lundi 1 juillet 2013

Des sources imaginaires de la prospective du livre...


L'imaginaire borgésien est certainement une des sources de la prospective du livre et de la lecture dans mon propre imaginaire.
Cette déclaration sereine en entrée de la nouvelle de 1975, Le livre de sable (dans le recueil éponyme) : « La ligne est composée d’un nombre infini de points ; le plan [la page] d’un nombre infini de lignes ; le volume, d’un nombre infini de plans [de pages] ; l’hypervolume, d’un nombre infini de volumes. » annonçait 
ce que nous vivons en ce début de 21e siècle, ces décevants dispositifs de lecture qui envahissent le champ du livre imprimé, ces tablettes écrans d’une seule et unique "page" réinscriptible, voire aussi le Web sémantique qui émergerait effectivement comme un hypervolume infini.
  
Durant ce troisième millénaire l’objet livre avec ses avatars multiples pourrait-il échapper au temps, passer des hypertextes aux hyperlivres ? Voire à un hyperlivre unique ?
Dans le labyrinthe de sa propre œuvre (?), qui pourrait en elle-même être bibliothèque d'une des villes invisibles d'Italo Calvino, bibliothèque-ville ou ville-bibliothèque, et qui s’élève en spirale autour de l’axe de la littérature, de la littérature fondée sur la production vivante de signes écrits et comme vivants eux aussi, bel et bien, d'une littérature vive conçue comme une mémoire collective partagée (« Les mots sont des symboles qui postulent une mémoire partagée. » écrit-il dans Le Congrès), dans ce labyrinthe les livres y figurent comme autant de bibliothèques labyrinthiques. Des livres dans les bibliothèques, nous accéderions finalement à toutes les bibliothèques dans Le Livre Unique. Volume ou rouleau infini ? Flux insaisissable ?
 
Le livre de sable est, avec La bibliothèque de Babel (écrite en 1941 et éditée en 1944), le texte qui à ma connaissance a le plus de liens avec ce que nous commençons à vivre.
Nous pouvons y ajouter Le Congrès (dans le recueil Le livre de sable). Il y est aussi question d‘une bibliothèque, de “La bibliothèque du Congrès du Monde”, laquelle n’est pas sans nous rappeler les ambitions de quelques projets contemporains.
Depuis la plus haute Antiquité le rêve d’une bibliothèque universelle hante les esprits fous de livres et de lectures. 
Pour les responsables du Congrès imaginé par Borges : « La bibliothèque du Congrès du Monde ne pouvait s’en tenir à des ouvrages de consultation et [que] les œuvres classiques de tous les pays et de toutes les langues constituaient un véritable témoignage que nous ne pouvions négliger sans danger. ».
La Bibliothèque de Babel n’est pas aujourd’hui sans nous rappeler les gigantesques data-centers des géants de l’électronique mondiale et de l’entertainment réunis, où chaque "livre" numérique est une infinie suite de 0 et de 1.
« L'univers (que d'autres appellent la Bibliothèque) se compose d'un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries [écrit Borges dans ce texte], avec au centre de vastes puits d'aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. […] Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes. […] À proximité passe l'escalier en colimaçon, qui s'abîme et s'élève à perte de vue. Dans le couloir il y a une glace, qui double fidèlement les apparences. Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n'est pas infinie ; si elle l'était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ? Pour ma part, je préfère rêver que ces surfaces polies sont là pour figurer l'infini et pour le promettre... Des sortes de fruits sphériques appelés lampes assurent l'éclairage. Au nombre de deux par hexagone et placés transversalement, ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante... » (Extrait de La Bibliothèque de Babel, 1941, in Fictions, trad. N. Ibarra revue par J.P. Bernés).
 
Je trouve ainsi naturellement chez Borges une dimension prophétique qui va au-delà de ce qu'Albert Robida écrivait en 1892 dans La vie électrique : « Ce que je pense de la destinée des livres, mes chers amis ? Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point, et que les progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdisent de croire, que l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en désuétude… ».
Borges a, à mes yeux, une dimension prophétique.
Dans ses contes et nouvelles oniriques, il prédisait simplement et raisonnablement ce que des prospectivistes aujourd’hui prévoient pour un avenir... qui se rapproche chaque jour de plus en plus.
 

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