dimanche 22 septembre 2019

Le Futur des Bibliothèques et la transition bibliothécaire

Cet été ce fut l'occasion de mesurer les retours de l'enquête indépendante LE FUTUR DES BIBLIOTHEQUES VU PAR LES BIBLIOTHECAIRES conduite en début d'année. 
A ma grande joie les taux de satisfaction en sont particulièrement élevés :-)

    
 
J'ai commencé à parler du futur dans des conférences à des bibliothécaires en 2008. A l’époque je suis passé pour un fou ! 
Pour beaucoup, me présentant comme prospectiviste, j'étais d'emblée estampillé "monsieur numérique", et donc un peu comme "le méchant" qui au fond de lui souhaitait la disparition du livre sans avoir le courage de l'avouer. 
D'un autre côté, les jeunes médiateurs numériques (sic) et autres dans les bibliothèques avaient eux tendance à me snober. Pour eux je n'étais pas suffisamment pro-numérique, je n'exhibais pas un smartphone en prenant des airs. Je crois qu'ils cherchaient surtout à impressionner leurs collègues, et ce d'abord pour justifier leurs postes dont la nécessité était souvent incomprise. Il faut dire qu'en fait de lectures et de bibliothèques ils ne parlaient qu'applications et jeux vidéos. 
A cause de cette relation biaisée les réseaux de bibliothèques et de médiathèques ont moins fait appel à moi. Pourtant il me semble bien qu'elles négligent aujourd'hui bien moins qu'avant la réflexion prospective, comme les résultats de cette enquête en attestent d'ailleurs. De plus, il s'avère que les bibliothécaires, eux, sont de plus en plus conscients et concernés par leurs missions au service de la société, de la lecture publique, du couplage de la littératie et de la littératie numérique. 
Comme l'écrivait récemment Patrick Bazin : "Au-delà de la « transmission du patrimoine », la bibliothèque doit permettre « l’amélioration de la compréhension du monde » et « la contribution au bien-être planétaire », d'autant plus qu'il faudra lutter contre le repli sur soi, l'enfermement dans une tribu, et des régimes totalitaires." (Mutations : la transition bibliothécaire).

En effet, tant dans ce que j’observe sur les réseaux sociaux que dans les réactions et les réponses à ce questionnaire, ce qui ressort de plus fort c’est bien l’affirmation du rôle des bibliothèques comme véritables lieux de citoyenneté. Et cela m’apparaît juste et bien. 
Mais cela dit restons vigilants : d’une part, les bibliothèques ne sont pas des centres sociaux, et, d’autre part, le libre exercice de notre citoyenneté et le développement de notre esprit critique passent encore et toujours par le livre et la lecture quelles que soient leurs formes, par la fréquentation d’auteurs, mais aussi de lieux et de personnages fictifs. 
 
Ce dont il nous faut bien prendre conscience aujourd'hui c'est que c'est la lecture qui est en jeu, et avec elle notre autonomie de pensée, notre liberté d’esprit.
 
Malgré cela, comme dans toutes les corporations professionnelles, les bibliothécaires ont la tendance naturelle et légitime à débattre surtout entre eux. 
Alors, amis·es bibliothécaires, je vous le dis : si vous voulez un empêcheur de penser en rond vous savez depuis 2008 au moins à qui vous adresser !
  

lundi 26 août 2019

Jeffrey Epstein vs Van Veen, réalité vs fiction

Source - Jamie Keenan
[ La dernière actualisation de ce texte date du jour palindromique 02-02-2020, en le lisant vous comprendrez le sens de ce détail... La paréidolie de sa première illustration ci-contre nous invite à nous interroger sur ce que c'est que percevoir, sur ce que c'est que lire...]
  
Ce qui est appelé par les médias L'affaire Epstein pourrait nous apporter un éclairage intéressant sur les relations énigmatiques entre réalité(s) et fiction(s) si nous la mettions en résonance avec l'œuvre de Vladimir Nabokov.
Bien sûr là vous pensez aussitôt à Lolita !
Et vous avez tort. 
    
