lundi 19 mai 2014

L'édition numérique : un colonialisme ?

Je n'avais pas lu fin 2013 l'essai du philosophe et enseignant Roberto Casati, sous-titré : Manifeste pour continuer à lire, chez Albin Michel, l'éditeur historique de L'apparition du livre de 1958, sous les plumes de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin. Clairement, le passage du manuscrit au livre imprimé leur pose moins de problèmes à aborder, que celui de l'édition imprimée à l'édition numérique. Ce qui est logique.
Je ne l'avais pas lu car je me fie à mon instinct et à mon intuition dans le choix de mes lectures. J'ai fréquemment recours aussi à la sérendipité, attitude d'esprit que je développe en tant que chercheur en prospective du livre et de la lecture et en tant que cherchant sur des voies davantage spirituelles.
 
On me l'a prêté. Alors je l'ai lu. Mais de fait je ressens un malaise à la lecture de cet essai.
Pourquoi ?
Difficile à exprimer.
Son auteur est sans conteste possible intelligent et cette intelligence le force à une ouverture d'esprit que je ne peux que saluer. L'impression de gêne que je ressens vient peut-être seulement de son effort, qui justement me semble perceptible, palpable presque entre les lignes, par exemple dans son insistance curieuse tout au long du livre à clamer qu'il n'est pas un "luddiste". En devançant une attaque, à ma connaissance informulée à son égard, et qui en tous cas ne me serait personnellement pas venue à l'esprit, il crée le doute, la suspicion. Dès lors je relève d'étranges anomalies dans son argumentation.
 
Une pensée magique
  
Un exemple ?
Après une intéressante présentation des recherches de Dana Ballard et de son équipe, qui montrent que "lorsqu'un sujet doit reproduire une certaine configuration de blocs (par exemple, deux pyramides au-dessus de trois cubes à côté d'une sphère) en se servant de blocs dans le désordre, il préférera déplacer son regard en faisant des allers-retours [...] plutôt que de mémoriser le modèle à reproduire..." et l'évocation de ce que cela pourrait nous enseigner sur les arts de la mémoire : le fait que dans certaines situations "il soit moins coûteux pour le cerveau de consulter [...] le monde extérieur que d'élaborer une représentation interne du monde", l'utilisation du monde matériel comme "succédané de mémoire externe" économisant le recours à notre mémoire interne, la conclusion de notre auteur est, je cite : "qu'il est bon de s'entourer d'étagères bourrées de livres que nous avons déjà lus. La simple vue des livres suffit à activer notre mémoire." (page 53, c'est moi qui souligne cette dernière phrase qui me semble relever ni plus ni moins que de la pensée magique !). 
 
Je pourrais ainsi relever plusieurs raccourcis saisissants qui ne me semblent pas très honnêtes intellectuellement. Un autre exemple (page 65) : "Ce n'est pas parce qu'on aura vu une adaptation cinématographique qu'on aura lu le livre. Et ce n'est pas parce qu'on aura lu un livre de Kundera sous format numérique [...] qu'on aura pour autant vraiment lu un livre de Kundera...". Allons donc ! Cela va à l'encontre de mon expérience personnelle de lecteur : j'éprouve davantage de plaisir à lire, par exemple, L'insoutenable légèreté de l'être en version imprimée que sur une des "liseuses" dont je dispose, soit, mais, force m'est de reconnaître et de clamer que si je lis le roman sur "liseuse" je le lis bel et bien, au point, j'en ai plusieurs fois vécu l'expérience d'en oublier, pris par la lecture, les désagréments de la "liseuse" (vous remarquerez que je mets d'ailleurs le terme entre guillemets, cela n'est pas innocent). Que Milan Kundera refuse la diffusion de ses livres en formats numériques ne change rien à l'affaire en l'occurrence.
Certes, comme Roberto Casati le formule avec justesse : "La lecture est une expérience complexe ; elle ne se résume pas à avoir accès à un texte.", mais il faudrait je pense argumenter autrement cette vérité !
Cet essai sent le livre militant je trouve et en tant que chercheur indépendant je ne (me) donne pas dans le militantisme.
  
