vendredi 5 juillet 2013

Pistes de réflexions et perspectives fuyantes pour la prospective du livre

Au mois de juin j’ai eu l’occasion dans le cadre de mon activité de veille d’assister à plusieurs manifestations qui ont pu nourrir ma réflexion.
Les principales étaient :
— Le Colloque Sciences&Fictions à la Gaîté Lyrique, avec le soutien du Labex Arts H2H (Laboratoire d’excellence des Arts et Médiations humaines de l’Université Paris 8), avec comme participants Manuela de BARROS (Philosophe et théoricienne des arts), Pierre CASSOU-NOGUES (Philosophe et agrégé de mathématiques), Stéphane DEGOUTIN (Artiste et théoricien des médias), Ludovic DUCHATEAU (Artiste), Jean-Noel LAFARGUE (Ecrivain et bloggeur, expert en technologies) et Gwenola WAGON (Artiste et chercheuse), et dont l’objectif était d’explorer : « les liens complexes qu’entretiennent les sciences, en tant que créatrices de formes et de mondes, avec la fiction, et les projections imaginaires qu’elles suscitent dans l’art et la littérature, qui elles-mêmes font retour dans le monde scientifique », ce avec une extension sous la forme d’une exposition collective à la Galerie de Roussan (10, rue Jouye-Rouve à Paris).
— Les rencontres du Labo BnF, dont deux s’intéressèrent aux robots, à la robotique et à l’intelligence artificielle, mais durant lesquelles, étrangement et malheureusement, il ne fut guère question ni de livres ni de lecture ( ?).
— Le vernissage à la SCAM (Société civile des auteurs multimédias) de l’œuvre de l’artiste “plasticienne laborantine” Catherine Nyeki : Mimetika (Prix nouvelles écritures 2011). 
— La soutenance d’habilitation à diriger des recherches d’Alexandra Saemmer (enseignante-chercheur à l'Université Paris 8) sur le thème : "Pour une rhétorique de la réception du texte numérique".
— Le Forum Changer d’ère du 05 juin 2013 à la Cité des Sciences et de l’Industrie (Paris) qui ambitionne de s’inscrire dans le sillage du Groupe des Dix.  
— Les journées Futur en Seine au CentQuatre…  
— Enfin, le cycle « Histoire(s) de livre » à la Bibliothèque de l’Arsenal.
 
La voie du rêve…
  
Tout cela pourrait se résumer en une seule phrase : il nous faut déglacer notre rapport à la lecture sans surévaluer le numérique.
Et se décliner ainsi, sous la forme d’une liste de pistes et d’interrogations aux carrefours :
— Quel devenir pour les mots, le langage alphabétique, versus les codes numériques, la contamination algorithmique ? Une ère post-alphabétique, logiquement probable, est-elle imaginable pour nous ?
— Les livres communicants et intelligents, dotés potentiellement d’une “couche” d’intelligence artificielle, pourront être des organes exogènes. Pourront-ils être des satellites cérébraux ? Des moyens de transports au sein des contrées non-matérielles de l’imaginaire, par exemple ?
De nouveaux dispositifs de lecture pourraient être conçus comme des orthèses (appareils destinés à soutenir une fonction déficiente) pour documenter nos environnements de plus en plus complexes.
— Si nous admettons l’hypothèse transhumaniste, des lecteurs pourraient-ils coloniser des fictions ?
— Les nouveaux dispositifs de lecture qui pourraient être mis au point au cours des prochaines décennies nécessiteront-ils une plus grande coopération des lecteurs ? Je pense notamment à une “trêve d’incrédulité” pour véritablement accepter de “vivre en fiction”, de vivre dans une fiction (transmédia) comme s’il s’agissait d’une réalité (et si c’était déjà plus ou moins le cas ?).
— Nous devrions éviter la conception de dispositifs de lecture qui se défendraient des lecteurs et qui ne feraient que s’entre-lire, s’actualiser et s’augmenter entre eux en évitant le rapport aux scripteurs et aux lecteurs humains (problématique M2M)…
— Les brain-readers seront-ils les dispositifs de lecture du troisième millénaire ? Lire les images mentales générées lors de notre lecture (les processus hallucinogènes de la lecture immersive sont-ils proches de ceux de l’activité onirique ?). Quelles passerelles entre les images mentales et les images de synthèse ?
— Nous devrions aussi prendre garde aux dispositifs qui lisent les lecteurs que nous sommes. (De qui, de quoi sommes-nous les livres ?) (De plus en plus souvent j’entends parler de “lecteurs”, non plus pour désigner des humains qui lisent, mais des machines à décoder ceci ou cela !)
— Dans l’hypothèse d’une fin du monde terrestre des lecteurs pourraient-ils émigrer dans un univers inter, ou trans, ou métafictionnel, purement narratif ? Serait-ce alors la première fois ?
— Ne sommes-nous pas manipulés par, d’une part, le fantôme du papier, d’autre part, le fantasme du numérique ? En quoi l’interface du codex serait-elle indépassable ? Qu’allons-nous gagner et qu’allons-nous perdre en articulant nos pratiques de lectures à de nouveaux dispositifs ?
— Peut-on fonder la réflexion stratégique, la R&D des nouveaux dispositifs de lecture sur la notion de page-écran ? Il sera un jour aussi stupide de parler de l’une que de l’autre, tant ces interfaces seront alors dépassées (question des brain-readers, des lunettes ou des lentilles de réalité augmentée…).
— Quelle est déjà la part aujourd’hui dans nos pratiques de lecture numérique de l’influence des lecteurs non-humains qui agissent sur la diffusion des textes, leur circulation jusqu’à nous et leur ordonnancement ?
— Les territoires numériques (digitaux, metaverse…) sont-ils des “hors-soi”, ou, des “en-soi-écran” ?
— Passerons-nous simplement au cours du siècle de la monotonie de l’imprimé à la saturation du numérique (big data) ?
— etc.
 