Certes, ce roman célébrissime, en partie parce que le scandale lui a été profitable à la fin des années 1950, a mailles à partir avec le contexte de cette affaire et ce qu'il s'y trame en filigrane. Le différend est entre les faits et les fantasmes.
Certes, Lolita aurait été inspiré à Nabokov par une "histoire vraie" (sic) - voilà d'ailleurs une expression sur laquelle il serait intéressant de réfléchir : une histoire vraie.
La "vraie Lolita" donc se serait appelée dans la réalité, ce que certain·e·s appellent la "vraie vie" des "vrais gens", Sally Horner (voir The real Lolita de Sarah Weinman, et Le fait divers qui inspira Lolita). Traduit par Isabelle Chapman le livre sort en français en octobre 2019 aux éditions du Seuil (Lolita la véritable histoire, sous-titré : "L'affaire qui a inspiré le chef-d’œuvre de Nabokov"). 
   
Certes, le mot même de Lolita est devenu un nom courant dans la vie de tous les jours. Absent de la plupart des dictionnaires "traditionnels", il figure au Wiktionnaire avec comme étymologie : "Antonomase de Lolita héroïne du roman homonyme de Vladimir Nabokov paru en 1955 " (une antonomase étant en rhétorique : une "Figure qui consiste à mettre un nom commun ou une périphrase à la place d’un nom propre ou un nom propre à la place d’un nom commun. Par antonomase, on appelle Paris « la Ville lumière »." pour le Dictionnaire de l'Académie française), comme définition, je cite : "Adolescente ou jeune femme qui plait de par son extrême jeunesse" (Wiktionnaire), et comme synonyme : nymphette, dont la définition ("Pré-adolescente sexualisée par le regard d’un homme mûr, le nympholepte.") et les sens apparentés sont davantage en rapport avec la réalité de... la fiction, et du coup de la réalité tout court. 
   
Ce glissement et cette contamination seraient-ils le signe d'une forme subtile de métalepse, un débordement de la fiction dans notre vie quotidienne ? C'est depuis le début des années soixante que nous voyons des lolitas dans les rues.
Certes enfin, il y a la parution récente du Journal de L. 1947-1952, de Christophe Tison aux éditions Goutte d’Or. Journal fictif tenu par Dolores Haze, en fait le nom de la véritable héroïne aux multiples surnoms (Lo, Lola, Dolly) du roman de 1955, Lolita étant le surnom qui lui est donné par le personnage fictif d'Humbert Humbert, et donc indirectement pouvons-nous penser par l'auteur Nabokov lui-même. 
C'est là un cas de transfictionnalité parmi d'autres, comme le Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud (2013 aux éditions Barzakh en Algérie et 2014 chez Actes Sud en France) ou pour rester dans notre sujet la transfictionnalité en filigrane de Serge Gainsbourg dans son album-concept de 1971 Melody Nelson ("Sa lecture, quelques années plus tôt, du Lolita de Nabokov l'a profondément marqué, moins pour la nymphette que le récit met en scène que pour l'homme d'âge mûr qui s'en éprend." Source) . 
   
Alors que se passe-t-il ? 
  
Dans la réalité la puissance fantasmatique de Lolita brouille la réception de l'ensemble de l’œuvre, plus complète et plus complexe, de Nabokov. 
Ce qu'il se passe c'est qu'en général, tant la réception des œuvres que celle des actualités (comme l'on disait naguère) est parasitée par la nature humaine sur laquelle la force d'attraction du vice est souvent supérieure à celle de la vertu. Force est de le reconnaitre. (Que voyez-vous dans l'illustration de tête de ce post, cette couverture de Lolita ?) 
   
Déjà, dans l’œuvre de Nabokov, La défense Loujine (1930) mettait en scène le mariage d'une jeune fille avec un vieux pervers narcissique joueur international d'échecs.
Mais les racines du Lolita de 1955 se trouvent en fait dans un autre roman de Nabokov, L'Enchanteur, écrit en 1939 (sa "première palpitation" aurait dit l'auteur), mais édité à titre posthume en 1986 seulement (en France traduit par Gilles Barbedette pour les éditions Rivages). 

Nabokov en personne s'est clairement exprimé sur le contre-sens des lecteurs et des médias sur le personnage de Lolita : "Lolita n'est pas une jeune fille perverse. C'est une pauvre enfant que l'on débauche et dont les sens ne s'éveillent jamais sous les caresses de l'immonde monsieur Humbert, à qui elle demande : "Est-ce qu'on va toujours vivre comme ça en faisant toutes sortes de choses dégoutantes dans des lits d'auberges ? " ..." [1975 Video INA]. 
  
