Peut-être le texte qui suit ne fait-il que formuler maladroitement l'hypothèse qu'une herméneutique fictionnalisée permettrait de réfléchir les procédures courantes de l'interprétation, de penser les limites de la fiction (et jusqu'à son hospitalité peut-être, son caractère habitable), et ainsi de favoriser la prise en charge de nos discours sur le monde, considérant qu'en grande partie le monde tel que nous le percevons est crayonné par nos discours. Peut-être.
Lire et dé-lire les fictions
Jadis les arts de la parole, qui comprenaient
la grammaire, la rhétorique et la logique, étaient partie intégrante des
arts libéraux.
La grammaire est l'étude des
éléments qui constituent une langue, elle relève de l'architecture
du langage. Nous pourrions dire qu'elle charpente l'édifice de notre
pensée langagière.
La rhétorique est la science
de l'art oratoire, elle vise à l'efficacité de la parole. Nous
pourrions dire qu'elle lui
permet d'accéder au plan des idées.
La logique est l'art de
l'argumentation juste et parfaite, elle relève de la raison. Nous pourrions dire qu'elle nous permet de rester
sur une voie raisonnable dans nos interprétations.
A l'heure des mutations des dispositifs et des pratiques de lecture, tant les possibilités nouvelles ouvertes par les machines informatisées, que l'inélégance de lecteurs à exiger tout, tout de suite et sans effort, à n'être que spectateurs, rendent urgent de repenser, et donc de redéfinir, nos rapports à la lecture.
Pour d'abord contextualiser différemment les impacts de ce que nous lisons et l'influence des dispositifs sur nos stratégies d'interprétations, il serait je pense utile de dépasser le couple signifiant/signifié de la
linguistique (le signifiant étant le son vocal d'un mot prononcé,
et le signifié étant l'image mentale que nous nous en faisons),
pour démasquer les leurres et dévisager les textes en lecteurs revendicatifs, par leurs figures, leurs valeurs et leurs enseignes, leurs cartes à jouer signification/significatif, en quelque sorte, où la
signification est le sens naturellement attaché à un mot, et où
l'aspect significatif révèle ce que fondamentalement ce mot
exprime.
Cette aspiration à exercer sa liberté d'esprit fut en fait naturellement déjà explicitée, notamment dans un roman, qui
est pour moi un roman culte, La montagne magique, de Thomas
Mann : « un objet qui relève de l'esprit, peut-on
y lire, c'est-à-dire un objet qui a une signification, est
significatif par cela justement qu'il dépasse son sens immédiat,
qu'il exprime et expose une chose d'une portée spirituelle plus
générale, tout un monde de sentiments et de pensées qui ont trouvé
en lui leur symbole plus ou moins parfait, ce qui donne précisément
la mesure de sa signification... ».
Pour un lecteur averti, qui vit ses lectures, qui voit ce qu'il lit, le
texte, même de fiction, ne doit pas dissimuler, mais enseigner et
permettre de ressentir et d'exprimer l'informulable.
N'est-ce pas au fond proche de la théorie de Frédérique Leichter-Flack dans son essai Le laboratoire des cas de conscience (Alma éditeur, Paris, 2012 - Lire à ce sujet La fiction, chair de l'éthique, par Olivier Rey).
Mais ce qui pourrait être outils d'émancipation, peut aussi devenir organes de contrôle social.
Les quatre sens de l'écriture
C'est je crois dans ce sens en tout cas, celui du texte littéraire comme laboratoire des cas de conscience, que des traditions spiritualistes, qui depuis des millénaires questionnent le sens de la destinée humaine, ont
jadis élaboré des méthodes de lecture. Ainsi, pour les textes des deux grands
courants du judéo-christianisme nous avons le Pardès du
judaïsme et la Lectio divina du christianisme, reposant tous deux
sur ce qui est couramment appelé : « les quatre sens de
l'écriture ».
Le Pardès propose quatre
niveaux d'étude des textes :
PESHAT, qui ne considère que le sens
littéral du texte au niveau du monde sensible.
REMEZ, qui éclaire les allusions du
texte qui pourraient mener à un niveau plus élevé de
compréhension.
DERASH, qui vise à l'interprétation
figurée des paraboles et des légendes (du latin legenda : ce
qu'il faut lire).
SOD, qui au niveau ésotérique
dévoile le Secret qui était caché dans le texte.
La lectio divina, théorisée elle
vers l'an 220 par un Père de l’Église chrétienne, Origène,
propose d'examiner successivement le sens littéral (ou historique),
puis allégorique, puis tropologique (c'est-à-dire moral), et enfin
anagogique (c'est-à-dire élevant l'esprit vers une autre sphère de
compréhension). Ainsi, la simple lecture littérale d'un texte à
portée spirituelle, la lectio, doit-elle se prolonger par une
réflexion profonde sur ce même texte, la meditatio, se poursuivre
par un dialogue avec son Maître intérieur, l'oratio, pour se
terminer par une écoute silencieuse, la phase de contemplatio, pour
la réception en Soi du sens caché.