La fin du rêve…
 
Quels constats tirer de toutes ces pistes de réflexion ?
Il me revient d’abord en mémoire cette déclaration de Geneviève Ferone au cours du Forum Changer d’ère : « Le premier qui bouge est dans une situation sacrificielle. ».
Je constate ensuite que tant les recherches littéraires au sens large, que les arts et notamment les arts numériques, sont plus avancés que les productions éditoriales bridées par les objectifs et les contraintes économiques.
L’interprofession du livre s’est au fil des siècles fortement structurée autour du marché du livre, et non pas en système innovant au service de l’étude de la lecture, son inscription et ses influences sur l’anthropocène.
Aujourd’hui la recherche et l’innovation au service de la lecture viennent des neurobiologistes et des cogniticiens, des designers et des artistes, de certains prospectivistes et de certains philosophes, de pionniers des territoires digitaux, de certains auteurs et de certains lecteurs. C’est pourquoi ma veille prend de plus en plus des chemins buissonniers et fait un grand détour quand elle s’approche de Saint-Germain-des-Prés.

lundi 1 juillet 2013

Des sources imaginaires de la prospective du livre...


L'imaginaire borgésien est certainement une des sources de la prospective du livre et de la lecture dans mon propre imaginaire.
Cette déclaration sereine en entrée de la nouvelle de 1975, Le livre de sable (dans le recueil éponyme) : « La ligne est composée d’un nombre infini de points ; le plan [la page] d’un nombre infini de lignes ; le volume, d’un nombre infini de plans [de pages] ; l’hypervolume, d’un nombre infini de volumes. » annonçait 
ce que nous vivons en ce début de 21e siècle, ces décevants dispositifs de lecture qui envahissent le champ du livre imprimé, ces tablettes écrans d’une seule et unique "page" réinscriptible, voire aussi le Web sémantique qui émergerait effectivement comme un hypervolume infini.
  
Durant ce troisième millénaire l’objet livre avec ses avatars multiples pourrait-il échapper au temps, passer des hypertextes aux hyperlivres ? Voire à un hyperlivre unique ?
Dans le labyrinthe de sa propre œuvre (?), qui pourrait en elle-même être bibliothèque d'une des villes invisibles d'Italo Calvino, bibliothèque-ville ou ville-bibliothèque, et qui s’élève en spirale autour de l’axe de la littérature, de la littérature fondée sur la production vivante de signes écrits et comme vivants eux aussi, bel et bien, d'une littérature vive conçue comme une mémoire collective partagée (« Les mots sont des symboles qui postulent une mémoire partagée. » écrit-il dans Le Congrès), dans ce labyrinthe les livres y figurent comme autant de bibliothèques labyrinthiques. Des livres dans les bibliothèques, nous accéderions finalement à toutes les bibliothèques dans Le Livre Unique. Volume ou rouleau infini ? Flux insaisissable ?
 