Dans son livre témoignage, Le Consentement (Grasset, janvier 2020) qui a lancé l'affaire Matzneff, Vanessa Springora écrit à ce propos : "Dans Lolita, le roman de Nabokov, que j’ai lu et relu après ma rencontre avec G., on assiste au contraire à des aveux confondants. Humbert Humbert écrit sa confession du fin fond de l’hôpital psychiatrique où il ne tardera pas à mourir, peu avant son procès. Et il est loin d’être tendre avec lui-même.
Quelle chance pour Lolita d’obtenir au moins cette réparation [...] J’entends souvent dire, par ces temps de prétendu « retour au puritanisme », qu’un ouvrage comme celui de Nabokov, publié aujourd’hui, se heurterait nécessairement à la censure. Pourtant, il me semble que Lolita est tout sauf une apologie de la pédophilie [...] J’ai toujours douté d’ailleurs que Nabokov ait pu avoir été pédophile. Évidemment, cet intérêt persistant pour un sujet aussi subversif [...] a de quoi éveiller les soupçons. Que Nabokov ait lutté contre certains penchants, peut-être. Je n’en sais rien. Pourtant, malgré toute la perversité inconsciente de Lolita, malgré ses jeux de séduction et ses minauderies de starlette, jamais Nabokov n’essaie de faire passer Humbert Humbert pour un bienfaiteur, et encore moins pour un type bien. Le récit qu’il fait de la passion de son personnage pour les nymphettes, passion irrépressible et maladive qui le torture tout au long de son existence, est au contraire d’une lucidité implacable." (partie V. L'empreinte). 
[ A lire en complément ma Tribune dans Livres Hebdo : Fiction littéraire et principe de réalité, ce que révèle "l'affaire Matzneff". Le Consentement est aussi une "réponse" au journal de Gabriel Matzneff, La prunelle de mes yeux ]
  
En réalité le roman de l'affaire Epstein c'est Ada, ou l'Ardeur (1969). 
Selon notre connaissance de l’œuvre de Nabokov nous pouvons certes facilement être trompé car (certainement là encore influence de Lolita) c'est le prénom féminin de l'un des principaux personnages, Ada, qui est mis en avant dans le titre (nous le voyons, les couvertures du livre jouent également souvent sur cette ambiguïté - ici en illustration celle avec le tableau Kizette au balcon (1927) peinte par sa mère Tamara de Lempicka, qui aurait très bien pu être un personnage de Nabokov -, ainsi que le sous-titre (Une chronique familiale) et les présentations qui insistent généralement sur le thème de l'inceste entre frère et soeur), mais en fait le personnage principal du roman est Van Veen : un milliardaire américain qui pour satisfaire ses appétits sexuels à l'ombre de son père a organisé un réseau international d'exploitation de jeunes filles mineures.  
Les biographies du personnage de Van Veen et de la personne de Jeffrey Epstein sont différentes, mais pour quiconque a lu Ada, ou l'Ardeur il me semble impossible de ne pas confronter ces deux mondes, celui de la fiction et celui de la réalité. 
D'autant plus que la vie d'Ada, nom palindromique, s'écrit sur Antiterra, comme sur un reflet en fait de notre monde ; illusion qui peut parfois tromper des milliardaires (?).
 
Mon objectif n'est pas ici de suggérer l'existence d'une dimension prophétique chez certains auteurs, ou bien d'une fonction autoréalisatrice de certaines fictions littéraires (je pense à l'essai de 2016 de Pierre Bayard, Le Titanic fera naufrage aux éditions de Minuit), non, je pense simplement qu'il y aurait entre les faits et les fictions une consanguinité, un métissage que nous devrions regarder en face.
De fait, nous voyons bien avec cet exemple (Affaire Epstein / Ada, ou l'Ardeur) qu'il y a une certaine porosité naturelle entre fiction et réalité, même si le risque est grand de réduire le monde en puissance de la littérature à la littéralité du monde réel à partir duquel nous entrons virtuellement dans les textes que nous lisons.
Cela ne signifie pas non plus forcément que la fiction influence la réalité, ou bien que l'une serait cause et l'autre conséquence, mais, selon l'étendue de nos lectures et le point de vue adopté, fictions et réalités (au pluriel) peuvent s'entremêler dans la société, voire constituer un corps métisse, un sang-mêlé. 
 