Un véritable lecteur (ou bien
évidemment une véritable lectrice), devrait pouvoir appliquer à
différents contextes (ou réalités du monde) ces méthodes de
déchiffrage appliquées à certains textes, lesquels par ailleurs
tendent souvent à abonder dans ce sens. Car il ne s'agit pas là de
textes à comprendre, mais de textes pour se comprendre (nous pouvons
penser, entre beaucoup d'autres, aux romans d'Hermann Hesse, par exemple).
C'est, je crois, une question de
rapport aux lieux. Lieux qui peuvent être extérieurs – nous pourrions
penser alors au chamanisme, au druidisme ; ou intérieurs –
dans l'espace mental (d'une lecture par exemple), la prise de conscience..., mais en considérant
bien toujours ces lieux comme des architectures imaginaires interprétatives
(c'est-à-dire qui recèlent des interprétations), des rébus
habitables, des projections architecturées de pages écrites. Nous connaissons tous des
contextes qui dissimulent des alphabets non phonétiques, par exemple
desquels nous pourrions dire que tout y est symboles, comme des cathédrales ou des lieux
qui seraient consacrés.
Des livres comme autres mondes habitables
Pour les authentiques lecteurs de romans leurs découvertes littéraires sont finalement d'autres mondes, parfois
davantage habitables que les sociétés contemporaines, ou d'autres fois, d'intéressants laboratoires, comme je l'évoquais précédemment.
Deux exemples pourraient permettre de
comprendre les conséquences que cela pourrait avoir.
Le deuxième exemple est un extrait
d'un essai de 1943, L’homme à la découverte de son âme -
Structure et fonctionnement de l’inconscient de C.-G. Jung.
Jung y prend l'exemple, dans
l'Antiquité égyptienne, d'une personne mordue au pied par une
vipère des sables. Le prêtre-médecin qu'il met en scène recourt
alors à ce que j’appellerais une « thérapie narrative ».
Par sa parole, il réécrit l'incident qui a eu lieu sur le plan
physique terrestre, en le portant sur un plan métaphysique où une
solution peut alors être mise en œuvre. Dans cet exemple le
prêtre-médecin raconte comment le grand Dieu-Soleil parcourant ses
domaines a été mordu par un serpent venimeux mis sur son chemin par
la Déesse-Mère, comment tous les autres dieux la supplièrent alors
de créer le contrepoison efficace, comment elle y consentit et
comment fut alors guéri le Dieu souffrant. Pour Jung, que je cite
brièvement : « il nous faut bien nous dire qu’à
l’échelon psychique qui était celui des Égyptiens d’alors, ce
récit constituait bel et bien un procédé thérapeutique : à
cet échelon, en effet, l’homme pouvait encore être facilement
plongé dans l’inconscient collectif par un simple récit, dont les
images s’emparaient alors de tout son être avec une puissance
telle que son système vasculaire et que ses régulations humorales
rétablissaient l’équilibre compromis. C’est d’ailleurs,
poursuit Jung, ce qui explique en toute généralité la valeur
curative de la médecine magique à l’échelon primitif, alors que
nous ne concevons la possibilité d’efficacités de cette sorte que
tout au plus dans le domaine moral. ».
A ce niveau de lecture aucun de nous
n'est plus un être unique, séparé, mais il incarne aussi la
totalité de l’humanité, laquelle s'exprime d'ailleurs collectivement en ce sens depuis des millénaires déjà, dans ses productions artistiques en général et ses littératures en particulier. A ce niveau de lecture littéraire nous
aurions accès à la mémoire de l'espèce, à l'expérience
engrangée par l'humanité depuis plusieurs millions d'années.
Que vous soyez de l'édition imprimée ou de l'édition numérique : laissez nous lire ce qui dans le patrimoine littéraire de l'humanité relève de l'immémorial et de l'ineffable.
Oui, car comment ne pas regretter ici le désengagement de l'interprofession du livre, alors que de nouveaux outils pourraient précisément nous permettre l'exploration des territoires imaginaires de nos lectures !
Le monde du livre reste assis, semble-t-il, dans les lueurs du bouquet final du feu d'artifice tiré par Gutenberg, cet alchimiste incongru, fabricant de miroirs magiques pour les pèlerins.
L'iPad et Cie n'est que le chant du cygne des postes de télévision, voyons ! Juste un peu de veille technologique et de clairvoyance et on réalise vite l'impasse dans laquelle l'édition s'engage.
Il nous faut accepter de quitter ce monde dans lequel les somnambules passent pour des éveillés.
Le problème aujourd'hui avec les décideurs de l'interprofession du livre, c'est leur incapacité absolue à rêver le futur du livre. Chez ces gens là on ne rêve pas monsieur ! :-(