Le livre de sable est, avec La bibliothèque de Babel (écrite en 1941 et éditée en 1944), le texte qui à ma connaissance a le plus de liens avec ce que nous commençons à vivre.
Nous pouvons y ajouter Le Congrès (dans le recueil Le livre de sable). Il y est aussi question d‘une bibliothèque, de “La bibliothèque du Congrès du Monde”, laquelle n’est pas sans nous rappeler les ambitions de quelques projets contemporains.
Depuis la plus haute Antiquité le rêve d’une bibliothèque universelle hante les esprits fous de livres et de lectures. 
Pour les responsables du Congrès imaginé par Borges : « La bibliothèque du Congrès du Monde ne pouvait s’en tenir à des ouvrages de consultation et [que] les œuvres classiques de tous les pays et de toutes les langues constituaient un véritable témoignage que nous ne pouvions négliger sans danger. ».
La Bibliothèque de Babel n’est pas aujourd’hui sans nous rappeler les gigantesques data-centers des géants de l’électronique mondiale et de l’entertainment réunis, où chaque "livre" numérique est une infinie suite de 0 et de 1.
« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries [écrit Borges dans ce texte], avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. […] Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. […] À proximité passe l'escalier en colimaçon, qui s'abîme et s'élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie ; si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre... Des sortes de fruits sphériques appelés lampes assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante... » (Extrait de La Bibliothèque de Babel, 1941, in Fictions, trad. N. Ibarra revue par J.P. Bernés).
 
Je trouve ainsi naturellement chez Borges une dimension prophétique qui va au-delà de ce qu'Albert Robida écrivait en 1892 dans La vie électrique : « Ce que je pense de la destinée des livres, mes chers amis ? Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, et que les progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdisent de croire, que l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude… ».
Borges a, à mes yeux, une dimension prophétique.
Dans ses contes et nouvelles oniriques, il prédisait simplement et raisonnablement ce que des prospectivistes aujourd’hui prévoient pour un avenir... qui se rapproche chaque jour de plus en plus.
 

dimanche 30 juin 2013

Les crimes contre les livres sont des atteintes aux lecteurs

Difficile souvent, au travers de ce que le livre imprimé est devenu de nourrir une nostalgie.
Il y a un vide -une zone de silence, que l'industrialisation des procédés a creusé. Depuis longtemps il y a un crime contre les livres qui est une atteinte aux lecteurs.
Pourquoi taire que les livres numérisés y participent, ne sont que les métastases de cette surproduction effrénée des livres et que la lecture s'y épuise.
Avec la fin du feuilletage la lecture nous file entre les doigts, la lecture sur écran échappe à nos yeux, elle fuit ailleurs, mais où ?
Où la lecture pourrait-elle poursuivre son besoin ou son rêve de livres ?

 Photo Licence domaine public CC0 1.0
 

samedi 29 juin 2013

L'après lire

Il y a des moments dans la vie des lecteurs, qui succèdent à l'ivresse d'avoir vécu d'autres vies, d'avoir parcouru d'autres mondes, et qui laissent une sensation de vide, comme une esplanade nettoyée par la pluie, avec une clarté, une tranquillité, une plus grande acuité de vision d'odorat d'ouïe sur les réalités du monde.
C'est à la culture de ces moments-là que l'édition du 21e siècle devrait s'attacher.

Photo Licence domaine public CC0 1.0
 

lundi 24 juin 2013

Actualisation de la liste des 135 acteurs francophones de l'édition numérique

 
135 entreprises concernées
 
(Rappel : ce listing participe de mon travail de veille stratégique et technologique, il n'a pas vocation à servir d'annuaire et ne constitue en aucun cas une recommandation.)
 

vendredi 21 juin 2013

Peut-on encore lire ? Participez à la conversation...

J'ai le plaisir d'annoncer la publication de Peut-on encore lire ? en collaboration avec Marc-André Fournier à son enseigne des Guides MAF.
De quoi s'agit-il ?
La
description du livre sur la boutique d'iTunes est la suivante et elle est juste : 
 

"Le livre numérique n'est pas qu'une question de support. Il soulève aussi des questions d'écriture, de lecture.
Deux points de vues sont proposés dans cet ouvrage.
L'un, empirique, dévoile les voies explorées par un auteur hypermédia pour aborder de nouveaux continents.
L'autre, réflexif, se pose la question du devenir de la lecture au regard des expériences menées aujourd'hui, du patrimoine littéraire existant.".

Le premier point de vue, celles et ceux qui suivent l'actualité des mutations à l'oeuvre dans le monde du livre et de la lecture l'auront compris, est celui de Marc-André, le second est le mien, celui d'un prospectiviste du livre qui n'est ni dans le camp de ceux de l'imprimé ni dans celui de ceux du numérique, mais qui se questionne et interroge ses contemporains sur le devenir de la lecture au cours de ce 21e siècle.
  