La réalité dépasse souvent la fiction, dit-on, et ce sera peut-être un jour l'enseignement de l'affaire Epstein.
Ce n'est pas parce qu'il y a porosité entre la réalité et la fiction qu'il y a nécessairement confusion.
Rappelons que Nabokov lui-même aurait dit lors de l'une de ses conférences : « La littérature est invention. La fiction est fiction. Appeler une histoire “histoire vraie”, c’est faire injure à la fois à l’art et à la vérité. ». La vieille polémique du Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust, et mon étonnement que nombre de proustiens ne semblent finalement pas donner raison à Proust, se dressent ici devant nous.
  
La réalité est comme une nappe d'huile qui flotte sur le lac de la fiction (à moins que ce ne soit l'inverse ?). 
Mais sans le lac, que deviendrait l'huile ?
 

mardi 13 août 2019

Littérature et biodiversité prospective

Cette année je passe mes vacances d'été au... 19e siècle, dans la ville fictionnelle de Middlemarch, dans les Midlands.
C'est un privilège de lecteur que de pouvoir voyager ainsi, non seulement dans l'espace, mais également dans le temps.
Middlemarch est un spécimen démiurgique de la romancière britannique George Eliot, et les personnages qui y vivent sont tout autant attachants que ceux d'un salon proustien ou d'un sanatorium à Davos (référence à l'une de mes lectures cultes La montagne magique de Thomas Mann).  

Vivre une nouvelle fois une expérience de ce type m'a incité à poser une petite question sur les réseaux sociaux où je suis le plus actif, Facebook et Twitter : "A votre avis les personnages de fiction relèveront-ils un jour de la biodiversité : Oui ou Non ?".
L'absence presque totale de réactions à ma demande n'est pas selon moi la conséquence des vacances d'été, d'autres posts suscitant réactions et commentaires, mais elle est le signe d'une absolue incompréhension : pour mes interlocuteurs une telle question ne se pose tout simplement pas car les personnages de fictions ne sont évidemment pas des créatures vivantes et ne peuvent donc pas participer de la biodiversité.
Or je considère que c'est une grave erreur que de penser ainsi.

Dans le cadre de mes propres recherches sur les fictions littéraires je travaille en effet, entre autres, sur ce que j'appelle la "biodiversité prospective", et je m'interroge sur une possible évolution du statut de personnage considérant que l'écriture-lecture (et plus généralement le langage) peut créer des formes de vie dans le sens où nommer confère une certaine existence, ne serait-ce que dans notre imaginaire, ce qui n'est pas rien.
Nous le constatons bien avec les mythes : la pensée est un véritable biotope. 

Ne pourrions-nous donc pas dans un premier temps au moins accepter d'envisager ce que nous gagnerions à considérer les personnages de fictions littéraires comme des entités vivantes ?

La pensée est un biotope 

Pour faire face à cette question j'ai cherché à lister les principaux points qui attesteraient d'une certaine possibilité d'existence des personnages de fictions littéraires (uniquement ceux  qui existent dans les romans que nous lisons et non pas ceux dont une image nous est imposée, par le cinéma ou le théâtre par exemple). Voici donc une première ébauche de cette liste :
 
- Les personnages sont souvent les supports spontanés de projections, voire d'identifications de la part des lectrices et des lecteurs.
- Nous pouvons ressentir parfois des émotions assez fortes à ce qu'il leur arrive. 
- Un nombre non évalué de personnes, lectrices ou pas, auraient notamment durant leur prime enfance un ami ou compagnon imaginaire.
- L'existence réelle de personnages en apparence légendaires mais apparaissant dans des mythes de la création ou des textes fondateurs de grandes religions ne semble faire parfois aucun doute pour les adeptes des groupes concernés. (Nous pourrions aussi nous intéresser à l'importance du bestiaire imaginaire dans la circulation des idées.)

Ces quatre points suffisent déjà je pense à renforcer mon hypothèse que les personnages de fictions littéraires, ces créatures anthropomorphiques extraterrestres, peuvent, si nous l'acceptons, accéder pour nous à un certain degré d'existence.
Nous pourrions alors utiliser cette capacité contenue dans les fictions littéraires pour enrichir notre relation au monde et lui donner davantage de lisibilité. 
Notre rapport à la réalité dépend d'un certain nombre (assez important) de certitudes acquises et renforcées au fil des ans par l'éducation et les habitudes. Si nous acceptions de les considérer comme de simples croyances (ce que finalement elles sont peut-être) nous pourrions alors les modifier, nous ouvrir à d'autres champs perceptuels, élargir notre empan perceptif et affiner notre sensibilité.
Potentiellement les fictions littéraires pourraient être considérées comme des continuums des différentes séquences qui constituent une vie de lectrice ou de lecteur. 
Un même élan de vie traverse les différentes strates de notre relation au monde.
Sylvie Dallet, directrice de recherches au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (UVSQ) et présidente de l'Institut Charles Cros, me l'exprimait récemment ainsi dans un échange : "La littérature participe de l'animisme très profondément ".

