Le texte proposé ci-après : "Réaliser la bibliosphère", est extrait de ma contribution à la 2e édition revue et augmentée du manuel pratique de l'Association des Bibliothécaires de France (ABF) dans la collection Médiathèmes : Outils du web participatif en bibliothèque (juin 2013), sous la direction de Franck Queyraud et Jacques Sauteron.
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"J’ai lancé le concept de bibliosphère en 2011 dans un
petit essai baptisé : De la bibliothèque à la bibliosphère, et depuis
j’en perçois l’émergence avec une curiosité sans cesse accrue.
Une observation attentive, une veille technologique
et stratégique au niveau de la détection des signaux faibles et des tendances
émergentes, qui se manifestent notamment aux niveaux des pratiques de lecture
et de recherches d’informations, nous incitent en effet à dépasser de plus en
plus la perspective médiologique traditionnelle. Si différentes médiasphères se
succèdent bien dans le temps sans se remplacer : la logosphère
(communication orale), la graphosphère (écrit et imprimé), la vidéosphère
(photographie et vidéo), et maintenant l'hypersphère ou la cybersphère des réseaux
numériques, les supports eux changent, et les processus aujourd’hui fusionnent dans
les infrastructures comme dans les usages. Nous rapprocherions-nous d’une noosphère,
sphère de la conscience pour Teilhard de Chardin ?
L’émergence de la bibliosphère
La bibliosphère est pour moi une
déclinaison naturelle de la biosphère, la sphère dynamique du vivant qui doit
naturellement lire, déchiffrer et documenter son environnement pour y survivre.
Elle est la conséquence de la période des e-incunables que nous traversons et
qui s’exprime par les effets cumulés de la métamorphose des livres et autres
supports de textes en tant que contenants, et de la volatilité des livres et
des textes en général, en tant que contenus.
L’ensemble de ce Médiathèmes consacré
aux outils du web 2.0 en bibliothèques en atteste : de nouveaux outils et
de nouvelles pratiques révolutionnent notre rapport aux livres. Les lycéens
d’aujourd’hui se tournent plus vers Wikipédia et Google que vers le
bibliothécaire. Les plus jeunes, qui ont leurs premiers contacts avec
l’écriture et la lecture sur des tablettes multimédia connectées, ne se
tourneront plus spontanément vers des supports imprimés lorsqu’ils seront plus
âgés.
C’est dans ce monde en pleine mutation
que nous devons réinventer la bibliothèque.
L’idée même de bibliosphère sous-entend
que les bibliothécaires se libèrent en fait de la chaine du livre pour
s’investir personnellement et collectivement dans l’écosystème numérique global
qui prend forme.
[...] Il existe dans le cyberespace de plus
en plus de bibliothèques numériques qui n’ont pas d’existence architecturale
sur nos territoires, tandis que l’hybridation
entre les plans physiques et numériques de nos existences est de plus en plus
flagrante. [...]
Les bibliothécaires face aux robots
Nous avons des robots une image
anthropomorphique et simpliste. Certes, nous n’en voyons pas patrouiller dans
nos villes, mais cependant ils sont de plus en plus nombreux à s’immiscer dans
nos vies.
Tous les jours nous recherchons des
informations sur le web, nous écrivons et nous communiquons par le truchement
d’interfaces (de messageries électroniques, de publications en ligne…), de plus
en plus souvent nous constatons que des algorithmes corrigent ce que nous
tapons sur nos claviers, supputent et complètent nos requêtes, les orientent,
nous recommandent, par exemple, tel ou tel livre, en fonction de notre profil,
de nos choix antérieurs ou de ceux de notre réseau de contacts. [...] L’aphérèse du
terme “bot” exprime parfaitement l’invisibilité de ces robots au service de stratégies
souvent commerciales.
La formule sous-tendue dans l’algorithme de Google,
que le plus intéressant est ce qui est le plus cité et que ce qui est le plus
cité est le plus important, est contraire à l’esprit humaniste. Le procédé est
en fait intrinsèquement vicié par une spéculation financière sur des “mots
clés” à partir d’un algorithme d’enchères rapportant à Google un chiffre
d’affaire en milliards de dollars par an.
Aussi, les bibliothécaires doivent-ils
prendre garde à ne pas devenir les agents d’entreprises commerciales.
L’indispensable appropriation des outils informatiques devrait justement leur
permettre de s’en affranchir.
La bibliothèque utopique
Dans ce contexte le plus difficile pour les
bibliothécaires est de rester des médiateurs de l’écrit tout en s’adaptant au
monde nouveau. S’approprier les outils du web 2.0 certes, mais aussi se
recentrer sur ses valeurs fondamentales : la préservation, la médiation et
la transmission.
Tout n’est pas et tout ne sera pas numérisé. Une des
missions prioritaires des bibliothécaires doit rester je pense la sauvegarde du
patrimoine écrit. Mais aussi il leur faut pouvoir maintenant distinguer les
productions humaines de celles de robots logiciels, authentifier les ressources
numériques, et, surtout, favoriser le partage des savoirs en s’opposant à la
commercialisation des contenus patrimoniaux et aux restrictions du domaine
public, favoriser les ressources sous licences
libres et la défense des biens communs de la connaissance.
[...] Entre documentaliste et
expert du web, le bibliothécaire du 21e siècle devra assumer un rôle de gardien
de la tradition écrite. Voir dans les usagers des “cherchants”. Défendre les droits
des lecteurs. Redevenir le sachant qu’il était avant l’imprimerie. Devenir un
expert de référence dans une société ultra-technicisée au sein de laquelle il
sera de plus en plus primordial de disposer à temps de la bonne information.
La bibliothèque utopique, la bibliosphère, sera
partout et nulle part. Elle sera surtout là où il y aura un bibliothécaire
connecté et conscient de ses missions.
C’est
cela la bibliosphère, et ce seront les bibliothécaires qui la réaliseront."
(Source : extrait de ma contribution au Médiathèmes #10 de l'ABF, pp. 149-151).
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