Des avantages cognitifs du rouleau de papyrus
 
Ma réponse sera la suivante... Le 04 juin 2007 j'avais écrit à la demande de Bernard de Fréminville pour le Colloque Alire-Dilicom : "Les nouveaux supports numériques du texte - Impacts sur le commerce du livre", le texte suivant qui y fut lu par Hervé Falloux :

« Vous me reconnaissez ? Non, bien sûr. Déjà à Rome je n’étais qu’un simple citoyen. Mais un citoyen amoureux des livres et des textes. J’ai toujours été persuadé que jamais les hommes ne trouveraient un moyen plus habile que le volumen pour faciliter la lecture et la diffusion du savoir. Mon nom n’est pas rentré dans l’histoire, mais j’étais d’une bonne famille et depuis mon plus jeune âge j’avais été habitué à manier délicatement des rouleaux de papyrus.
J’ai toujours pensé que le rouleau-livre était la forme ultime : la forme la plus parfaite pour le lecteur. Ce support s’imposait naturellement comme le véhicule de la pensée hellénistique et les plus grands textes littéraires romains y trouvaient leur juste place. Le papyrus, que nous importions alors d’Égypte était une matière noble, les Grecs la nommaient biblyos, et son assemblage en rouleau relevait d’un artisanat hautement qualifié.
Les tablettes réinscriptibles, enduites de cire, ne convenaient que pour les comptes ou la correspondance, mais, l’acte de lire exigeait assurément un support plus noble et plus pratique.
Car à Rome, la lecture n’était pas un acte anodin. Pour lire un livre il fallait prendre un rouleau dans la main droite, puis, il fallait le dérouler lentement de la main gauche, au rythme de sa lecture, puis, enrouler de nouveau graduellement la portion du texte lu, et ainsi le lecteur progressait, porté par une lecture en continu du texte qui se déroulait sous ses yeux comme une mélopée se serait développée à ses oreilles.
Son corps et toute son attention de lecteur étaient sans cesse sollicités. Il ne nous était guère possible de lire et d’écrire en même temps, de lire et de laisser notre esprit divaguer. Pour confronter différentes parties d’un même rouleau, ou bien des textes inscrits sur différents rouleaux, il nous fallait faire appel à notre mémoire. Il nous fallait être patients et attentifs, tout entiers dans l’acte de lecture. Lire, pour nous Romains, c’était comme naviguer sur un fleuve.
Le feuilletage, que quelques-uns appelaient alors de leurs vœux, aurait fait des lecteurs des visiteurs hagards et pressés, ballottés par des flots de textes saccadés sur des embarcations éphémères. Cette lecture fragmentée aurait été hautement nuisible à la perception globale des œuvres et à leur mémorisation. Avec les pages, la capacité de texte aurait été beaucoup trop grande pour un lecteur honnête. Tourner à toute allure des pages d’une seule main, est-ce seulement pensable ?
Leur fameux codex aurait nécessité une reliure solide qui aurait alourdi le livre, il serait devenu moins maniable, et puis leur parchemin aurait été un support ô combien plus onéreux que le papyrus et dont la production aurait remise en cause tout le commerce et l’artisanat du livre-rouleau.
Facilement transportables dans des écrins cylindriques richement ornés, facilement ordonnés à plat dans des casiers fixés aux murs, les volumens avaient une suprématie indéniable face à l’avenir toujours incertain. Changer de support n’est guère une saine tentation pour un citoyen honnête. Oui, je suis heureux d’être mort avec cette certitude, et avec dans les bras un volumen, symbole de savoir et d’autorité. »
 
Telle est donc, en toute sympathie, ma réponse à monsieur Casati ;-)

samedi 17 mai 2014

Edition numérique francophone indépendante : un soufflé qui retombe ?


J'ai actualisé une nouvelle fois la liste des éditeurs numériques francophones.
Une trentaine en avril 2011, cent soixante référencés à ce jour de mai 2014 et, ce que je constate à mon niveau : un fort ralentissement dans le nombre de nouveaux entrants.
 

Au moins quatre causes à cela :
  
- Le peu d'aide au lancement et au développement de telles structures innovantes dans un secteur culturel dont la préoccupation principale est de prolonger le présent le plus longtemps possible...
- Des nouveaux dispositifs de lecture mal conçus en termes de pensée design et d'ergonomie...
- La puissance commerciale et financière léonine des industries culturelles qui accaparent et orientent le marché grand public à leur bénéfice et au détriment des acteurs indépendants...
- Le recours massif des auteurs putatifs à des prestataires de services et le développement du nombre d'auteurs-éditeurs qui ne recourent plus à l'édition qu'elle soit imprimée ou numérique...
Il faut y ajouter au moins je pense la somme des incertitudes actuelles sur ce qui sortira à terme comme nouvelle(s) forme(s) de narration du creuset des nouveaux dispositifs et des nouvelles pratiques de lecture.
L'avenir s'annonce donc passionnant !