Cette possible ouverture de la littérature sur d'autres déclinaisons du vivant ne me semble cependant guère abordée au sein des études ayant pour objet la littérature, ni même être connue, en tout cas consciemment et de façon réfléchie et assumée, des lectrices et des lecteurs de fictions littéraires.
Ne pensez-vous pas que notre objectif devrait être alors de travailler à la prise de conscience de cette ouverture de la littérature sur de multiples déclinaisons des formes de vie, c'est-à-dire ne devrions-nous pas nous attacher à y déceler puis à y favoriser l'éclosion de ces potentialités démiurgiques ? 
 

vendredi 2 août 2019

Du lecteur en navigateur interstellaire

J'ai le plaisir d'annoncer que le numéro de M@GM@ - Revue internationale en sciences humaines et sociales, consacré au colloque "Mythanalyse de l'insularité" des 21 et 22 mai 2018 à Catania (Sicile, Italie), sous la direction de Orazio Maria Valastro et Hervé Fischer, est maintenant librement accessible sur le Web.
Ma contribution : Les fictions littéraires considérées comme des îles, y est intégralement disponible. 
Celle-ci se structure en quatre parties :
- Métaphores insulaires et océaniques de la lecture 
- Quand la lecture convoque la mythanalyse 
- Retracer l’Odyssée de ses lectures 
- Du lecteur en navigateur interstellaire 

Contribution de Lorenzo Soccavo au colloque Mythanalyse de l insularité.
Accéder au texte complet en suivant ce lien...

vendredi 12 juillet 2019

mercredi 10 juillet 2019

Le Manuscrit de Tchernobyl - Langage et Mondes substitués

Au cœur du réacteur du Manuscrit de Tchernobyl, texte écrit par le psychologue clinicien Nunzio d'Annibale et pré-publié aux Éditions des Vanneaux, un phénomène singulier opère : une métalepse narrative a lieu. Fait lieu. 

L'occasion donc d'abord pour moi de progresser dans la définition d'une métalepse narrative. 
Les définitions sont, je pense, à concevoir comme des formules destinées à nous aider à progresser dans le type de réalité que les mots évoquent, et non pas comme des normes qui figeraient une fois pour toutes des phénomènes langagiers et leurs effets de réel dans des cadres rigides et indépassables. Une définition ne doit pas être une cage.

Récemment je proposais la définition suivante : "les métalepses narratives sont comme des effractions de la trappe du réel. Comme si soudain le contact avec la réalité venait à nous manquer et que nous nous retrouvions DANS le texte, dans le monde de ce que nous sommes en train de lire".
Cela se produit à la lecture du Manuscrit de Tchernobyl, mais, après sa lecture, l'analogie la plus signifiante pour nous rapprocher de la réalité des phénomènes de métalepses narratives me semble être celle des valves cardiaques. 
Une valve cardiaque est une structure élastique séparant les différentes cavités du cœur et empêchant le sang de refluer. Lorsqu'il y a défaillance d’une valve il se produit une atteinte du débit cardiaque qui peut alors ne plus être suffisant pour répondre aux besoins de l'organisme, on parle alors d'insuffisance cardiaque.
Or, comme un cœur est plein de sang, un texte est plein de sens. (Je parle de texte car c'est à ce niveau de l'écrit, de la parole rendue visible, que le passage peut se produire, quels que soient les supports, les dispositifs et les interfaces de lecture.)
En conséquence de quoi, pour une lectrice ou un lecteur de fictions littéraires une métalepse narrative serait une insuffisance du principe de réalité, une incapacité à contenir son attraction pour le monde du livre lu.

Ne jamais oublitérer !

"le nuage" craie sur papier de Lysiane Schlechter (DR)
Le dessin de couverture, signé Lysiane Schlechter illustre, telle que je la ressens, notre confrontation à la langue. Ce nuage du langage qui semble narguer Adam, le terreux, le glaiseux. Au commencement, le taiseux ?
Chacun·e est ce petit bonhomme, cette silhouette noire qui fait face au nuage, comme l'homme de Tian'anmen fit face à une colonne de chars.