 
Je précise en introduction de ma partie intitulée L'Auteur en Prométhée de quoi il retourne en vérité.
" Cela fait quelques années que je suis attentif au travail de Marc-André Fournier et qu’il m’entretient de temps en temps de l’avancée de ses travaux et de ses explorations d’auteur pour utiliser les outils informatiques au service de son inspiration et de son projet.
Mais quel est-il ce projet ?
Ce serait un projet global d’écriture dont la ligne, oserais-je dire : “politique”, et définie avec mon vocabulaire et d’après mon point de vue, serait peut-être la suivante : prenant acte des changements des pratiques de lecture dans nos sociétés du 21e siècle, où les écrans deviennent les principaux supports et où l’image animée et sonorisée supplante le texte, l’auteur se doit d’écrire, non plus pour des lecteurs, mais pour des “médianautes”, l’écriture doit d’emblée être multimédia et ces apports autres que le texte sont des enrichissements.
Dans une société française pourvue d’un ministère de la culture et de la communication, au sein duquel le livre et la lecture relèvent d’une direction générale des médias et des industries culturelles, la posture pourrait certes être d’avenir, si elle ne se heurtait d’entrée de jeu à plusieurs obstacles.
[...]
J’observe donc ainsi depuis quelques années les efforts de Marc-André Fournier pour parvenir à cette écriture, j’observe avec sympathie, mais cependant, je le reconnais, avec une certaine réserve aussi.
Pourquoi ?
Je suis intéressé, mais je ne suis pas séduit.
Pourquoi suis-je réservé, alors que l’ambition et les efforts qu’il produit sont louables et a priori qu’ils se déploient dans une perspective qui devrait séduire un chercheur en prospective du livre ?
C’est en somme pour éclaircir cette zone d’ombre que j’ai accepté de répondre favorablement à son invitation de réagir ici à son texte “Une écriture pour Médianautes”.
Notre conversation au long cours, entrecoupée régulièrement de quelques mois sans nouvelles l’un de l’autre, sinon de se suivre par l’entremise de nos blogs respectifs et des réseaux sociaux, et se renouant toujours à Saint-Germain-des-Prés à une terrasse de café en lisière du jardin du Luxembourg, cette conversation pouvait-elle, peut-elle, demeurer stérile ?
N’aurait-elle aucun sens ?
Parlons-nous lui et moi de la même chose ?
Ou bien n’est-ce qu’un dialogue de sourds ?
C’est vous, lecteurs de ce petit essai à quatre mains et deux claviers, qui pourrez peut-être nous le dire…
"
(Extrait de l'introduction de ma partie, en réponse au texte Une écriture pour médianautes de Marc-André Fournier).
 
Ne nous ménagez pas vos critiques, elles nous font progresser. Merci.
  
Photos, de haut en bas : couverture du livre, captures d'écrans des deux parties, Lorenzo Soccavo à la terrasse de la brasserie Le Rostand face au Jardin du Luxembourg, photo DR Cathy Legendre.
 

jeudi 20 juin 2013

Réaliser la bibliosphère

J'ai eu le plaisir de participer à la deuxième édition revue et augmentée du Médiathème de l'Association des bibliothécaires de France consacré aux Outils du web participatif en bibliothèque, sous la direction de Franck Queyraud et Jacques Sauteron.
Mon texte, titré : Réaliser la bibliosphère a pour ambition de revenir rapidement sur le concept de bibliosphère que j'ai lancé en 2010 dans un petit essai baptisé De la bibliothèque à la bibliosphère (Morey éd.).
La bibliosphère est aujourd'hui pour moi une déclinaison naturelle de la biosphère, la sphère dynamique du vivant qui doit naturellement lire, déchiffrer, décoder son environnement, pour le documenter et y survivre.
"L'idée même de bibliosphère sous-entend que les bibliothécaires se libèrent en fait de la chaîne du livre pour s'investir personnellement et collectivement dans l'écosystème numérique global qui prend forme."
Ma conclusion à cet article est que "La bibliothèque utopique, la bibliosphère, sera partout et nulle part. Elle sera surtout là où il y aura un(e) bibliothécaire connecté(e) et conscient(e) de ses missions. C'est cela la bibliosphère, et ce seront les bibliothécaires qui la réaliseront."
 
Sur le même sujet sur ce blog :