vendredi 9 mai 2014

La prospective stratégique en action

C'est avec un réel intérêt que j'ai lu ces dernières semaines l'ouvrage collectif : La prospective stratégique en action, sous la direction de Philippe Durance et paru en février dernier aux éditions Odile Jacob.
Plus d'une vingtaine de spécialistes reconnus interviennent dans ce livre qui : " À l’occasion du passage de témoin entre les chaires de prospective stratégique et de développement durable au sein du Conservatoire national des arts et métiers, [...] poursuit quatre objectifs : faire le bilan de quarante ans de pratique de prospective, approfondir certains fondements, montrer l’actualité des méthodes et esquisser quelques pistes pour l’avenir. " (plus d'informations sur ce livre ici...).
Avec, entre autres, les signatures de Régine Monti, Michel Godet bien sûr - titulaire de la chaire de prospective stratégique au Cnam, Marc Mousli, Philippe Durance - titulaire de la chaire de Prospective et Développement durable, Cnam...) c'est là un ouvrage de référence pour qui voudrait saisir, à la fois l'histoire, la vivacité et le rayonnement de l'école française de prospective, qui se définit comme : une indiscipline intellectuelle. Une définition qui m'enchante et me convient parfaitement :-)
 
Bilan et perspectives pour la prospective... du livre
 
A l'invitation de quelques-uns des auteurs de ce livre écrit pour "penser et agir autrement", j'aurai le grand plaisir de participer le mercredi 14 mai 2014 à 19H00 à un Café de la prospective consacré à la présentation de la prospective du livre de la lecture et de l'édition.
Une belle occasion d'expliciter ma propre "indiscipline intellectuelle", le parcours d'autodidacte qui m'a conduit à définir et promouvoir une approche personnelle de la prospective appliquée aux changements des supports et des pratiques de lecture, une occasion aussi de préciser mes méthodes de travail et de veille stratégique, de faire le point sur les freins et les obstacles que je rencontre, mais aussi de tracer des perspectives d'avenir, d'évoquer comment pourraient évoluer le livre et son marché, et la prospective du livre également, et surtout enfin, l'occasion d'échanger et de discuter avec des professionnels et des passionnés de prospective, et, je n'en doute pas, du livre et de la lecture.

mardi 6 mai 2014

Projet de Manifeste pour un Ecosystème du Livre Equitable

 
En tant que lecteur et chercheur indépendant en prospective du livre, je suis contre les DRM et pour ce projet d'un Manifeste pour un écosystème du livre équitable, auquel j'ai réfléchi en compagnie d'Alexandre Girardot (éditeur chez Long Shu Publishing et auteur), Ayerdhal (auteur), Sara Doke (auteur et traductrice), Colette Vlérick (auteur, traductrice et directrice littéraire chez Long Shu Publishing) et Isabelle Marin (éditrice chez Les Netscripteurs).
Ce texte, que je vous invite à commenter et à soutenir, est en parfait accord avec les 14 nouveaux droits fondamentaux des lecteurs au 21e siècle sur lesquels je travaille depuis avril 2013.


samedi 26 avril 2014

De l'hypothèse Sapir-Whorf en prospective du livre

A la question : La prospective du livre et de la lecture devrait-elle prendre en compte l'hypothèse de Sapir-Whorf (HSW), laquelle peut se formuler simplement ainsi : les façons dont nous percevons le monde dépendent du langage que nous utilisons, la réponse serait : "Oui, évidemment !".
La corollaire étant que les langages créent des mondes.
Le court texte ci-après, intitulé "Seuils et avoisinances" est un pas de côté en prospective, pour approcher ce pouvoir créateur, modestement dans la filiation des Villes invisibles d'Italo Calvino.   
J'évoquais récemment ces pistes dans un autre post : Les processus de la lecture éclairés par la théorie des univers parallèles.
Cette démarche s'inscrit elle-même en parallèle, en marge, en complément, en écho... de la toute récente création de la Société Internationale de Mythanalyse par Hervé Fisher au Québec. 
 
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la surface des pensées...
" Les orygines sont une espèce d’antilopes particulièrement étranges. Leur viande est réputée immangeable à un point tel que même les grands carnivores ne les chasseraient pas. Pour autant les orygines ne pullulent pas. Elles ont, pour s’exprimer, le besoin de vastes espaces dépeuplés de toutes espèces animales. Longtemps les hommes ont cru que c’était au-dessus des nuages que les orygines galopaient en toute liberté, mais l’invention de l’aviation a tué ce mythe. S’il reste aujourd’hui des orygines elles sont certainement en nombre réduit, en petits groupes isolés, otages d’espaces confinés au sein desquels elles se morfondent.
  
Les hiéroglyphes sont des insectes sociaux des sables.
  