Ne pouvant tout citer de ce livre (ce serait le recopier, à moins que cela soit l'écrire à son tour, s'en faire l'auteur tout comme Pierre Ménard est l'auteur du Quichotte pour Jorge Luis Borges ? En tous cas, une traduction dans ce que Nunzio d'Annibale appelle "l'izabell langue de mon siècle" serait un curieux exercice), ne pouvant donc me substituer à l'auteur je ne citerai que ce seul extrait : 

Du moin, je sui né, c'est l'île Usion, je vè mourir, ilusion o caré [...] non, en fète, je men, je suis mor à ma néssance (p. 48)

Répondant il y a quelques mois à une journaliste qui m'interviewait et souhaitait savoir les raisons profondes de mes recherches autour du concept de fictionaute (la part subjective de soi qu'une lectrice ou qu'un lecteur projette spontanément dans ses lectures) j'ai répondu la vérité : je suis ce que l'on appelle en psychologie un enfant de remplacement, c'est-à-dire né très peu, trop peu de temps après la mort à la naissance d'un·e autre. Un enfant de substitution donc. C'est là l'explication que je me donne (et que je vous donne) à ma recherche dans les livres de passages vers des mondes de substitution. 
La journaliste résuma cela par une enfance malheureuse qui m'aurait conduit à me réfugier dans les livres. Mais c'est ramener à la banalité la singularité d'une lecture du monde et d'un soi dans ce monde, telle qu'elle s'exprime, par exemple, à la page 51 du Manuscrit de Tchernobyl : "Je n'oublitère jamè le mank".
Dans cet oublitère nous entendons à la fois oublier et oblitérer, taire et enterrer, le jamè est plus parlant que jamais et le mank y résonne puissamment. Nous ne sommes pas dans l'alchimie de la langue des oiseaux, mais dans la chimie de la grammaire.

Si je raconte cela ce n'est pas pour parler de moi, mais pour expliquer ma sensibilité au phénomène narratif qui est semble-t-il à l'action dans ce texte que nous pourrions peut-être considérer en lui-même comme une méta-métalepse (?).
    
Une métalepse s'est faite livre...

Au fil de la lecture d'un unique texte, ce texte-ci du Manuscrit de Tchernobyl, deux récits différents (au moins) se superposent comme deux univers parallèles.
Nous pouvons ressentir je crois à la lecture (je pense l'avoir ressenti par instants) une impression de "marcher dans le texte", de traverser physiquement "quelque chose" de l'ordre du sens (sensations que j'ai cherchées à expliciter dans notamment deux textes récents : Quelles métaphores kinesthésiques pour la lecture, et, La vérité des textes...).

Adam fait donc face au nuage radioactif de la langue. 
Sa langue à l'Adam est langue du ça. 
Face à cette langue il y a ce qu'on lit, et, il y a ce qui s'y dit. (Ce qui fait lieu, d'où le phénomène de métalepse.) Et cela n'est pas ce qu'ordinairement on dit. On ne dit pas ça ! 



Trois parties structurent Le manuscrit de Tchernobyl (135 pages en tout) :
- Ma tralalangue 
- Istoire de ma vi 
- Tcher Nobyl, Pour l'instan tu è sur un nuage... 
suivies d'une éclairante postface de l'auteur intitulée : L'Oreille lit.
J'ai par moment pensé à Céline, à Artaud aussi, tous deux évoqués, tandis que l'auteur lui se rattache plutôt à Lewis Carroll, James Joyce et Steve Reich (pionnier américain de la musique minimaliste, que je ne connais pas).
 
Enfin, nous lirons également avec curiosité l'écho paru sur le site Glossolalies - Détrousser les chimères et signé Noëlle Rollet : Textes-limites : illisible et jouissance sur ce "surgissement d’une langue qui n’existe pas".

Pour ma part, je ne sais pourquoi, je me souviens du bruit des sabots d'une vingtaine de chevaux au pas un matin de bonne heure dans la rue de Médicis qui longe le Jardin du Luxembourg à Paris. A la lecture de ce Manuscrit de Tchernobyl c'est le galop de la langue qui se fait entendre et, au-delà du bruit, les étincelles qui fusent sous les fers et les sabots de nos enfances et de nos lectures qui nous font signes et se donnent enfin à lire. A lire donc. 
 
N.B. du 29 novembre 2019 : le livre, préfacé par David di Nota et postfacé par moi-même est paru ce jour chez Bozon2x Editions (les infos et liens ici...).