarqué sur un Titanic dont l’équipage connaitrait l’histoire mais ne
ferait rien pour changer de cap. Fatalitas !
Logiquement, les “professionnels de la profession” n’ont
généralement pas leurs inquiétudes orientées, ni vers le livre, ni vers la
lecture, ni vers les lecteurs, mais presque uniquement vers le chiffre
d‘affaires annuel de l’entreprise qui les emploie. Ils font du commerce. Ce
n’est pas condamnable, mais ce n’est pas réfutable non plus. Et c’est peut-être
la raison pour laquelle ils me méprisent, voire me haïssent, qu’ils répandent
sur moi des propos insanes qui tournent qui tournent qui tournent et me
reviennent tôt ou tard. Fatalitas !
Remonter aux sources du livre
Il faut ainsi prendre acte du fait qu’il y a : le livre
et la lecture, d’une part, et, d’autre part, l’édition et le marché du livre.
C’est ainsi. C’est une évidence, mais nous l’oublions souvent.
Oui, je porte mes
mains sur les livres de papier, je les touche, les palpe, je les serre fort, je
les porte à mes yeux et à mon nez pour les sentir, et j’aime harmoniser la
couleur des marque-pages de ceux que je suis en train de lire à celles de leurs
couvertures, et ce, sans aucune attention à ce qu’ils ou elles représentent,
tout est alors seulement pour moi dans l’harmonie des couleurs ; et je
faisais tout cela, oui, spontanément depuis des dizaines d’années, avant que
l’époque que nous vivons ne m’oblige à en prendre conscience. Et alors ?
Je le fais
maintenant en toute conscience, dans une théâtralité qui me sied.
Et il nous faudrait ainsi je pense être moins dans la
dramatisation, celle que les acteurs du marché surjouent pour opposer ceux de
l’imprimé à ceux du numérique, et davantage dans la théâtralité.
Le théâtre, tant occidental qu’oriental, n’est-il pas la
source (ou l’une des sources) où “s’originent” les mythes qui, aujourd’hui
encore, nous animent (au moins les auteurs, les lecteurs, les bibliothécaires…)
dans le récit que nous vivons tous de ce passage que traverse le livre d’une
ère à une autre.
Comment ne pas considérer ce fait fabuleux, que le livre apparaît
comme une invention éminemment humaine dont les métamorphoses semblent, au
premier abord, énigmatiques. Rien, je crois, dans la nature, ne suggère spontanément
sa forme, ou ses fonctionnalités. Les premiers constructeurs d’aéroplanes, nous
le savons tous, se sont inspirés des oiseaux. C’est à partir de l’observation
de la nature que les premiers hominidés ont imaginé leurs outils et leurs
propres techniques. Mais de quoi s’inspire le livre ?
Il faudrait remonter le fil, la ligne… En remonter le souffle
sur ce qui se révèle de la manducation de la parole articulée et de tout ce
qui se raconte depuis...
« …Il me dit : Fils d’homme, ce que tu trouves
mange-le, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la
bouche, il me fit manger ce rouleau et me dit : Fils d’homme, fais manger
ton ventre et remplis tes entrailles avec ce rouleau que je te donne. Je le
mangeai et il fut dans ma bouche doux comme du miel. » (Ézéchiel
3,1-3)
Et puis : « Et la voix que j'avais entendue du
ciel, me parla de nouveau et dit, "va, prends le petit livre qui est
ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la
terre". Et j'allai vers l'ange en lui disant, "donne-moi le petit
livre". Et il me dit, "prends-le et avale-le ; et il sera amer à
tes entrailles, mais dans ta bouche il sera aussi doux que le miel". Et je
pris le petit livre de la main de l'ange et je l'avalai, il fut dans ma bouche
doux comme du miel. Mais quand je l'eus avalé mes entrailles furent remplies
d'amertume. » (Apocalypse 10, 8-11).
Porter le livre à bout de bras
La réalité dépasse souvent (toujours ?) les fictions,
et peut-être même celles d’où elle tisse ses réalités. Ézéchiel. L’Apocalypse.
Pour moi la réalité, “ma réalité”, excède ce que je perçois
du monde. Mais il n’en est peut-être pas ainsi pour tous.
Je ne crois pas cependant que ce qui pourrait, je le
conçois, apparaître comme un dérèglement, soit le fruit de mes lectures
incessantes depuis l’adolescence. Je crois plutôt que je recherchais
précisément dans ces centaines de livres que j’ai lus des ouvertures, des
points d’accès à cet au-delà des sens, que d’autres cherchèrent peut-être dans
la drogue, l’alcool, ou certaines musiques.
J’ai massivement oublié pratiquement tout ce que j’ai lu
durant ces dernières décennies. Mais je me souviens de beaucoup de sensations,
d’impacts, d’images mélangées comme celles des souvenirs oniriques. Et aussi
certains moments qui restent comme s’ils avaient laissé leurs brûlures. Juste l’incandescence
de certains éclats de lectures. De lointaines étoiles dans la nuit. Les
mutinés de l’Elseneur, assez jeune je crois. Un peu plus tard, Pour qui
sonne le glas ? Plus tard encore, Mallarmé, surtout Igitur ou la
folie d‘Elbehnon : « Certainement subsiste une présence de
Minuit. L’heure n’a pas disparu par un miroir, ne s’est pas enfouie en
tentures, évoquant un ameublement par sa vacante sonorité. ».
Surf, navigation, flux, liquide… ; les métaphores qui
cherchent à exprimer nos sensations face à ce numérique qui maintenant désolidarise
les messages des supports (car il ne s’agit en vérité, ni de contenus ni de
données, mais bel et bien de messages, et peut-être faut-il y voir là aussi
comment se révèle, dans cette trahison des noms, comment se découvre le peu,
voire l’absence, de réelles solidarités professionnelles dans la chaine du
livre), ces métaphores donc, se tissent sur une trame aquatique ; alors si
certains redoutent dans l’aventure d’être dépossédés de leurs biens, d’être
emportés et déchiquetés au fond d’un maelström, qu’ils lisent ceux-là Edgar
Allan Poe, qu’ils prennent exemple sur le vieil homme : Une descente
dans le maelström : se laisser emporter, observer, oser agir à temps.
La prospective du livre, telle que je l’invente jour après
jour depuis quelques années déjà, se veut “bibliophore” : porteuse du
livre (dans sa traversée actuelle d’un état à un autre).
Je ne sais pas si nous pourrons surpasser le livre dans son
avatar du codex, peut-être seulement le dépasser, dans une accélération
vers ce livre éternel qui nous ouvre les bras. Dans sa forme du codex
cela est si visible. Des volets. Des fenêtres qui s’ouvrent.
Avoir davantage de spontanéité. Voilà ce qu’il nous
faudrait. Revitaliser la lecture dans l’élan numérique, au lieu d’en
relativiser, et l’ampleur de celle-ci, et la portée de celui-là
A quel avenir sont promis des textes qui ne font plus
volumes ? Mais écoute-moi : nous avons encore passé la nuit à lire.
Regarde. Nous avons passé la nuit à lire. Combien de jours, combien d’années,
combien de siècles. Nous avons passé la nuit à lire et maintenant le soleil se
lève.
[Illustration : La
vision du prophète Ézéchiel, par Gustave Doré.]
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