Les teyxtes sont des tissus algueux vivants qui se développent à la surface des pensées.
  
Les xylophones sont des mots entêtants qui empêchent de penser.
  
La rutylance est comme un sentiment exacerbé de certitudes acquises.
  
L’hydre, ce n’est pas la peine qu’elle finisse ses phrases. Elle en dit toujours trop.
  
Et puis les l’eytres, ces grands oiseaux qui planent au-dessus des étants."


mardi 22 avril 2014

Des avatars jouables des mondes numériques aux nouveaux usages

Je viens de lire l'ouvrage collectif récemment paru sous la direction d'Etienne Armand Amato et d'Etienne Perény, du Laboratoire Paragraphe de l'Université Paris 8, aux éditions Lavoisier : Les avatars jouables des mondes numériques.
Je l'ai lu avec la subjectivité, d'une part, d'un chercheur indépendant qui évolue en marge des instances universitaires, et, d'autre part, qui s'interroge et expérimente depuis 2006 les possibilités d'utiliser le truchement des avatars pour réhumaniser les médiations autour du livre et de la lecture au sein des bibliothèques et des librairies numériques gérées par des algorithmes (après MétaLectures, mon projet Bibliosphère s'inscrit dans cette dynamique).
Même s'il est regrettable que l'intelligence des auteurs de l'ouvrage en question se soit exercée presque uniquement sur le métavers Second Life et le MMORPG World of Warcraft, dont les noms mêmes stigmatisent l'imaginaire et orientent les possibles appropriations par les internautes, le fond du propos est cependant plutôt intéressant, bien que très "théorisant". 
 
Passer des avatars jouables aux avatars communicants
 
Pour ma part, à une réflexion thématique sur les "avatars jouables des mondes numériques", je préférerais de beaucoup des expériences pratiques sur... les avatars communicants des mondes immersifs.
L'avatar, en tant "qu'objet heuristique" et transversal sur lequel s'interrogent Amato et Perény depuis 2010, "présentifie l'internaute", c'est-à-dire, à mon humble avis, le projette dans un nouvel espace social au sein duquel il peut, à nouveau, "surfer" sur le web, en compagnie et/ou en mentor de ses pairs.
Je trouve vraiment dommage que les opensims soient ici à ce point négligés. (Etrangement, mais cela est souvent le cas avec les livres imprimés abordant les évolutions des usages liés à l'emploi d'outils numériques, le contenu apparait parfois en partie presque déjà dépassé.) La volonté manifeste de théorisation à outrance ne fait, selon moi, que renforcer cet effet.
L'ouvrage est sur ce point cependant sauvé par les contributions de Claire Sistach (dont la notion de "switch identitaire" a retenu toute mon attention) et de Yann Minh.
Il est important qu'un tel travail de conceptualisation se fasse versant francophone, mais il manque ici en l'occurrence, à la fois, des perspectives pluridisciplinaire et prospective, et une véritable synthèse cohérente. Dommage.
Le plus surprenant dans cet ouvrage est en fait... son prix. 97,00 euros (quatre-vingt dix-sept euros, oui), avec en plus quelques erreurs typographiques et une version numérique seulement au format PDF et... au même prix de 97,00 euros ! 
Cela fait cher pour 300 pages et quelques de réflexions, certes intéressantes, mais diluées par le jargon universitaire qui n'appelle pas un chat, un chat, mais, un felis silvestris catus.
Nos universitaires sont-ils des ca(c)tus pensants ? Et comment n'ont-ils pas pensé alors qu'un tel prix excessif ne pouvait que nuire à la transmission, notamment auprès des étudiants et des jeunes chercheurs ?
En tous cas, des "avatars jouables des mondes numériques", aux nouveaux usages d'un web social immersif, le chemin est long :-(

mardi 15 avril 2014

Intéressants échanges sur le site du Cerig, cellule de veille technologique de Grenoble INP-Pagora

En écho au petit-déjeuner que j'ai animé en mars dernier pour l'association Culture Papier, et dont le compte rendu est en ligne ici même : L'avenir du papier dans le futur du livre, nous avons eu envie avec Jacques de Rotalier, analyste reconnu dans le secteur des papiers graphiques, d'échanger nos points de vue sur le site du Cerig, la cellule de veille technologique de Grenoble INP-Pagora (Ecole internationale du papier, de la communication imprimée et des biomatériaux) qui accueille aimablement cet échange, merci à eux.
Pour lire mon texte : Le monde de l'autre côté de la page, et accéder aux chroniques de Jacques de Rotalier auxquelles il répond, il suffit simplement de suivre ce lien...